Comment vit-on dans « la zone la plus polluée de France » ? Mal. Des médecins dénoncent l’« omerta » sur la santé des habitants.
Cette terre située entre Marseille et Camargue vit depuis quarante ans enserrée parmi les usines. Deux petites communes, Fos-sur-Mer et Port-Saint-Louis-du-Rhône, comptant 25 000 habitants et 17 500 emplois, étouffent plus que les autres.
Pas moins de douze sites Seveso (présentant un risque d’explosion, d’émission de gaz toxiques ou d’incendie) et quelque 62 sites industriels sont recensés à proximité des habitations à l’ouest de l’étang de Berre. (Téléchargez la fiche territoriale de Fos-sur-Mer)
Industries chimique, pétrochimique, métallurgique, gazière… émettent des polluants surveillés en permanence (NOx, ozone, CO2, dioxyde de soufre notamment) et d’autres mesurés occasionnellement (dioxines, benzène, métaux, hydrocarbures aromatiques, composés organiques volatils…). L’ensemble forme un cocktail aux impacts certains sur la santé des riverains, mais d’une gravité ignorée.
En l’absence de surveillance fine de ces populations, difficile d’accéder à une vérité chiffrée. L’Agence Régionale de Santé PACA reconnaît « manquer de données précises »… les associations en réclament pourtant depuis huit ans.
Ce n’est pas une terre d’écolos : là-bas on est bien content de trouver du travail dans l’industrie, et on ne devient anti-usines que quand leurs fumées deviennent trop gênantes.
Particularité locale, le maire et ses administrés n’ont aucun pouvoir sur le territoire de leur commune (50% de Port-Saint-Louis et 80% de Fos), les permis de construire industriels sont délivrés par le port de Marseille. C’est lui et donc l’Etat (son directeur est nommé par décret en conseil des ministres) qui sont souverains.
Il faut un terminal méthanier supplémentaire pour accueillir le gaz importé de l’autre coté de la Méditerranée ? On rase un bout de la dernière plage naturelle de Fos.
Marseille n’arrive pas à imposer un nouvel incinérateur dans ses frontières ? Sa communauté urbaine l’implante à Fos.
Tant pis si le maire de la ville concernée est contre… Sur ces terrains, le local ne fait pas le poids face à Marseille et son port.
Pas de débat public alors que le plafond est dépassé
Daniel Moutet est employé du port autonome et n’a eu l’idée de défendre son environnement que lorsqu’on a voulu toucher à « sa » plage.
Il préside aujourd’hui l’Association de défense et de protection du littoral du golfe de Fos et enrage de son impuissance à empêcher la mise en service de l’incinérateur début 2010, malgré huit ans d’opposition :
« On était peut-être 4 000 à se battre sur 92 000 habitants de la communauté de commune Ouest-Provence, le combat était inégal face à Gaudin. »
Il garde en travers de la gorge le « déni de démocratie » qu’a constitué l’absence de commission particulière du débat public sur ce projet d’incinérateur :
« Normalement, ces débats sont déclenchés automatiquement à partir de 300 millions d’euros d’investissement. Là, le projet initialement présenté se chiffrait à 290 millions ! Au final, l’incinérateur aura coûté plus de 500 millions… »
Véronique Granier-Dolot, riveraine de Rue89, salariée de la communauté de commune, m’a invitée à venir à Fos pour comprendre :
« Pourquoi tout le monde meurt d’un cancer ? Pourquoi tout le monde a de l’asthme ? Pourquoi tous les couples sont comme moi suivis pour des problèmes de fertilité ? »
« Véro » est un peu « marseillaise » dans son expression mais ses questions traversent nombre d’habitants. Comme Sandrine, secrétaire de l’association, dont la fille de 16 ans a de multiples malformations. Les médecins expliquent « en rigolant » que « ça doit être les restes de Tchernobyl » et lui conseillent d’envoyer sa fille prendre l’air ailleurs.
Pour comprendre, il faut des chiffres. Jacques Carle, bijoutier, que la multiplication des cancers chez des jeunes de son entourage a fini par affoler, a essayé de s’en procurer quand il a su que les poubelles de Marseille viendraient brûler dans son « paradis ». Il a créé un collectif Citoyen santé environnement de Port-Saint-Louis-du-Rhône et a réussi à se procurer des chiffres sur la mortalité par cancer à l’échelle des communes qui sont interdits d’utilisation faute d’accord de la Commission nationale informatique et liberté (Cnil), car le territoire est trop réduit.
En comparant ces chiffres à la moyenne départementale, il trouve une surmortalité de 11,4% des décès par tumeur, à Port-Saint-Louis-du-Rhône par rapport aux Bouches-du-Rhône, sur les années 2000-2002 et de 59,7% sur la période 2003-2005. L’Autorité Régionale de Santé (ARS) s’est penchée, à ma demande pressante sur ces chiffres, mais est restée très prudente : on ne peut pas « dire si ces évolutions sont statistiquement significatives ».
Le préfet : « Les ouvriers boivent et fument… »
Premier progrès à venir : l’ARS admet manquer de données précises et annonce la mise en place d’une « surveillance exhaustive de certains cancers peu fréquents, mais susceptibles d’être en lien avec l’environnement et les expositions industrielles, en particulier les hémopathies et les cancers des voies urinaires ».
Autre espoir, la comparaison des hospitalisations dans les communes du contour de l’étang de Berre et du golfe de Fos. Menée à la demande des associations, « ses résultats sont sans cesse reportés, les chiffres sont en train d’être pondérés », nous explique Jacques Carle.
