L’Action française a quasiment disparu, mais pas certaines de ses idées. Mieux, elles reprennent vie : le nationalisme, l’antisémitisme, la méfiance de l’étranger, connaissent un regain inquiétant. Fondée sous la bannière du « nationalisme intégral » au plein cœur de l’affaire Dreyfus, l’Action française, pilotée par Charles Maurras, Henri Vaugeois et Maurice Pujo, a été l’un des plus importants courants politiques sous la Troisième République.
Laurent Joly, chercheur au CNRS, consacre un premier livre à la Naissance de l’Action française : il analyse avec finesse ce moment décisif où se concrétise la volonté de combattre l’anti-France. Entretien.
BibliObs. Y a-t-il une continuité entre l’Action française et les mouvements d’extrême droite actuels ?
Laurent Joly. Sur le plan des idées, des constructions doctrinales, indéniablement. Le succès du récent livre de Philippe de Villiers, chantre du souverainisme et du catholicisme traditionnel, est significatif par exemple : c’est Maurras qui, à la fin du XIXe siècle, a été le principal penseur de cette fusion entre nationalisme et principes contre-révolutionnaires, deux courants jusque-là largement divergents.
L’Action française a été le laboratoire de l’extrême droite catho-nationaliste qui existe aujourd’hui et telle que l’incarne Marion Maréchal-Le Pen au sein du Front national. Plus largement, Maurice Barrès et Charles Maurras, les deux pères intellectuels de l’Action française, ont théorisé un « nationalisme ethnique », selon le mot de l’époque, qui a inspiré toute la mouvance d’extrême droite jusqu’à nos jours et légitimé, dans l’opinion conservatrice, les théories xénophobes et antisémites, ainsi rendues acceptables par la prose raffinée et le prestige littéraire des intéressés.
C’est à Barrès que l’on doit l’invention du mythe du « grand remplacement » vers 1900, comme je le montre dans mon livre, avec des termes dont l’écho actuel est frappant. Et, plus de 100 ans avant Zemmour, Maurras faisait déjà le procès de l’individualisme, qu’il associait lui aussi à une supposée déliquescence de la société et de la République…
Qu’est ce qui fait que ce mouvement a connu un tel succès ?
Avatar de l’affaire Dreyfus, l’Action française a tiré parti de la montée des nationalismes, en France comme partout ailleurs en Europe, dans les années précédant la guerre 1914-1918. De fait, pendant le conflit, Maurras incarne, avec son quotidien l’Action française, le nationalisme le plus pur. Il en va de même de Barrès. C’est à ce moment que tous deux deviennent des maîtres à penser pour de larges secteurs de l’opinion. Une grande partie de la jeunesse des années 20 est maurrassienne. Je donne l’exemple, au début de mon livre, du jeune Jacques Lacan, qui, en 1924, supplie Charles Maurras de lui donner une « direction intellectuelle »…
Donc, l’idéologie de l’Action Française a aussi été un effet de mode ?
Absolument. Disons qu’il était « tendance » d’être de droite avant la guerre de 40, de la même façon qu’il était « chic » d’être communiste après la Libération ou d’être de gauche après mai 68. C’était bien porté. Il y a eu une mode intellectuelle. Cette mode a fini par passer, comme toutes les modes. Ce qui attirait chez Maurras était moins le principe royaliste qu’il défendait que le nationalisme dont il se faisait l’apôtre dans un langage, à la fois intellectuel et violent, qui séduisait la jeunesse étudiante.
Maurras avait une aura incroyable…
Oui, à l’instar, quasiment, d’un chef religieux. L’Action française, qu’il rejoint en 1899 et qu’il convertit au royalisme en 1901, ressemble à une secte. Maurras est un convertisseur professionnel, comme le sont les mentors du djihad actuels du type Olivier Corel, pour établir une comparaison contemporaine.
Quand on étudie le parcours des djihadistes, on voit bien qu’ils ne se radicalisent pas seulement grâce à Internet, mais qu’il y a toujours un gourou quelque part qui joue un rôle clef. Maurras avait cette aptitude à amener à ses idées des intellectuels déclassés ou perdus en quête de certitudes, à les convaincre, en tête-à-tête, par un travail inlassable finissant par porter ses fruits, qu’ils avaient une mission à remplir, des ennemis à combattre, la France à sauver, etc. La dimension interpersonnelle est fondamentale pour expliquer les logiques de radicalisation politique.