Il est certain que Me Eolas ne cache pas un sentiment légèrement anticlérical, au moins à l’encontre de l’association qui a attaqué les deux publicitaires, dans le cas de la jurisprudence développé.
Cependant, sa courte analyse sur la validation ou pas du blasphème par le droit vaut son petit détour, surtout en cette période où l’oligarchie multiplie les attaques contre les deux principales religions, la troisième restant étonnamment en retrait.
Toute l’astuce de Thomas Jolly et sa fine équipe fut d’utiliser le déni plausible à chaque étape du spectacle (le Cavalier de l’Apocalypse ? Que nenni ! Seulement le cheval mythique représentant la Seine, etc.).
Ainsi donc, selon cette duplice technique, la scène de la Cène n’était pas la Cène mais simplement une bacchanale, libre interprétation du Festin des dieux de Jan van Bijlert :
Sur l’Olympe, les dieux sont rassemblés pour un banquet célébrant le mariage de Thétis et Pélée. À gauche se tiennent Minerve, Diane, Mars et Vénus accompagnés de l’Amour. Flore, la déesse du printemps, se trouve derrière eux. Apollon couronné, identifiable à sa lyre, préside au centre de la table. On reconnaît plus loin Hercule avec sa massue et Neptune avec son trident. À l’extrême-droite, Eris a déposé sur la table la pomme de la discorde.
Source : Musée Magnin
Or, sur ce même site du musée Magnin qui accueille ledit tableau, on peut lire :
Plusieurs tendances de la peinture hollandaise du Siècle d’or sont illustrées. On y trouve Pieter Lastman, maître de Rembrandt, ainsi que Jacob de Wet, vraisemblablement élève de Rembrandt. Des peintres d’Utrecht, un temps versés dans le caravagisme, les Magnin ont retenu Van Bijlert, dont Le Festin des dieux mêle de façon troublante l’iconographie mythologique à celle de la Cène.
Source : Musée Magnin
Mieux, dans le musée lui-même, la description est on ne peut plus claire :
Et bien c'est une cène.
Une cène dévoyée pour contourner la censure de la réforme Protestante qui avait cours en Hollande au XVIIeme. C'est écrit noir sur blanc sur le cartel et le feuillet : pic.twitter.com/F7neDvyWiT— Le Tempestaire (@RoumainDuris) July 30, 2024
Moralité : on nous prend donc bien pour des truffes.
Je lis beaucoup l’affirmation péremptoire que l’action envisagée par quelques extrême-zinzins pour le caractère soi-disant blasphématoire de la cérémonie d’ouverture ne saurait aboutir car, je cite « le blasphème n’existe pas en droit français. »
Il est exact de dire que le blasphème n’est pas une infraction pénale, ENCORE QUE. Il peut l’être s’il prend une certaine forme, mais c’est cette forme qui est frappée par la loi, pas le blasphème en lui-même.
Ainsi, l’article 32 de la loi de 1905, oui, LA loi sur la laïcité qui protège le libre exercice des religions n’en déplaisent à ceux qui semblent convaincus qu’elle interdit toute expression de foi sur la voie publique, punit punit d’un an de prison ceux qui :
« auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d’un culte par des troubles ou désordres causés dans le local servant à ces exercices. »
Ainsi, le blasphème proféré ou commis pendant l’exercice d’un culte dans un local dédié au culte et qui a pour objet ou pour effet d’empêcher ledit culte sera puni. Mais c’est un délit de blasphème incident, j’en conviens.
De manière principale, proférer un propos blasphématoire ou commettre un blasphème par tout moyen n’est pas en soi une infraction pénale (ce qui ne veut pas dire que c’est une bonne idée).
Mais il existe un domaine bien plus ouvert à toute forme de faute puisqu’il n’exige pas que ces fautes soit prédéfinies par un texte antérieur à l’acte : le droit civil.
Et il y a de la jurisprudence en la matière, souvenez-vous, c’était hier, c’était il y a presque 20 ans. L’affaire Girbaud.
Voici le visuel en question, qui maintenant devrait vous parler tout de suite.