Les riverains n’ont plus confiance dans la sincérité des autorités depuis que le préfet, en réunion publique en 2005 avait lancé : « Les ouvriers boivent et fument, alors ce n’est pas étonnant qu’ils aient des cancers. »
Quand Jacques Carle interpelle l’administration sur les raisons des cancers, on lui répond que « toutes les usines sont aux normes ».
A Fos-sur-Mer, malades de la pollution
envoyé par rue89. - L'info video en direct.
Des maladies dont les causes ne sont pas identifiables
Pour l’instant, impossible d’établir officiellement un lien entre la pollution et les cancers, et si un jour c’était le cas, qui paiera ? Comme le résume Véronique Granier-Dolot, avec lucidité :
« Si au moins on avait un problème comme l’amiante, ce serait simple : une cause, une pathologie, un responsable… Nous, comment prouver d’où viennent nos maux ? »
Pourtant, le docteur Vincent Besin, arrivé à Port-Saint-Louis avec son épouse, généraliste elle aussi, il y a huit ans, en provenance de Grenoble, constate que les gens sont « malades de la pollution ». Simple praticien sans engagement militant, il décrit ce qu’il a vu :
« La différence d’état sanitaire nous a sauté aux yeux. Ici, les patients ne connaissent que rarement la “paix naso-pharyngée” : on crache, on tousse, on se mouche toute l’année.
Nous avons aussi été frappés par le nombre de maladies auto-immunes, et des tableaux cliniques jamais clairs. Et puis le nombre de pathologies concentrées sur un seul individu.
"Omerta sur la mauvaise santé" autour de l'étang de Berre
envoyé par rue89. - L'info internationale vidéo.
S’il sait que « la preuve scientifique [ndlr : du lien entre pollution et maladies], on ne l’aura jamais car il y a une multiplicité de facteurs », il qualifie la vie ici de « à haut risque » et hésite à en partir, notamment pour sa fille de huit ans.
Le Mistral, présent 150 jours par an, chasse-t-il le mauvais air ? Attention, prévient-il :
« Les gens pensent que ce vent fort est un permis à balancer des saloperies en l’air. Mais le reste de l’année, nous sommes dans un régime de brise, et les masses d’air tournent en rond autour de nous. C’est comme de fumer dans une pièce fermée. »
Cardiologue à Vitrolles et président de l’Association santé environnement France, le docteur Pierre Souvet réclame à cors et à cris des « registres cancer spatialisés » précis autour des zones concernées. En vain.
« On sait par exemple que les remboursements de médicaments pour des problèmes respiratoires et anti-allergiques sont supérieurs de 40% à la moyenne nationale, c’est un signe, non ? S’ils ne nous donnent pas ces registres, c’est bien qu’ils ont des choses à cacher. »
Lui n’hésite pas à affirmer que c’est « la zone la plus polluée de France devant le Grand-Quevilly près de Rouen ». A cette différence près qu’en Normandie, l’industrialisation ne connaît pas un renouveau, contrairement aux environs de Marseille, avec par exemple le projet Fos 2XL.
La qualité de l’air mauvaise près de la moitié de l’année
Pour savoir ce qu’il y a dans cet air, j’ai interrogé Airfobep, l’organisme qui surveille la qualité de l’air dans l’est des Bouches-du-Rhône. Son directeur, Jean-François Moreau, confirme que « les polluants que l’on mesure ont des impacts sur la santé », mais que ceux-ci, bien sûr, varient selon l’exposition des individus, leur âge, leurs prédispositions. Il précise ce qu’il mesure :
Les particules en suspension : on considère qu’il ne faut pas dépasser la valeur réglementaire plus de 35 jours/an, sinon l’impact sur la santé est avéré. « Port-Saint-Louis tutoie déjà ce chiffre depuis début de l’année, et va les dépasser. » « C’est une des rares zones en France où on a encore des dépassements de seuil d’information pour le dioxyde de soufre. » Pour l’ozone, le seuil d’information des populations est régulièrement dépassé, comme dans tout le département. L’indice de la qualité de l’air est « bon » ou « très bon » entre 49% et 60% du temps, ce qui veut dire qu’il est « médiocre » à « très mauvais » entre 40% et 51% du temps.
Le directeur d’Airfobep résume :
« La spécificité de ce territoire est de cumuler sur peu d’espace tous les polluants. Des effets de ces cocktails sur la santé on ne sait pas encore grand-chose. C’est trop récent. »
Mais les mesures ne disent pas tout : elles sont faites à un instant t et pas sur 24 heures. Des incidents peuvent survenir au sein des usines sans que les riverains en soient informés, regrette Véronique Granier Dolot :
« On photographie des panaches de fumée et aux réunions de concertation avec l’industriel, bizarrement il n’a pas relevé tous les incidents.
Quand les enfants sont confinés dans une pièce à cause d’une odeur bizarre dans les cours d’école, les pompiers viennent sur place, repartent, mais jamais l’industriel ne s’explique sur ce qui s’est passé. »
Un « Institut éco-citoyen pour la connaissance des pollutions » vient d’être créé par la communauté de communes Ouest-Provence. Son but ? « établir la paix par la science en connaissant précisément ces pollutions, dire ce qu’on sait et souligner tout ce qu’on ne sait pas », selon son directeur, Philippe Chamaret.
Notre riveraine Véronique Granier-Dolot en appelle au plus haut niveau de l’Etat :
« Sarkozy a dit en présentant son plan cancer qu’il voulait mieux connaître les risques environnementaux. Nous on est des cobayes depuis 40 ans, alors que les chercheurs viennent nous observer, on ne demande que ça ! »