Hitler à l’ère post-idéologique : la suite :
une recension du Livre secret d’Adolf Hitler
par Nitzan Lebovic de l’Université de Californie (janvier 2006)
Sous notre désespérante ère post-idéologique, la seule valeur absolue est « le mal par essence » d’après la théorie de Slavoj Žižek dans The Desert of the Real, Five Essays on September 11. D’après Žižek, qui cite le philosophe idéaliste F. W. J. Von Schelling, le concept existe dans un régime de vacuité qui ne peut maintenir aucune explication permanente, et ainsi ne permet aucun débat public. Cela paraît être une description appropriée des politiques actuelles de type « Axe du Mal ». Mais cela s’adapte-t-il si parfaitement à la méthodologie historique ? Qu’en est-il de l’histoire des phénomènes considérés comme « mauvais », ou même « mauvais par essence », comme l’est Adolf Hitler ?
L’obsession cinématographique et textuelle de ces dernières années autour de la personnalité d’Hitler est une allégorie intéressante du régime culturel présent dans lequel nous vivons et de la fascination (l’obsession ?) de celui-ci pour le « Mal ». Elle ne témoigne pas moins du besoin désespéré d’un point de référence, d’un ancrage duquel tout régime de dénomination peut dépendre de manière certaine.
Aucun système de morale ou de référence ne peut assurer autant de stabilité qu’un diable historique. Ce n’est alors pas un simple hasard si tous les « diables » politiques – Saddam pour les Américains et Bush pour les musulmans – étaient et sont toujours comparés à Hitler. Est-ce la conséquence du fait que nous vivons à l’ère des politiques négatives, ou d’une « théologie négative » comme l’appelle Žižek ? Après tout, il est souvent plus facile de formaliser un ennemi plutôt que de définir sa propre identité individuelle.
Selon cette logique, le Second livre d’Hitler (ou Livre secret) aurait dû faire véritablement impression, être un point de référence permanent pour les historiens et philosophes politiques. Mais sa visibilité peut être au mieux décrite comme partielle. Ian Kershaw l’a fait renaître comme un texte sérieux dans sa biographie d’Hitler, Neil Gregor le considère comme « la déclaration la plus claire et succincte des opinons [d’Hitler] sur de nombreux sujets », mais mise à part ces deux récentes références, seuls quelques historiens se sont seulement donné la peine de le mentionner dans leurs notes de bas de page. Hannah Arendt, qui elle-même affirmait que « pour connaître les buts ultimes de la gouvernance d’Hitler en Allemagne, il était plus sage de s’appuyer sur ses discours de propagande et sur Mein Kampf plutôt que sur l’éloquence du chancelier du Troisième Reich » n’a pourtant jamais mentionné le Second livre, pas même dans les dernières éditions de son livre sur le totalitarisme. La récente exposition du livre au grand public en 1961 (en allemand), et en 1962 (dans une traduction anglaise partisane), ne permet pas d’expliquer suffisamment une telle méconnaissance.
La raison d’une telle méconnaissance a à voir avec la mauvaise compréhension des objectifs du livre. Superficiellement, le but explicite du livre est de proposer un recadrage actualisé de la politique nazie des affaires étrangères.
Hitler se concentre sur le cas du Sud-Tyrol, un sujet brûlant en 1928, mais totalement marginal pour la compréhension globale du régime. Dans l’immédiat, le cas du Sud-Tyrol se rapportait à deux éléments-clé : le positionnement sur ce problème du parti nazi aux élections de mai 1928 et sa lourde défaite lors de celles-ci – un mois avant la dictée de ce texte – ainsi que la tentative de justification par Hitler d’une alliance avec l’Italie, plutôt qu’avec l’allié plus naturel, l’Autriche. Le conflit concernant les montagnes du Tyrol menaçait d’exploser à la fin des années 1920, après que Mussolini força l’enseignement religieux au Tyrol à prendre pour langue officielle l’italien (jusqu’alors c’était l’allemand). La décision fut interprétée par les Autrichiens comme une tentative de renforcement de la domination italienne sur la région et menaçant un statu quo fragile instauré depuis 1918 qui laissait la région sous influence italienne, tout en étant contrôlée par la kultur germanophone.
