Le mardi 7 février, un débat à l’Université libre de Bruxelles (ULB) sur l’extrême droite à laquelle l’essayiste française Caroline Fourest était conviée a été chahuté par un groupe de militants unanimement qualifiés de dangereux intégristes musulmans par la presse.
Le meneur Souhail Chichah, un chercheur de l’Université libre de Bruxelles et ami de longue date, qui avait auparavant osé le débat sur l’humoriste controversé Dieudonné à l’ULB, provoquant une levée de boucliers, s’était couvert pour l’occasion d’un fichu sur la tête avant de court-circuiter le débat aux cris de « burqa bla-bla ». Mais contrairement aux allégations de ses détracteurs, ce slogan n’avait rien d’une provocation islamiste. Il se réfère simplement à un article de Serge Halimi paru dans le Monde diplomatique en avril 2010 et dans lequel le journaliste dénonçait l’hypermédiatisation d’un épiphénomène marginal instrumentalisé par l’équipe Sarkozy afin de mieux dissimuler des détournements faramineux de fonds publics (1).
Autant il est regrettable que Souhail, intellectuel et orateur hors pair, n’ait pas démasqué Mme Fourest sur son propre terrain en s’invitant au non-débat et en la plaçant devant ses propres contradictions notamment sur le sujet de la liberté d’expression, autant je refuse de me taire devant l’hystérie généralisée qu’a entraînée l’action anodine dont il s’est rendu responsable (coupable diront ses Torquemada laïquards) comme il s’en produit régulièrement dans l’enceinte de l’Université libre de Bruxelles.
Pour avoir milité sur le campus de l’ULB tout au long de mes études et même durant mes années postuniversitaires, je crois être un témoin privilégié de ce que peut signifier la liberté d’expression à l’université.
Le label antifasciste de l’ULB, son passé de Résistance à l’ordre nazi, sa posture critique à l’égard de tous les dogmes, sa culture de l’altérité ont très certainement contribué à façonner ma personnalité, ce dont je suis fier. Au milieu du campus, il m’arrive de m’attarder devant le petit monument érigé en l’honneur des héros du Groupe G (et non au Groupe D comme l’affirme Marc Uyttendaele), communistes pour la plupart, qui risquèrent leur vie pour sauver des « étrangers », religieux ou athées, dont certains étaient barbus et certaines couvertes d’un fichu. L’ULB s’est bâtie sur le patrimoine moral inaliénable du combat contre la barbarie. Et depuis, l’ULB a eu l’audace d’accueillir bien des activités politiques subversives. En véritable Alma Mater (mère nourricière en latin), l’ULB m’a même défendu en 2006, lorsque je me suis retrouvé en prison sous la menace d’être livré aux tortionnaires de la police politique turque.
Mais en tant que lieu de confrontation des idées, de joutes verbales et d’insolences, notre « temple » de la liberté d’expression peut aussi devenir un espace de censure, d’intolérance ou de violences.
A l’ULB comme dans bien des universités, les orateurs de tous bords sont couramment chahutés pour ne pas dire conspués. Les conditions de réservation de locaux sont de plus en plus strictes et soumises au pouvoir discrétionnaire de la hiérarchie académique. Il arrive que des groupes politiques s’affrontent pour des motifs purement idéologiques ou pour le contrôle de structures de représentation étudiante. Qui, parmi les étudiants solidaires et engagés, n’a pas exercé une « dictature du prolétariat » en empêchant les étudiants d’aller en cours lors d’un piquet de grève ? Qui, parmi les cocos, les anars, les trots, les maos et autres activistes apatrides n’a pas subi les huées des étudiants de droite ou soi-disant apolitiques. Durant la tenue de stands, combien sommes-nous à avoir été verbalement agressés par des étudiants peu ouverts au dialogue ? Aussi regrettable soit-il, ce type d’incidents est naturel, la violence étant intrinsèque à la bataille des idées et à la fougue juvénile.
Et que dire des descentes d’auditoire organisées par des étudiants ivres couverts de pennes et de toges mimant des ébats sexuels voire des scènes pornographiques à tout va ?
Si l’on argue que leurs actes relèvent du folklore étudiant et sont destinés à inciter le « bleu » à refuser l’ordre établi, reconnaissons dès lors que M. Chichah travesti en Madame Chichah fait lui aussi dans le folklore anticonformiste. Du folklore des bas-quartiers qu’il nous insupporte de voir, certes... Surtout pour un Hervé Hasquin, ancien recteur de l’ULB, compagnon d’armes et de tribune de Mme Fourest qui considère les « étrangers extra-européens » comme « très éloignés de nos traditions » et comme des gens « pas soucieux de s’intégrer dans nos populations » (…), « le seuil de tolérance étant atteint à maints endroits ».[2]
Quelle mauvaise foi si je puis dire que de voir de l’intégrisme dans une « burqa pride », idée totalement fantaisiste et antireligieuse qui, revisitée par certains étudiants guindailleurs aurait pu donner lieu à des scènes plutôt cocasses.
