Alors que le chômage dépasse 26% en Espagne, que la Grèce est engloutie dans des aides financières abyssales sur fond de désastre social ; alors que l’Italie et l’Irlande sont officiellement en récession et que le Royaume-Uni et la France flirtent avec la croissance négative, les dirigeants européens défendent l’Euro coûte que coûte.
Cette ligne Maginot est censée protéger du pire…, mais encore faudrait-il se dépêcher de le définir et de le quantifier. Familièrement, l’on dit que « les pieds ont quitté le plongeoir » et la noyade collective n’est plus considérée comme un danger virtuel. Dans le même temps, certains économistes renommés – Paul Krugman, Jacques Sapir et autres – s’interrogent le plus sérieusement du monde sur la pérennité de la monnaie unique et constatent que le prix à payer pour conserver l’euro atteint la somme vertigineuse des 50 milliards d’euros par an, sans compter les 15 à 40 milliards de pertes engendrées par les fonds de sauvetage FESF et MES. En d’autres termes, une situation intenable, particulièrement pour les pays du sud qui s’enfoncent dans une dépression structurelle.
Dans ce contexte, quid du grand voisin de l’Europe, la Russie ? Le supplément récent d’un grand quotidien anglo-saxon destiné à y encourager les investissements, affichait en couverture le Président Poutine volant en ULM accompagnant les cigognes dans leur migration et l’article assaisonnait le tout de mots clefs « corruption », « muscles et Harley Davidson », « Pussy Riots », « autoritarisme ». Après cette charge en règle, le lecteur décidant malgré tout d’y investir serait mieux tenté d’entamer une psychothérapie. Pourtant, l’homme malade de l’Europe ne se situe pas à l’Est.
La croissance de 4,5% ces deux dernières années en Russie ne sera pas atteinte mais les 3,6% attendus en 2012 seraient tout de même bons à prendre pour tout pays de l’OCDE. Le chômage est descendu à son plus bas niveau (5,2 % en août 2012). L’inflation s’est stabilisée à 6,5% et la productivité, après avoir connu un trou d’air en 2009, est revenue à un niveau acceptable dès 2010, particulièrement dans les industries de transformation ainsi que la construction. L’accès au crédit s’est nettement amélioré grâce à une politique intelligente de la banque centrale. Les entreprises restent taxées raisonnablement (30% en moyenne) et l’impôt sur le revenu est très loin d’être confiscatoire puisqu’il se limite à 13% « flat », quel que soit le montant de ces revenus. La Russie se maintient donc à un bon niveau dans la compétition mondiale, notamment grâce aux dévaluations régulières du rouble (ce que ne peuvent pas se permettre les membres de l’Eurozone).
Outre la corruption et une politique intérieure de plus en plus rigide, le risque auquel fait face la Russie est en fait sa dépendance toujours trop importante aux hydrocarbures. Profitant d’une augmentation du prix du pétrole de 388% entre 2000 et 2008, le budget de l’Etat a pu s’envoler mais un déficit n’est pas à exclure dès 2015. Si un baril à 37 dollars permettait au budget d’atteindre un point mort en 2007, l’équilibre budgétaire nécessite aujourd’hui un baril à 117 dollars. La baisse de la croissance mondiale et la production de brut l’Irak et de la Libye, rapidement revenue au niveau d’avant guerre, pourrait provoquer un « swing » du prix du pétrole. Mais le plus grand danger réside probablement dans les gaz de schistes qui risquent remettent en question tout le modèle d’affaires et les tarifs russes appliqués à l’Europe. Alors que le leader Gazprom vend son gaz à un prix indexé sur celui du pétrole, soit environ à 14 dollars, son challenger norvégien Statoil vient de signer un accord pour 10 ans avec l‘Allemagne au prix spot, soit environ 3,5 dollars. Or, l’on sait l’importance économique et géopolitique du mastodonte Gazprom pour la Russie et son influence notamment en Europe Centrale.
Les séances de « bashing » anti russe par certains médias occidentaux, les déclarations surréalistes à propos de Vladimir Poutine suite au choix de citoyenneté de Depardieu, l’arrêt du projet de cathédrale orthodoxe russe à Paris par le nouveau président français sont autant d’illustrations malheureuses qui s’ajoutent aux motivations, purement économiques celles-là, pour que la Russie déplace son centre de gravité. En conséquence, la Russie, puissance eurasiatique, semble avoir décidé de se tourner davantage vers l’Est, et probablement au détriment de la zone Euro. Le volume du commerce avec la Chine (70 milliards dollars) dépasse déjà celui de son partenaire traditionnel, l’Allemagne (60 milliards). Le Japon, qui vient de décider de sortir du nucléaire, a soif des énergies russes et sa situation de dépendance permettra à la Russie de maintenir des prix relativement plus élevés qu’à l’Ouest. Les besoins de la Corée et de la Chine sont également encore très prometteurs. L’ouverture du nouveau pipeline Sibérie-péninsule coréenne permettra l’exportation de 12 milliards de mètres cubes versus seulement 1,5 million de tonnes GNL actuellement. En outre, de nouvelles infrastructures terrestres ferroviaires et routières vont permettre de relier l’Asie l’Occident en 10 jours à peine au lien des 6 semaines actuelles par voie maritime.
Alors que l’Europe et la Suisse s’autoflagellent, l’aube se lève à l’Est. Le renversement du monde prend ici une dimension bien concrète. Comme souvent lors des fulgurances passées de l’Histoire, les changements radicaux ont toujours pris leur temps au départ mais la vitesse d’exécution a systématiquement été très largement sous estimée par nos prédécesseurs.
Tâchons, cette fois, de nous y préparer.