(« Le plan Marshall aide l’Europe » – « Pour la reconstruction de l’Europe,
avec l’aide des États-Unis ».)
Contrairement aux apparences, si les États-Unis ont décidé d’enquêter et de mettre au jour d’éventuels soutiens russes aux partis anti-européens, leur but n’est pas de protéger les Européens de quelque ingérence étrangère. C’est même plutôt l’inverse. Depuis soixante-dix ans, Washington manipule la politique de l’Europe de l’Ouest et empêche la mise en place d’une véritable démocratie.
Un article retentissant publié dans The Telegraph nous apprend que le directeur du renseignement états-unien a été récemment diligenté par le Congrès pour « mener une enquête de grande envergure sur le financement occulte de partis politiques européens par la Russie au cours de la dernière décennie [1] ». Cette révélation, une fuite contrôlée, classique du genre, a pour but de mettre en garde toutes les entités politiques européennes insoumises, fortifiées par le soutien populaire, et de les inciter à revoir à la baisse leurs ambitions de rééquilibrage de la souveraineté de leur État au sein de l’Union européenne. Le parti Jobbik en Hongrie, Aube dorée en Grèce, la Ligue du Nord en Italie et le Front national en France sont explicitement cités dans la liste des suspects. L’article laisse entendre que d’autres partis en Autriche, en République tchèque et aux Pays-Bas, sans être cités nommément, font l’objet des « investigations des services de renseignement US ». Même le nouveau chef du Parti travailliste britannique, Jeremy Corbyn, est suspecté de s’amouracher des Russes. Le message est clair : toute personnalité politique qui ose remettre en cause l’expansion de l’OTAN vers l’est, les mesures de sanctions envers la Russie ou la position actuelle de l’Europe dans le conflit ukrainien est considérée comme un agent, de plein gré ou à son insu, de la guerre multiforme menée par la Russie.
Tout cela serait amusant si ce n’était pas dangereux. À la vérité, tout observateur impartial se poserait quelques questions élémentaires : pourquoi les agences de renseignement états-uniennes s’intéressent-elles donc tant aux enjeux de la sécurité intérieure en Europe ? N’est-ce pas les mêmes agents qui financent, recrutent et manipulent d’innombrables personnes, organisations politiques et médias européens ? Pourquoi les États-Unis lèvent-ils si ostensiblement le voile sur leur domination sur l’Europe ?
La réponse politiquement correcte à ces interrogations s’articule autour du rôle salvateur des États-Unis en Europe contre la « menace communiste » après la Seconde Guerre mondiale, où ils ont permis une reprise rapide de l’économie et de la protection que leur parapluie nucléaire garantit encore aujourd’hui sur le continent. Peut-être. Mais l’analyse du contexte historique commence avec le plan Marshall. D’abord, parce qu’il ne fut lancé qu’en 1948. La capitulation nazie datant de mai 1945, un lecteur mal informé pourrait en déduire que les États-Unis travaillaient depuis trois ans à la préparation de ce programme d’investissements massifs pour l’Europe… et il aurait tort. Lors de la seconde conférence de Québec en septembre 1944 (portant le nom de code « Octogone »), le Président des États-Unis, F. D. Roosevelt, et son secrétaire au Trésor, Henry Morgenthau Jr, soumirent au Premier ministre britannique, Winston Churchill, leur programme post-capitulation pour l’Allemagne [2]. Ce document secret envisageait la partition et la démilitarisation complète de l’État allemand. Il prévoyait la division de l’Allemagne en deux États indépendants. Les centres miniers et industriels, dont le protectorat de Sarre, la Ruhr et la Haute-Silésie devaient être internationalisés et annexés par la France ou la Pologne. En voici quelques extraits :
Les forces armées [états-uniennes] entrant dans les zones industrielles [allemandes] devront procéder à la destruction de toutes les usines et de tous les équipements qui ne pourraient pas être immédiatement déplacés.
Dans un délai de six mois après l’arrêt des hostilités, toutes les usines et tous les équipements industriels qui n’auraient pas été détruits par l’armée seront tous soit démantelés ou déplacés hors zone, soit complètement détruits.
La population de ces régions sera informée que, désormais, aucune industrie ne sera autorisée à s’implanter dans les zones démantelées. Ainsi, les ouvriers qualifiés et expérimentés seront encouragés à émigrer définitivement avec leur famille et dispersés dans tout le pays.
Les stations de radio, les journaux, magazines, hebdomadaires, etc. seront tous suspendus jusqu’à ce que des contrôles adéquats soient mis en place et un programme approprié adopté.
Ce programme de reprise post-conflit mondial pour l’Allemagne est connu sous le nom de plan Morgenthau. La célèbre directive du Comité des chefs d’état-major interarmées 1067 adressée au Commandant en chef des Forces d’occupation états-uniennes en Allemagne, officiellement publié en avril 1945, était parfaitement calquée sur ce document initial [3].
- La partition de l’Allemagne d’après les dispositions du plan Morgenthau de 1944
Le plan Morgenthau s’avéra rapidement être une erreur stratégique. Les États-Unis sous-estimaient l’impact culturel et idéologique que les Soviétiques allaient avoir sur la société européenne. Ne se fiant qu’à leur propre jugement, les stratèges US ne saisirent pas la force d’attraction exercée par le système socialiste sur la majorité de la population des nations libérées. Les organes politiques se réclamant du socialisme et du communisme remportaient des élections démocratiques et faisaient croître leur influence, non seulement en Europe de l’Est, mais aussi en Grèce, en Italie, en France et dans d’autres pays européens (voir les succès de Palmiro Togliatti et de Maurice Thorez, pour ne citer qu’eux). Progressivement, les États-Unis se rendirent compte que la désindustrialisation qu’ils voulaient imposer à l’Europe pouvait favoriser une réindustrialisation à la soviétique et ainsi mener à la domination de l’URSS sur le continent… C’est ainsi que les États-Unis durent prestement remplacer le plan Morgenthau par celui qui porte le nom du secrétaire d’État d’alors, George Marshall…