Notez le caractère avant-gardiste de ces créateurs puisque 20 ans avant l’IA, ils avaient déjà inventé les membres aléatoires déconnectés du corps. Des visionnaires. pic.twitter.com/0Kx3hAuLB5
— Maitre Eolas (@Maitre_Eolas) July 30, 2024
Et déjà à l’époque des grenouilles de bénitier s’étaient offusquées et indignées de ce que l’on utilisât l’iconographie de leur religion pour vendre des fripes, certes coûteuses. Le fait que la scène de la Cène représente des femmes au lieu d’hommes n’a rien dû arranger.
Et une association baptisée par antiphrase Croyances et Liberté (car de croyances elle n’en avait qu’une, et de liberté, n’en voulait aucune pour les autres) a assigné en référé l’annonceur et l’agence de communication ayant créé ce visuel).
Toujours est-il que la justice le 10 mars 2005 fit droit à l’essentiel des demandes de Croyances et Liberté en interdisant la publication de cette image en tout lieu et sur tout support pour les motifs suivants : pic.twitter.com/xlFMfafbSP
— Maitre Eolas (@Maitre_Eolas) July 30, 2024
L’agence et le couple de tailleurs fit appel. Fatalitas, la cour d’appel confirma l’excommunication le 15 avril 2005. Oui, chers jeunes confrères, chères jeunes consœurs, à l’époque, on pouvait obtenir un arrêt d’appel en matière de référé en un mois.
La cour estima que « cette affiche, dont la recherche esthétique n’était pas contestée, reproduisait à l’évidence la Cène de Jésus-Christ..., délibérément provoquant ;
« Que cet événement fondateur du christianisme, lors duquel Jésus-Christ institua le sacrement de l’Eucharistie, faisait incontestablement partie des éléments essentiels de la foi catholique ;
« Que dès lors l’installation de l’affiche litigieuse sous la forme d’une bâche géante sur le passage d’un très grand nombre de personnes, constituait l’utilisation dévoyée, à grande échelle, d’un des principaux symboles de la religion catholique,
« à des fins publicitaires et commerciales en sorte que l’association Croyances et libertés était bien fondée à soutenir qu’il était fait gravement injure, […] aux sentiments religieux et à la foi des catholiques…
« et que cette représentation outrageante d’un thème sacré détourné par une publicité commerciale leur causait ainsi un trouble manifestement illicite qu’il importait de faire cesser par la mesure sollicitée ;
« que ladite composition n’avait d’évidence pour objet que de choquer celui qui la découvrait afin de retenir son attention sur la représentation saugrenue de la Cène ainsi travestie, en y ajoutant ostensiblement une attitude équivoque de certains personnages,
« et ce, au profit de la marque commerciale inscrite au-dessus de ce tableau délibérément provoquant ; que le caractère artistique et l’esthétisme recherchés dans ce visuel publicitaire n’empêchait pas celui-ci de constituer,…
« …même si l’institution de l’Eucharistie n’y était pas traitée, un dévoiement caractérisé d’un acte fondateur de la religion chrétienne avec un élément de nudité racoleur, au mépris du caractère sacré de l’instant saisi. »
Ainsi, le droit civil permet ce que le droit pénal ne permet pas, de sanctionner celui qui heurte les croyances d’autrui par une image, une parole, ou tout support.
L’agence et les créateurs se sont pourvues en cassation, et le 14 novembre 2006, la 1re chambre civile ressuscita la publicité interdite et dit vade retro à l’association, en estimant
« qu’en retenant ainsi l’existence d’un trouble manifestement illicite, quand la seule parodie de la forme donnée à la représentation de la Cène qui n’avait pas pour objectif d’outrager les fidèles de confession catholique, ni de les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience,… »
« …ne constitue pas l’injure, attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse », la cour d’appel a violé notamment l’article 10 de la CEDH, qui protège la liberté d’expression. Une fois de plus, merci qui ?
Alors, tout est bien qui finit bien, on peut blasphémer en paix ?
Pas si vite.
Lisons bien ce que dit la Cour.
La photo échappe à son ire car :
— la photo n’avait pas pour objectif d’outrager les fidèles ;
— ni de les atteindre dans leur considération ;
A contrario, si une représentation quelconque avait un tel objectif, la cour envisagerait fort bien de valider son interdiction. Et, mais c’est un sujet qui échappe à la juridiction du référé, accorder des dommages-intérêts de ce fait.
Bref, sanctionner des propos blasphématoires est possible, s’ils ont pour objectif d’outrager les fidèles ou les atteindre dans leur considération. Ce qui est souvent l’objet du blasphème.