À l’époque où j’essayais encore de m’intégrer dans les entreprises, je me retrouvais régulièrement dans une situation difficile simplement en ne gardant pas la bouche fermée. Il semble que je porte une sorte de gène qui m’empêche naturellement de la fermer. Je ne peux me taire que pendant un certain temps, avant de devoir exprimer ce que je pense vraiment, et dans le contexte d’une entreprise où réfléchir n’est pas vraiment permis, cela a provoqué des problèmes sans fin. Peu importait que mon opinion soit souvent juste. Peu importait ce que je pensais ; ce qui importait seulement, c’est que je pense.
De toutes les pensées que vous n’avez pas le droit de penser, peut-être la plus offensante s’exprime en une courte phrase : « Ça ne marchera pas ». Supposons qu’il y ait une réunion générale pour dévoiler la nouvelle stratégie avec des graphismes fantaisistes sur PowerPoint, des organigrammes, des chronologies, des budgets, etc. Tout allait bien jusqu’à ce que ce Russe sans gène l’ouvre et dise « ça ne marchera pas. » Et après qu’on lui eut patiemment expliqué (en faisant de son mieux pour cacher une irritation extrême) que cela allait absolument réussir parce que la haute direction aimerait bien que, et que de plus, c’était son travail à lui de faire en sorte que ce succès se concrétise et que l’échec n’était pas une option, il ouvrait encore la bouche et disait : « Ça ne marchera pas non plus. » Et alors pour éviter de trop s’énerver et agir quand même tout en ignorant l’importun, ils imaginaient une excuse pour sauver la face avant d’ajourner la réunion et de se retrouver entre eux.
J’ai quand même duré longtemps dans ce monde parce que de temps en temps, je disais plutôt : « Bien sûr que ça marchera, faisons-le. » Et alors, bien sûr, cela marchait. La société traversait une ou deux bonnes années, avec beaucoup de bonus et de stock-options distribués à ceux qui n’étaient pas responsables de ces succès. Enflammés par cette victoire, ils imaginaient du coup des plans plus farouches que je dénigrais, et le cycle se répétait.
C’est probablement l’une des principales grâces salvatrices des entreprises. Parfois (principalement par erreur) elles laissent filtrer certaines bonnes idées. L’erreur en question est une erreur des RH consistant à promouvoir ceux qui sont constitutionnellement incapables de la fermer ou de débrancher leur cerveau. De telles erreurs créent des failles dans les phalanges monolithiques des « yes-men and women ». La probabilité de telles erreurs augmente avec l’agonie de la défaite, qui provoque l’attrition parmi les rangs des bénis-oui-oui qualifiés, créant des failles exploitées par quelques cerveaux libres. Cependant, cela ne semble fonctionner que dans les petites entreprises, les plus affamées ; les plus grandes et les mieux nourries semblent pouvoir éviter de subir l’agonie de la défaite pendant très longtemps en déplaçant les poteaux des buts, interdisant toute discussion sur cette défaite ou sur d’autres tactiques similaires. Finalement, toute l’organisation passe par dessus bord, mais jusqu’à ce point de non-retour, il n’est d’aucun avantage pour quiconque de tenter de les informer de leur folie.
C’est à peu près la même chose avec les gouvernements, sauf qu’ici la situation est encore pire. Alors que les gouvernements plus petits et plus affamés, et ceux qui ont une mémoire institutionnelle récente de douleur extrême, n’ont pas le luxe de se mentir à eux-mêmes, les grands conglomérats politiques – l’URSS, l’UE, les États-Unis – ont la capacité de se garder complètement immunisés contre la vérité pendant des périodes historiquement significatives.
L’URSS s’accrochait à la fiction d’un grand progrès socialiste, alors même qu’il était clair pour tous que le placard était vide et que des rats rongeaient les chevrons. L’UE a pu ignorer le fait que tout son système consiste à enrichir l’Allemagne tout en appauvrissant et en dépeuplant l’Europe de l’Est et du Sud, en négligeant les intérêts des populations indigènes. Et la quantité d’auto-illusions encore en vigueur aux États-Unis en fait un sujet plus vaste encore.
Indépendamment de la taille des mensonges et de la force avec laquelle ils sont défendus, il arrive toujours un moment où la phalange des « yes-men and women » qui bloquent la vérité cesse d’être efficace, se retourne et part en courant. Cet événement entraîne une énorme perte d’assurance et de confiance pour tous les participants. C’est la crise de confiance, plus que toute autre chose, qui précipite le phénomène du « saut de la falaise » que nous avons si facilement observé lors de l’effondrement de l’URSS au début des années 1990. J’ai l’impression très forte que des exercices similaires de saut dans le vide sont à venir pour l’UE et les États-Unis.
