Ce samedi 20 avril la Chambre des représentants a voté un paquet de 95 milliards de dollars aux principaux alliés des États-Unis. 60 milliards iront à l’Ukraine dans son effort de guerre face à la Russie, 24 milliards à Israël pour continuer le génocide palestinien et préparer l’affrontement avec l’Iran et enfin 8 milliards iront à Taïwan dans un geste de défiance envers la Chine.
Ceux qui pensaient que la base trumpiste républicaine, très bien représentée à la Chambre basse, allait avoir raison du « marais » en sont pour leurs frais. Plus de la moitié des élus républicains, main dans la main avec les démocrates ont largement approuvé le texte. L’Amérique connaît pourtant de graves crises sur le plan intérieur ; flambée de morts causée par les opioïdes ; remontée du taux de mortalité infantile ; submersion migratoire engorgeant les services sociaux des grandes villes… Or, absolument rien dans ce texte ne vient répondre à ces urgences.
Un déficit budgétaire inégalé et un endettement record complètent un sombre tableau qui pousse légitimement à se demander « Qui ?! » ces élus représentent-ils réellement. Les voir pavoiser avec des petits drapeaux ukrainiens en fin de séance pour célébrer leur vote dans l’enceinte même du Parlement ne pouvait qu’achever de convaincre même les plus sceptiques d’une totale trahison du peuple américain.
La nomination du speaker Mike Johnson en octobre dernier avait pourtant fait souffler un vent de fraîcheur et permis un peu d’espoir. Poussé par une base trumpiste au logiciel « America’s first » qui avait réussi à renverser le précédent speaker républicain Kevin McCarthy, jugé trop bideno-compatible, Johnson, proche de Trump, s’était fait le chantre des intérêts du peuple américain, réclamant de voter en priorité des fonds pour renforcer la frontière sud et mettre fin à la submersion migratoire. À défaut d’obtenir gain de cause, son rapport de force avait au moins eu l’avantage de bloquer les milliards promis par Biden à Zelensky.
Le vote de ce samedi nous prouve une fois de plus que le « marais » finit toujours par avoir raison des plus téméraires. L’interview de Johnson dans laquelle il justifie le bien-fondé du vote reprend tous les éléments des néoconservateurs et contraste avec ses précédentes déclarations, notamment lors de sa prise de fonction. Sa conversion aux intérêts de l’Empire est complète.
- Ce pauvre Mike Johnson
Beaucoup d’éléments personnels peuvent expliquer un tel retournement. Sans doute a-t-il subi d’énormes pressions, peut-être de l’argent dans un compte offshore ou encore du chantage sur des frasques passées. Tout ceci est connu et n’a rien de nouveau.
Cependant la persistance et le nombre d’élus sujets à la trahison systématique des intérêts du peuple américain laissent penser qu’il existe une raison plus profonde. Un petit retour en arrière s’impose.
En plein milieu de l’été 1973 le président Nixon annonce lors d’une allocution télévisée la fin de la convertibilité du dollar en or. Cette déclaration qui se voulait anodine marque pourtant la fin des accords de Bretton Woods et fait entrer le monde dans un nouveau paradigme. Les pays du monde entier se retrouvent coincés avec des piles de dollars dont ils ne savent plus trop quoi faire. Au même moment les États-Unis signent avec l’Arabie saoudite, premier producteur et exportateur de pétrole, un accord la contraignant de vendre sa production exclusivement en dollars. Le pétrodollar était né. Dés lors, un formidable débouché s’offrait au reste du monde pour les écouler. Les services financiers offerts par les banques de la City et de Wall Street, la profondeur du marché de la dette US et l’effondrement du bloc soviétique ont parachevé la domination sans partage du dollar pour toutes les transactions de matières premières. Dorénavant, tout pays se doit d’avoir des réserves en dollars pour assurer le bon fonctionnement de son économie.
La demande de dollars explose et pour y répondre les États-Unis émettent de la dette comme jamais auparavant, faisant entrer le pays dans le cycle du double déficit, budgétaire et commercial. Ce déséquilibre étant devenu indispensable pour abreuver en dollars les marchés financiers et lui permettre de servir de support aux transactions de matières premières. Cette nouvelle donne va transformer en profondeur l’économie comme la politique américaines. Le déficit et la dette ne sont plus un problème mais au contraire une solution.
Ce qui peut être compris comme une bénédiction dans un premier temps va s’avérer progressivement être une terrible malédiction pour le peuple américain. Le déficit commercial est rendu possible par une désindustrialisation totale du pays, les services, notamment financiers, devenant le premier secteur économique. Le déficit budgétaire quant à lui permet une création de monnaie par la dette qui va générer une inflation galopante, particulièrement sur les actifs immobiliers et financiers, au détriment de la valeur travail. Dans ce contexte, les inégalités explosent, le niveau et l’espérance de vie de la majorité des Américains diminuent et la mortalité infantile grimpe. Les classes populaires, suivies rapidement par la classe moyenne, sont socialement et économiquement dans le rouge et la situation ne fait qu’empirer.
- Trump a-t-il encore une marge de manœuvre ?
Le phénomène Trump constitue la réponse politique à ce profond malaise ; cependant, force est de constater que son élection et ses quatre ans de mandat n’ont pas changé grand-chose. Ses promesses d’arrêt de l’immigration, de protectionnisme et de réindustrialisation sont restées lettre morte. La raison est que la politique américaine est prisonnière d’une situation dans laquelle l’enferme le dollar. S’il perd son statut, toute l’économie américaine s’effondre brusquement. Si le reste du monde se débarrasse de ses dollars devenus inutiles, comment financer les déficits et le niveau de vie des Américains ?
Hyperinflation et banqueroute du pays seront irrémédiablement au programme. Et le pays, ses élites et sa population y sont depuis trop longtemps habitués et engagés jusqu’au cou pour espérer un changement de direction. Quel politique un tant soit peu courageux est prêt a affronter un tel péril ? Certainement pas Trump qui doit son empire à l’inflation des actifs immobiliers. Seul un régime autoritaire à la chinoise pourrait réussir une telle prouesse : passer en quelques années d’une société de services et d’oisiveté à une puissance industrielle de premier plan. Les implications culturelles, sociétales et sociales sont bien trop nombreuses et profondes pour réussir un tel exploit sans provoquer des émeutes. La démocratie américaine faite de contre-pouvoirs (« check and balance ») est parfaitement inadaptée à cela.
Dés lors que signifie « America’s first » pour un politique américain un tant soit peu lucide ? La préservation coûte que coûte du statut du dollar dans les échanges internationaux : les 95 milliards votés ce samedi par la Chambre des représentants en sont l’application concrète. Taïwan, Israël et l’Ukraine sont les foyers d’insurrection d’un « Sud global » emmené par la Chine, la Russie et l’Iran, décidé à mettre fin à la prédominance du dollar.
On peut commenter sans fin la trahison d’un Mike Johnson et y voir un nouvel épisode théâtral et caricatural d’un politique qui brade ses idéaux pour de basses considérations. Cependant, cet épisode semble plus probablement confirmer la fin de l’innocence et du romantisme d’un mouvement trumpiste qui doit admettre la glaciale réalité que traverse son pays.
Dans le résumé de France 24, on notera le très impartial « enfin »