Entretien avec Jacques Semelin, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la résistance civile et des crimes de masse, et auteur du livre Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs ont échappé à la mort (Seuil, 2013).
Se demander comment trois quarts des Juifs en France ont échappé à la mort pendant l’Occupation peut être provocateur !
Ce chiffre de 75 % de survivants est connu des spécialistes, Serge Klarsfeld l’a souvent évoqué, mais il est peu connu des Français. Je suis spécialiste de la Shoah, je n’en oublie jamais les victimes. Dans le livre, on suit de nombreux témoins, individus et familles dont des membres ont été exterminés. Je ne raconte pas une histoire rose du sauvetage des juifs de France mais je tente de comprendre comment nombre d’entre eux ont pu s’en sortir.
Comment expliquez-vous la différence des destinées entre juifs français et étrangers ?
Cela a été pour moi une découverte : 90 % des Français israélites, comme on disait alors, ont survécu contre 55 à 60 % des juifs étrangers. C’est la Révolution française qui en avait fait des citoyens à part entière. En un siècle, ces Français juifs se sont intégrés de plus en plus à la nation. Très patriotes, leurs pères et grands-pères ont combattu et donné leur sang pour la France. Aussi ont-ils été meurtris par l’antisémitisme de Vichy. Ils ont cependant de la famille en province, des collègues pouvant les aider, encore quelques ressources financières : ils peuvent donc mieux faire face aux persécutions que les juifs étrangers.
Les stratégies de survie sont très diverses. Vous évoquez même des juifs en fuite à la débâcle et qui reviennent vivre à Paris occupée !
Exact. Comme la famille Becker qui a fui vers Nantes et se dit, tant qu’à vivre en zone occupée, autant retourner chez nous à Paris ! Je cite aussi le cas de l’écrivaine célèbre Irène Némirovky, qui quitte Paris pour se réfugier à Issy-l’Évêque, en zone occupée… à quelques kilomètres de la zone libre ! Elle y sera arrêtée en juillet 42 puis déportée sans retour. Des gens lucides pouvaient ne pas prendre les bonnes décisions. Comment le comprendre ? En tout cas, je ne veux pas juger.
Dans cette période, Un Français sur trois a quitté son domicile pendant la guerre ! Les juifs aussi : ils se dispersent de plus en plus en milieu rural. La volonté de les contrôler a été en partie contrecarrée par leurs mobilités.
Fin 1942, de nombreux juifs ont migré à l’est du Rhône sous autorité italienne. Pourquoi ?
Ceci survient après l’invasion allemande de la zone libre, en novembre 1942. Les Italiens ont alors occupé le sud-est de la France. Le bruit court vite qu’ils sont cléments envers les juifs. D’où ce mouvement vers la zone « italienne ». Mais quelques mois plus tard, après la chute de Mussolini, les Allemands prennent le contrôle de cette région : elle devient un piège pour les juifs.
Pourquoi cette mansuétude italienne ?
Rome considérait que le traitement des juifs relevait de sa souveraineté nationale. Le fait de les livrer ou pas aux Allemands entrait dans le jeu d’une négociation avec Berlin.
Au final, trouvez-vous un fil conducteur au fait que la persécution des juifs ait moins bien fonctionné en France que dans d’autres pays occupés ?
Il y a une multiplicité de facteurs et non pas un « fil » unique. Ne négligeons pas pour autant l’antisémitisme, voire la délation de certains. Au début de l’Occupation, la population reste en général indifférente au sort des juifs. Mais quand le régime commence à s’en prendre aux femmes et aux enfants, l’opinion désapprouve. Les réactions d’entraide – qui ne sont pas de la Résistance – se traduisent par des petits gestes de sauvetage des enfants, de protection des adultes.
On a aujourd’hui une vision très noire du régime de Vichy qui s’étend à la population dans son ensemble. Les Français n’étaient pourtant ni des héros ni des salauds. Il y a eu une multitude d’attitudes. Au silence de 1940-42 envers les juifs a succédé un autre silence, celui de la non-dénonciation. Combien de fois des témoins m’ont déclaré : « Ils savaient qu’on était juifs mais ils n’ont rien dit » !
Qu’attendez-vous de votre rencontre à Cluny avec Robert Paxton ?
Je suis très honoré qu’il ait accepté cet échange autour de mon livre : dans la mesure où ses travaux sur la France de Vichy ont bouleversé notre connaissance de la période. De mon côté je pense aussi apporter des éléments nouveaux et nous devrions ainsi avoir une conversation passionnante. Il faut remercier le libraire de Cluny qui a eu l’idée de nous réunir.
Les derniers ouvrages parus de Jacques Semelin : (dir) Resisting Genocide, New York, Colombia University Press, 2011. Face au totalitarisme, la résistance civile, Bruxelles, André Versaille, 2011. Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs ont échappé à la mort, Paris, Le Seuil/Les Arènes, 2013. Ce livre vient de recevoir le prix de l’Académie Française.