Entretien avec Jure Georges Vujic sur les dessous de la campagne médiatique de diffamation contre le ministre de la Culture croate Zlatko Hasanbegović.
Dernièrement le quotidien Libération a accusé le ministre de la Culture croate Zlatko Hasanbegović de révisionnisme et a publié une pétition de nombreux intellectuels de gauche qui demandent sa démission, Le Monde parle d’un « retour des ultras nationalistes au pouvoir ». Quelles sont les causes de ces attaques ?
Oui, j’ai personnellement réagi à cet article de Libé qui ressemble plus à une opération d’agitprop et à une missive pamphlétaire qu’à un article journalistique objectif et impartial. J’ai aussi rendu compte que parmi les signataires de cette pétition figurait l’activiste de la gauche radicale Toni Negri condamné pour actes terroristes en Italie et pour avoir collaboré avec les Brigades rouges durant les années de plomb en Italie ; d’autre part, on y voit aussi parmi les signataires une pléiade d’ « intellos » de la tendance post-marxiste et post-structuraliste ou des postféministes comme Judith Butler, des anciens staliniens reconvertis dans la gauche libérale-libertaire comme Dario Fo, Étienne Balibar, Chantal Mouffe et puis les infatigables « chasseurs de nazis » Beate et Serge Klarsfeld.
Ce qu’il faut savoir c’est qu’il existe toute une genèse précise de cette affaire et spécifique de la vie politique croate mal connue des médias occidentaux, avec un contexte politique postcommuniste totalitaire précis. Suite à l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de coalition centre-droit, la Croatie subit une campagne de désinformation et de diffamation sans précédent tant au niveau national qu’international, téléguidée en grande partie par la presse de gauche et d’extrême gauche postcommuniste et leurs relais internationaux, en Union européenne et en France. L’une des principales cibles de cette campagne de presse est l’actuel ministre Zlatko Hasanbegović accusé à tort de défendre des thèses révisionnistes, alors qu’il s’est à maintes reprises expliqué sur le sujet et a ouvertement déclaré son antifascisme historique ainsi que son antitotalitarisme (communisme et nazisme).
Personnellement je pense que la révision est une des méthodes légitimes de la discipline historique, car on voit mal comment les historiens feraient leur travail sans révision méthodologique à la lumière des nouveaux faits et des preuves historiques ; sans révision et évolution méthodologique, l’histoire au XXIe siècle serait une discipline archaïque qui puiserait ses sources dans les récits d’Hérodote de l’Antiquité ! D’autre part, il ne faut pas oublier que l’histoire dans les pays de l’ex-bloc communiste a été écrite depuis 1945 exclusivement par les alliés gagnants et qu’il s’agit principalement d’une histoire idéologiquement dévoyée et orientée, qui tente toujours d’amnestier les crimes communistes. Le plus grand tort du ministre Hasanbegović a été de déclarer, lors d’une prestation télévisuelle, que l’antifascisme inscrit dans la constitution croate ne devait pas, dans le contexte de transition démocratique, servir de prétexte pour réhabiliter l’expérience historique yougoslave totalitaire en suivant à la lettre les recommandations de l’UE en la matière.
Pour mieux comprendre les dessous de ces attaques non fondées qui visent à discréditer le nouveau gouvernement croate fraîchement constitué, il convient de replacer cette affaire médiatico-politique dans le contexte politique et social actuel de la Croatie.