Pourtant, derrière l’obstination impopulaire d’Hitler pour cette alliance, réside une autre dimension, ignorée par les historiens. La structure de ce texte révèle une discussion principielle et cohérente sur un petit nombre de valeurs-clés et une argumentation bien organisée – ce qui est surprenant pour ceux familiers du désorganisé Mein Kampf ; Hitler commence son livre par une discussion plus abstraite sur la valeur de la vie (Leben) comme pouvoir immanent aux individus et aux peuples (Völker), et en déduit tout un ensemble de conclusions pratiques – « pratiques » de son point de vue, bien sûr. Les historiens y ont vu un avertissement explicite : « Désormais, nous savons qu’Hitler a précisément dit ce qu’il voulait dire » soutenait Omer Bartov dans sa revue New Republic ; « dans le "Second livre", Hitler a complètement explicité son opinion » soutenait Richard Overy dans The Guardian. Peut-être bien, mais est-il possible que les mots d’Hitler signifiaient davantage que ce qu’il voulait leur faire dire ? Une perspective discursive pourrait offrir un prisme nouveau et frais sur ce texte.
Le fil conducteur nous mène de la vie immanente du véritable Allemand – racialement purifié – aux besoins politiques contemporains, gardant en tête le besoin urgent d’un espace vital (Lebensraum) à l’Est, étant selon Hitler, l’unique option géopolitique de l’Allemagne. Les relations internationales sont présentées et portées pour servir cet objectif et contrairement à ce que les historiens pensent souvent, ne le précèdent pas. En réalité, l’argumentaire dans son ensemble est dominé par l’importance absolue du concept (esthétique, organique) de vie, et peut être interprété comme une argumentation discursive et immanente qui conserve toujours la notion de « forme vitale » en arrière-plan.
Bien sûr, il est encore question du complot juif, de l’infériorité des races slaves, et d’une emphase nouvelle et plus radicale sur le pouvoir américain, les États-Unis étant désignés comme l’ennemi de longue portée pour l’Allemagne (ce dernier point est la nouveauté-clé du Second livre du point de vue politique).
Mais plus important encore, le cadre conceptuel qu’Hitler déploie dans les mots suivants : « Les êtres humains ne connaissent pas plus qu’aucune autre créature du monde la raison de leur existence, mais la vie est forte de ce désir de la préserver... les mêmes lois qui déterminent la vie de l’individu, et auxquelles il est soumis, sont ainsi valides pour le peuple » (p. 7-8). Ces lois, selon Hitler, sont les « lois naturelles des peuples » (Lebensgesetze für die Völker). Ce sont aussi les lois qui forment l’opinion d’Hitler sur « l’histoire mondiale » (Weltgeschichte), qu’il distingue entre la « mauvaise » histoire académique, l’histoire officielle des professeurs et des universitaires, et « l’histoire mondiale » populaire, ou « politique mondiale », une histoire du peuple, qu’il considère être la sienne.
Dans cette logique, Hitler critique « ceux qui se sentent appelés à éduquer un peuple » ; non pas nous – lecteurs et rédacteurs de revues provocantes – mais les véritables « faiseurs », les politiciens : « c’est à eux d’apprendre de l’histoire, et d’appliquer de façon pratique leur savoir sans s’arrêter à la compréhension, l’ignorance ou même le désaveu des masses… d’apprendre des expériences du passé et d’imposer au peuple allemand les lois naturelles » (p.40). Encore plus explicitement : « Quand je suis néanmoins forcé d’observer le passé et le présent de manière critique, je le fais seulement pour justifier et expliquer notre propre chemin positif » (p.46).