Ainsi donc, Souhail, l’intellectuel athée et le progressiste laïc par excellence, a eu droit à tous les noms d’oiseaux prédateurs qui peuplent nos angoisses et attisent nos rancœurs : « fanatique », « islamiste », « salafiste », « intégriste », « fondamentaliste » et j’en passe.
Pourtant, au cours de sa prestation carnavalesque en avance de quelques jours par rapport au Mardi gras, il n’a nullement été question de l’usage de slogans religieux, d’attitude martiale ou de violence physique de sa part.
Juste un peu d’effronterie qui lui a valu d’être taxé de fasciste, d’extrémiste de droite etc.
Et ce n’est pas tout. Souhail s’est également rendu coupable de « profanation » d’un « espace sacré », d’agression contre nos « valeurs ». Admirez au passage la verve avec laquelle la grande presse, la hiérarchie universitaire et quasi l’ensemble de la classe politique ont épousé la phraséologie de l’intégrisme religieux qu’ils prétendent combattre.
M. Chichah a eu l’indécence de heurter notre conscience, de bousculer la bonne-pensance représentée par des superstars comme Caroline Fourest qui dominent le champ audiovisuel comme un soleil qui ne se couche jamais. Faire ombrage à la lumière ! Mais comment ose-t-il !
En bons imams de la laïcité, Hasquin, Haarscher et Cie, nous apprennent que l’acte de Souhail est haram, c’est-à-dire interdit par leur religion.
L’air de rien, avec son voile, Souhail est parvenu à lever le voile de préjugés grotesques, d’un racisme élitiste qui s’offusque d’être perturbé dans sa tour d’ivoire par de vulgaires banlieusards n’appréciant guère que l’on dissèque leurs cerveaux et encore moins leurs défauts.
L’action de Souhail n’est ni plus ni moins un acte de désobéissance civile, un attentat textile plutôt tarte à la crème et pourtant bien moins inoffensif que les attentats pâtissiers de Noël Godin, notre entarteur national, un pied-de-nez caricatural qui ne méritait certainement pas que l’on y prête une attention d’une telle ampleur.
Malgré nos différences et nos divergences, notamment en matière de stratégie de communication, Souhail est et reste un ami. Nous appartenons à la même génération. Nous sommes tous deux enfants de travailleurs immigrés, arabes et diplômés (surtout lui). Nous sommes tous deux de bons mécréants et des militants sensibles aux questions sociétales. Nous avons tous deux été livrés à la vindicte populaire (surtout lui) pour nos idées et sur base d’accusations infondées. Par notre insoumission, nous avons marqué notre attachement aux principes qui caractérisent notre Université.
Néanmoins, pour avoir appelé à une « lapidation » de Caroline Fourest sur les réseaux sociaux, un appel à lire au seizième degré, Souhail a réellement été lapidé. Tel le coq sur le fumier, Maître Uyttendaele n’a pas raté l’occasion pour en remettre une couche : « Bien sûr, il faut exclure Chichah de l’ULB. » a-t-il lancé dans les pages de la Libre[3] avant même que les autorités académiques n’aient même lancé leur procédure disciplinaire.
Après les insultes, les calomnies et les menaces, place à l’exécution extrajudiciaire.
Gare à vous, agitateurs !
Quand il s’agit de faire respecter la loi et l’ordre, nos grands humanistes pétris de bienveillance et de tolérance ne rigolent pas vous savez.
Tel le taureau dans l’arène, ils se lancent à l’assaut du voile musulman agité par un pseudo-matador espiègle et imprudent.
Un petit fichu de sorcière remué devant Madame Fourest et c’est le péril vert qui se répand dans nos chaumières.
N’y a-t-il pas un libre-penseur qui puisse les raisonner en leur disant : Calmez-vous donc, indignés de bonne famille, le clash Chichah/Fourest n’est qu’une tempête dans une burette.
N’y a-t-il pas une âme sereine qui s’indignât de voir notre brave et généreuse Alma Mater devenir une « Mata Alter », une Tueuse de l’Autre ?
N’y a-t-il pas un sage pour nous rappeler qu’une Alma Mater qui s’érigea contre la loi du plus fort ne peut se résigner à agir comme une Matamore, une tueuse de Maures.
Comme disait ma femme hier, les manifestants grecs eux, ils ont bien compris qu’en Europe, le danger ne venait pas de la burqa.
[1] Serge Halimi, "Burqa bla-bla" in Le monde diplomatique, avril 2010 [2] Hervé Hasquin, Le Soir, 12 janvier 1990 [3] La Libre, 9 février 2012
PS : Le professeur Souhail Chichah fait actuellement l’objet d’une instruction disciplinaire. L’ULB devra se prononcer prochainement sur son renvoi ou non de l’université. Signez la pétition pour le maintien du professeur Chichah : http://www.petitions24.net/pour_le_...