Suite à l’échec du parti ex-communiste social-démocrate (SDP) de l’ex-premier ministre Milanovic aux dernières élections législatives, l’ensemble des médias, des organisations non gouvernementales, ainsi que les lobbies néocommunistes proches du SDP, on été mobilisés afin de discréditer le gouvernement de la majorité gagnante des élections. L’une des premières décisions du ministre de la Culture Hasanbegović a été celle de mettre un terme au financement des ONG et des médias appartenant au secteur « non profitable » (jusqu’ici en grande partie subventionnés par l’État et le ministère de la Culture) et en accord avec les normes et les standards européens sur le financement des ONG, ce qui bien sûr a été mal perçu par l’ensemble des acteurs médiatiques et des activistes de la gauche radicale qui, depuis les années 1990, ont substantiellement puisé dans le budget étatique. L’ancienne ministre de la Culture Zlatar Violic, connue pour ses pratiques népotistes, a été condamnée au mois de février dernier pour conflit d’intérêts pour avoir usurpé de sa fonction de ministre et assuré le financement, par le biais du budget du ministre de la Culture, d’un média proche de l’ancien gouvernement de gauche sans respecter la procédure légale de concours public.
En fait cette campagne de diffamation sans précédent a au moins le mérite de faire la lumière sur la persistance d’une pensée unique particulièrement féconde et vivace dans la gauche libérale post-soixante-huitarde francaise et européenne qui a du mal à mettre sur le même plan tous les totalitarismes modernes, qu’ils soient de gauche ou de droite (communiste et national-socialiste) et continue d’absoudre en quelque sorte l’expérience communiste soviétique et titiste au nom de la bien connue thèse des prétendues « bonnes intentions » humanistes de l’idéologie communiste qui dans la pratique s’est soldée par des millions de victimes. Il s’agit bien ici d’un reliquat de pensée dogmatique antitotalitariste et moralisatrice post-soixante-huitarde que l’on retrouve chez Libération comme chez Le Monde.
Qui sont les acteurs de cette campagne de diffamation ?
En Croatie, dans le cadre de cette véritable entreprise de démonisation médiatique, certains journaux proches de l’ex-gouvernement néocommuniste sortant n’ont pas hésité, comme le journal Novosti, à falsifier et retoucher une photographie du ministre de la Culture
Hasanbegović afin de le présenter sous les traits d’un « néo-oustachi pro-nazi », ou bien d’interpréter fallacieusement certains des passages de ses livres et travaux historiques afin de lui coller une étiquette « fasciste ». Les mêmes cercles médiatiques et intellectuels, parmi lesquels la « Platforme 112 » et l’initiative « Kulturnjaci 2016 » regroupant des activistes d’extrême gauche connus pour leur agressivité et leur intolérance, ont fait appel à leurs relais journalistiques et intellectuels internationaux, et c’est ainsi qu’on a pu voir, lors de sa visite à Zagreb le 7 février dernier, comment le romancier Pascal Bruckner s’est laissé instrumentaliser par une minorité militante nullement représentative de la sphère culturelle croate, lequel est allé, en tant que romancier, demander maladroitement à la présidente croate K. Grabar Kitarovic de « revoir » la nomination du ministre Hasanbegović, ce qui a été très mal perçu par l’opinion publique croate comme une ingérence flagrante dans les affaires intérieures. D’autre part, l’écrivain Alain Finkielkraut, qui était plutȏt pro-croate et a soutenu la cause croate durant la guerre de libération dans les années 1990. a rejoint le camp de cette gauche caviar libérale-libertaire qui cherche obsessionnellement « fascistes » et des affreux « oustachis » fictifs en Croatie là où ils n’existent pas. Bref, quand ils n’existent pas, il faut les inventer !
Y a t il véritablement en Croatie une guerre culturelle, comme le rapporte Le Monde dans l’entretien publié avec le ministre de la Culture Hasanbegović, les médias occidentaux parlant volontiers de « révolution conservatrice » en comparaison avec l’ « Orbanisation » en Hongrie et le virage à droite en Pologne ?