Pour parler franchement : Hitler s’identifiait comme un über-politicien, qui s’appuie sur sa compréhension propre du passé, basé sur les lois naturelles, c’est-à-dire, sur un passé que les historiens libéraux et érudits ne s’entendront jamais à accepter comme un métarécit. Le concept le plus important du livre dans son ensemble est ainsi la « lutte vitale » (Lebenskampf) : il commence le premier chapitre de son livre ainsi : « La politique est l’histoire en gestation (werdende). L’histoire elle-même représente la progression de la lutte d’un peuple pour sa survie. » L’origine allemande est toujours plus proche du discours de la vie : « L’histoire elle-même est la description de l’évolution de la lutte vitale du peuple » (« Geschichte selbst ist die Darstellung des Verlaufs des Lebenskampfes eines Volkes » p. 7). Une tournure qui sans aucun doute est plus maladroite que la version anglaise publiée, mais qui donne corps au discours d’Hitler et à ce qu’il implique ; ce que la « lutte vitale » et les « lois naturelles » soulignent est l’importance pour Hitler de certains concepts relatifs à la vitalité, sous la forme d’un vocabulaire qui régule les principes de l’action politique, de l’interprétation historique, et du métarécit philosophique de la notion hitlérienne d’espace – aussi populiste qu’il puisse être.
Le Lebenskampf évolutionniste est ici formalisé comme une Weltanschauung (une « conception du monde », ndt) immanente, et les politiques sont contrôlées par les lois dynamiques de la création esthétique.
Lebensraum, selon Hitler, est le produit dérivé « d’idées » qui permettent une « réalité vitale » (Lebenswirklichkeit). D’autres idées héritées du « pacifisme idéaliste », telles que l’égalité et la démocratie, ne sont pour Hitler rien d’autre que « le Mal » lui-même : « Les idées qui ne servent pas cet objectif, même si elles apparaissent mille fois plus belles en apparence, sont néanmoins mauvaises, car elles éloignent progressivement un peuple de la réalité de la vie. Mais le pain dont un peuple a besoin pour vivre est déterminé par le Lebensraum » (p.17).
Pourquoi les éditeurs ont-ils laissé le mot original Lebensraum, mais ont négligé tous les autres concepts relatifs à la vitalité ? Peut-être car Lebensraum a dans leur esprit un charme politique et territorial immédiat, une hypothèse qu’Hitler lui-même rejette absolument : « L’Allemagne d’aujourd’hui ne doit en aucune circonstance voire la mission de sa politique étrangère réduite à une politique formelle des frontières…la division du territoire sur terre est toujours le résultat temporaire d’une lutte et d’une évolution qui n’est en aucun cas terminée, mais qui continue naturellement d’évoluer » (p. 94-95). En d’autres termes, l’espace lui-même est dynamique et bouge selon les mêmes lois du mouvement que celles à l’œuvre dans la « vie des peuples ». Il ne fait guère de doute qu’Hitler pensait à une dynamique d’occupation constante et de guerre, mais non pas comme un but ultime. Il faut plutôt comprendre, comme il prévient lui-même, qu’« une autorité politique sage n’envisagera pas la guerre comme la finalité de l’existence d’un peuple, mais seulement comme le moyen de préserver l’existence de celui-ci » (p. 12).
Le discours d’Hitler dépeint un mouvement qui intègre le globe, mais non pas comme un but ultime ; comme le montre le livre, Hitler voyait cela comme le résultat d’un état interne donné. Les conséquences pour une histoire intellectuelle appropriée du régime nazi sont décisives : le poids d’Hitler repose sur les principes immanents de frontière comme concept philosophique, comme un Lebensraum, comme une arène politique ouverte, et non pas comme une cible fermée. La politique apparaît ici comme « l’art grand ouvert de mener la lutte (vitale) d’un peuple », un choix de mots conscient qui doit attirer notre attention sur la notion de politique basée sur un corpus esthétique et la « créativité de l’individu » (p.34). Ce qui intéresse Hitler plus que tout est « l’image historico-culturelle d’un peuple » (p.32).