Mais pour le moment, je suis seulement une autre voix désincarnée sur internet, je regarde cela de loin et je dis périodiquement des choses démodées : « Ça ne marchera pas. » Cependant, je l’ai dit à plusieurs reprises toutes ces années, avec plus ou moins de force, et je me suis senti conforté par les faits la plupart du temps. À l’international, par exemple :
• L’écartèlement de l’Ukraine loin de la Russie, son adhésion à l’UE et à l’OTAN et la construction d’une base navale de l’OTAN en Crimée « n’allait pas marcher ». L’Ukraine fait partie de la Russie, les Ukrainiens sont russes et l’identité ethnique ukrainienne n’est qu’une concoction bolchevique. On devrait assister à un retour à la norme dans une décennie ou deux.
• Détruire et diviser la Syrie avec l’aide d’extrémistes wahhabites et de mercenaires étrangers soutenus par les États-Unis, l’Arabie saoudite et Israël tandis que la Russie, l’Iran, la Turquie et la Chine « allaient rester là sans rien faire » : ça n’a pas marché.
• Donner à l’Afghanistan « liberté et démocratie » et transformer ce pays en un régime stable et pro-occidental avec l’aide des troupes de l’OTAN qui l’avaient envahi : « ça n’allait pas marcher » et ça n’a pas marché. La participation occidentale en Afghanistan peut continuer, mais les seuls résultats qu’elle pourra atteindre vont se limiter à renforcer davantage le commerce de l’héroïne.
• Détruire l’économie russe en utilisant des sanctions : « ça n’allait pas marcher », et ça n’a pas marché. Les sanctions ont aidé la Russie à se réorganiser en interne et à atteindre une grande autosuffisance en matière de production d’énergie et d’autres formes de technologie, mais aussi dans l’alimentation et dans de nombreux autres secteurs.
Tous ces stratagèmes farfelus, éclos à Washington, se sont retournés contre leurs créateurs. Ceux qui les ont poussés en avant en sont réduits à seulement deux manœuvres permettant de sauver la face : accuser leurs opposants politiques ; et accuser la Russie. Mais ces deux manœuvres sont également contre-productives.
En attendant, le monde n’attend pas que les États-Unis se libèrent de leur stupeur. Les points d’appui de l’influence américaine au Moyen-Orient sont l’Arabie saoudite et le pétrodollar. À son tour, l’Arabie saoudite repose sur trois piliers : la monarchie saoudienne, l’islam wahhabite et le pétrodollar. Au moment où j’écris ces lignes, le prochain roi, Mohammed ben Salman, est occupé à les pirater tous les trois : voler, emprisonner et torturer ses compatriotes, remplacer les clercs wahhabites par des clercs modérés et adopter le pétro-yuan en lieu et place d’un pétrodollar qui a fait son temps.
Non, aucun de ces trois piliers n’était en bon état : la défaite de Daech en Syrie était une défaite pour la monarchie saoudienne qui l’a soutenu, pour les clercs wahhabites qui l’ont inspiré et, par conséquent, pour le pétrodollar, parce que l’Arabie saoudite était jusqu’à présent son plus grand défenseur. Les nouveaux garants de la paix dans la région sont la Russie, l’Iran et la Turquie, avec la Chine surveillant attentivement dans les coulisses. La participation américaine au projet du Moyen-Orient se limite maintenant aux appels sporadiques de Poutine à Trump, pour le tenir au courant.
Et voici ma dernière prédiction : le but de Trump de « rendre l’Amérique grande à nouveau » « ne va pas marcher » non plus. Le pays s’est avancé si loin dans l’inconnu que le simple fait de faire le premier pas – laisser s’insinuer la vérité sur son véritable état à travers les filtres médiatiques – saperait tellement la confiance du public qu’un plongeon ultérieur deviendrait inévitable. C’est un slogan sympa comme les slogans le sont souvent, mais Trump est trop vieux pour être un réformateur ou un révolutionnaire. Il est d’un âge où les hommes sont généralement plus préoccupés par la quantité et la consistance de leurs selles et comment cela interagit avec leurs prostates hypertrophiées. Peut-être réussira-t-il à faire de l’Amérique un… gros tas d’excréments, mais ça non plus, il ne vont probablement pas le réussir.