Oui, j’ai récemment publié un manifeste pour une révolution culturelle dans le journal Vijenac, comme une sorte d’appel à la renaissance culturelle de la société croate et plus largement en Europe qui ne pourra se faire que par une refondation de l’esprit, au travers d’une contre-culture authentiquement résistante, antithèse de la culture dominante prétendument émancipatrice, mais en réalité mortifère et au service du marché, et qui, sous couvert de libération, détruit toutes les valeurs qui ont forgé l’ossature de l’humanité. Les deux axes de cette re-fondation culturelle dans le contexte croate sont : un recentrage du discours culturel national sur l’identité dans le contexte mondialiste de déculturation et d’américanisation accrues, qui présuppose une rupture avec le discours culturel dominant postmarxiste, Lacanien de gauche, qui dénigre et nie l’idée d’identité culturelle nationale, et, deuxièmement, promouvoir une culture nationale et européenne constitutive assez forte et homogène afin de résister à la marchandisation néolibérale de la culture.
D’autre part, toute forme de « révolution » authentique dans le domaine de la culture renvoie au sens originel et étymologique du mot révolution, à savoir l’idée d’un retour cyclique aux origines, ce qui implique une lutte contre les formes progressistes dominantes d’une culture qui s’autofonde et rompt avec le principe de transmission générationnelle. Nous voulons en finir avec l’héritage dévastateur de l’hégémonie culturelle de la gauche postyougoslave qui s’est recyclée dans les systèmes clientélistes libéraux lors de la transition démocratique en 1990. Alors qu’en France et en Europe Occidentale l’idéologie consumériste du « tout culturel » est l’apanage des « bobos », en Croatie comme dans le reste des ex-pays communistes de l’Est ce sont les « colibris » (communistes-libéraux, les anciens communistes apparatchiks reconvertis dans l’establishement libéral démocratique) – en tant que néologisme des sociologues Georges Mink et Jean-Charles Szurek – qui monopolisent les médias et le domaine institutionnel de la culture.
Y a t il une « Orbanisation » des élites politiques croates au pouvoir ?
Le contexte francais, et plus largement occidental, est bien différent de celui de l’Europe centrale postcommuniste. Alors que les peuples de l’Europe occidentale ont actuellement affaire à des menaces identitaires et sécuritaires face à la pandémie migratoire et le terrorisme islamiste, les pays de l’ex-bloc communiste restent relativement épargnés par ce phénomène, mais, d’un autre côté, ils doivent faire face à une « occidentalisation » uniforme libérale des mentalités, de l’économie et de la culture. Ce que l’on appelle négativement « Orbanisation » ou « révolution conservatrice » est l’expression de la volonté des élites souverainistes de Hongrie, Pologne et Croatie de refuser l’uniformisation culturelle, politique et économique occidentaliste et de se plier à la dictature du marché, en préservant leur identité nationale et leurs cultures enracinées. Le camp des mondialistes en est conscient et c’est la raison pour laquelle il organise des campagnes médiatiques de désinformation et de « démonisation » de ces élites souverainistes en les taxant de « dangereux », de révisionnistes, de néofascistes, scénario qui est actuellement à l’œuvre en Croatie. En fait, le paradigme de la transition après la chute du Mur de Berlin a permis l’importation et la transposition pure et simple dans ces pays en transition du sacrosaint modèle de la démocratie libérale de marché à des sociétés déstructurées par des décennies d’expérience communiste.