Si nous choisissons de prendre Hitler au mot, la radicalisation de l’art et de l’image du Lebenskampf marque un changement par rapport à l’ancien accent plus immédiat mis sur le « plan urbain » socialiste. Perdre l’élection de mai 1928 a fait comprendre à Hitler qu’il devait agir de sorte à montrer à la fois sa cohérence (l’accent sur le Sud-Tyrol) et sa capacité au changement. De la perspective de l’histoire intellectuelle, le Second livre pourrait être vu comme la marque d’un changement significatif dans la rhétorique d’Hitler, tout en conservant son cadre : lutter contre les « criminels de novembre » et le « complot juif », c’est-à-dire un ennemi absolu.
Dans ce cadre global, le pouvoir d’Hitler était sans bornes : « Dans le futur, le seul État qui pourra tenir tête à l’Amérique du Nord sera l’État qui aura compris comment – à travers le caractère de sa vie intérieure et la substance de sa politique extérieure – élever la valeur raciale de son peuple et le mettre dans la forme nationale la plus pratique à cet effet » (p.116). Hitler a ensuite confronté la « vie intérieure » au mouvement pan-européen, « une union purement formelle des peuples européens, sans être provoquée par la force par des siècles de batailles par une superpuissance européenne » (p.116). C’est – une fois encore — la lutte vitale qui donne à la fois aux individus et aux nations la capacité de réaliser leur personnalité unique et leur identité, un lien spécifique entre la vie et la mort. Hitler déclare très tôt dans son récit « qu’il faut noter à quel point l’homme pense peu à la potentialité de la mort durant sa vie » (p. 39). « Toutes les considérations tactiques n’indiquent cependant absolument pas une renonciation aux anciens objectifs de la politique étrangère française, mais seulement leur dissimulation » (p.140). En d’autres termes, Hitler pose la mort et la dissimulation comme des concepts historico-politiques, et souligne leur valeur dynamique.
Laissez-moi résumer : ce que j’ai essayé de faire ici en quelques mots, est non pas de faire d’Hitler un philosophe, mais plutôt d’exposer la concrétisation audacieuse d’un discours de vie que le philosophe néokantien Heinrich Rickert a appelée en 1920 « le mouvement philosophique le plus tendance de notre temps ». L’objectif de cette étude est peut-être provocateur, mais aussi limité ; non pas pour expliquer le discours ou sa politisation graduelle au cours de années 1920, mais plutôt pour souligner le chemin qu’Hitler explora en 1928 pour faire de ce pouvoir immanent aussi un phénomène externe, un spectacle.
Il serait exact de dire que le Second livre le fait avec beaucoup plus de succès que Mein Kampf, d’une manière bien plus cohérente, et avec un fil conducteur rigoureux qui nous conduit du vocabulaire philosophique de la vitalité à l’exercice politique immédiat. Comme tel, le Second livre devrait être pris plus au sérieux par ces étudiants du national-socialisme et ceux qui sont intéressés par sa Weltanschauung. Un exercice intéressant est de le comparer aux chapitres de Mein Kampf qui traitent des relations internationales, qu’il prolonge et fonde sur des principes : le quatrième chapitre du tome 1 et les chapitres 13 et 14 du tome 2.
Comme cela a été mentionné dans d’autres études, l’éditeur et le traducteur ont en effet réalisé un excellent travail. Les fautes d’impression minimes (p.83, p.90) ne changent rien au niveau d’édition érudite, et pourtant, l’éditeur et le traducteur auraient dû inclure entre parenthèse l’origine des nombreux concepts et idiomes qu’Hitler utilise, notamment ceux du champ de la « vision vitale ». Une sensibilisation plus prononcée au rôle important du discours nazi aurait amélioré la traduction. Même si l’on s’accorde sur l’idée que la personnalité ou les actions d’Hitler sont le « Mal absolu », un concept théologique que la plupart des Lebensphilosophen auraient rejeté, cela doit être démontré en employant leur vocabulaire et leurs opinions. Tout ce qui viendrait du monde extérieur serait un anachronisme, même la lecture critique sur la « négation absolue » idéaliste de Žižek, qui est entrée dans nos vies quotidiennes « pour briser le cours quotidien isolé de nos vies, derniers véritables hommes nietzschéens ».
Le Livre secret d’Adolf Hitler,
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