En Croatie, depuis les années 1990, les médias, le secteur de l’éducation et de la culture ont toujours été des domaines privilégiés de la gauche néocommuniste, dont le monopole a toujours été critiqué par la droite qui y voit encore aujourd’hui une véritable « hégémonie culturelle ». Le dirigeant de la télévision publique Goran Radman récemment destitué, était un ancien cadre communiste ; il est soupçonné d’être un membre des anciens services secrets militaires ex-yougoslaves (KOS), alors que la présidente du Conseil de l’Agence des médias électroniques Mirjana Rakić, accusée de censure par les médias indépendants, a reconnu, lors d’une récente émission télévisée, avoir rempli des fichiers de renseignements pour les services secrets titistes à l’époque yougoslave (UDBA). Il faut rappeler que la Croatie, depuis son accession à l’indépendance en 1990, est actuellement, avec la Slovénie, le seul État membre de l’UE de l’Europe post-communiste à ne pas avoir voté une loi de lustration comme l’ont fait la Pologne, la Hongrie, l’Allemagne, la Tchéquie et bien d’autres… Néanmoins, la Croatie, en tant que membre de l’UE, a adhéré aux résolutions successives de l’UE relatives à la condamnation de son passé totalitaire communiste, comme celles du Parlement européen du 2 avril 2009 sur la conscience européenne et le totalitarisme, ainsi que la résolution 1481 sur la nécessité d’une condamnation internationale des crimes des régimes communistes totalitaires, adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 25 janvier 2006. En dépit de ce cadre légal, cette confrontation avec le passé totalitaire communiste n’ a pu se faire en raison de l’absence de consensus national sur ce sujet.
Qu’est-ce que la transition démocratique a apporté à la Croatie après la guerre de libération nationale dans les années 1990 ?
Le concept de « transition » concocté dans les laboratoires néolibéraux et atlantistes constitue pour tous les pays ex-communistes de l’Europe de l’Est le paradigme « magique » censé résoudre tous les maux identitaires et économiques de ces pays qui passent d’un mental « protocommuniste » et d’une économie dirigiste vers un mental « libéral » permissif, consumériste et une économie de marché censée apporter une société d’opulence. Néanmoins, la réalité est tout autre. La Croatie, comme l’ensemble des pays « en transition », connaît les lendemains désenchanteurs des promesses démocratiques et néolibérales. Ce pays subit de plein fouet les dommages collatéraux d’une privatisation sauvage, le clientélisme « patrimonial » politique, le relâchement généralisé des mœurs et l’anomie sociale. Les dynamiques identitaires et sociales organiques ont du mal à suivre les visions artificielles et constructivistes identitaires occidentales, qui imposent une transposition paradigmatique du modèle néolibéral occidental. À ce titre tout le dispositif intellectuel et scientifique de la « transitologie » (science de la transition) participe de « ce miroir aux alouettes » occidentalo-centré. On peut légitimement parler de « bluff du siècle » pour illustrer la transition dans les pays ex-communistes et en Croatie, qui ont été tour à tour pillés et désubstantialisés une fois sous le rouleau compresseur titiste communiste, et aujourd’hui par le turbo-capitalisme financier triomphant, processus désagrégateur dont les peuples et les identités font les frais. Pour paraphraser Lénine, qui parlait du capitalisme comme dernier stade de l’impérialisme, la transition est la phase « intermédiaire » de l’impérialisme capitaliste global.
La post-modernité parle de re-configuration ou de recomposition de l’identité, comme si l’identité constituait une pâte à modeler malléable et interchangeable, une sorte de jeu de « lego » à usage multiforme. Entre ce qui était avant et ce qui est recomposé se trouve posé de façon sous-jacente un processus qu’on peut désigner au moyen du préfixe dé- : dé-construction, dé-composition, dés-écriture des référents construits sous le communisme, le communisme ayant lui-même décomposé et reconstruit ce qui était avant. Toute l’attention est portée sur les mouvements sociaux de la période contemporaine qui opèrent ce processus de déconstruction progressive des paradigmes de l’État-nation centralisé, aussi bien à l’est qu’à l’ouest. Ce qu’il s’agit de reconstruire, depuis 1989, peut se nommer re-individualisation, re-privatisation, ou re-capitalisation : c’est-à-dire ré-harmonisation avec les mécanismes sociaux en usage dans l’espace global non communiste. Dans certains cas, il s’agit bien d’une restauration, non de la période communiste mais de la période pré-communiste (restauration des biens privés, des institutions démocratiques s’il y en eut, ou de schèmes mentaux nationaux hérités de cet avant) ou bien il s’agit tout simplement d’un passage « négocié » et « consensuel » d’un système communiste vers un système démocratique accompagné par un vaste recyclage de l’ancienne « nomenklatura » communiste dans l’appareil d’État démocratique. Dans d’autres cas, cette restauration est plus une reformulation symbolique pour un ré-enracinement dans une continuité plus longue. L’idée de re-construction identitaire suppose donc à la fois une dé-construction identitaire préalable des référents en usage dans l’espace communiste, construits à l’intérieur du paradigme national/ paradigme de classe, et la tentation de lui substituer une préconstruction échappant à la temporalité historique (l’ethnie, la nation) au lieu d’une matrice qui ouvre sur un nouvel avenir politique ; ceci pour des raisons de légitimation politique, le plus souvent, mais aussi de re-fabrication d’un corps social éprouvé et déstabilisé.
La Croatie a toujours appartenu à la civilisation européenne du point de vue identitaire et historique, pourquoi parle-t-on d’un « retour à l’Europe » de l’ensemble des pays ex-communistes de l’Est, à la suite de la chute du communisme ?
Les élites politiques et intellectuelles des pays de l’Europe de l’Est ont souvent pensé l’ouverture de leur société vers l’Occident comme un certain retour à l’Europe. Avec cette idée, elles ont voulu montrer que le processus d’occidentalisation caractéristique de la période de la transition postcommuniste n’a pas été un hasard de l’histoire et un phénomène fortuit causé par l’effondrement de l’ancien régime. Tout au contraire, c’est l’histoire de leurs pays pendant les quatre ou cinq décennies de l’existence des régimes communistes qui a été considérée comme une aberration paradoxale de l’histoire, comme un isolement des pays de l’Est, de leur foyer naturel paneuropéen, comme une tentative politique de casser dans les pays de l’Est les valeurs fondamentales communes à toutes les sociétés européennes. L’idée du retour à l’Europe n’a pas été développée seulement dans les pays d’Europe Centrale, la République tchèque, la Hongrie, la Pologne, l’Allemagne de l’Est, etc. Ces sociétés, comme la société croate, avaient plus d’arguments pour défendre l’idée de leur retour en Europe parce qu’elles ont toujours eu des traditions catholiques fortes, qu’elles ont fait partie de l’Empire austro-hongrois, qui possédait une dimension européenne certaine, qu’elles appartenaient également à des pays fortement industrialisés, liés économiquement et culturellement aux pays de l’Europe Occidentale, avant la Seconde Guerre mondiale.
Ce « retour » en Europe a pris un sens un peu paradoxal. Il a été vécu comme un retour structurel vers l’ancienne période communiste des pays de l’Est. Or, derrière cette transformation se trouvent des acteurs sociaux et sociopolitiques précis. Pendant la première phase de la transition, plus particulièrement, des anciens acteurs socio-politiques de l’époque communiste appartenant à la nomenklatura du parti, ou leurs descendants, sont entrés de nouveau dans la vie politique de ces pays. En Croatie, cette même classe ex-communiste recyclée dans les officines néolibérales démocratiques, monopolise actuellement la scène politique et médiatique, souvent avec le poids lourd de leurs anciennes traditions idéologiques. A travers elles, c’est l’ancien proto-communisme titiste étroit qui émerge pour rendre particulièrement dysfonctionnels les rapports socio-politiques.
Par conséquent, la notion de ce retour en Europe est doublement erronée. D’abord, comme le président tchèque Havel le disait, parce que la volonté des pays de l’Est de s’intégrer à l’Europe n’a pas été nourrie par la nostalgie pour l’Europe de la guerre froide et de sa division en deux camps. Ensuite, parce que l’intégration européenne ne peut pas prendre la dimension d’une action portée par les anciennes forces politiques traditionnelles de la nomenklatura communiste aujourd’hui recyclée dans le « mainstream » politique néolibéral et démocrate. En Croatie, comme du reste dans tous les pays ex-communistes, le « retour en Europe » ou plutôt la « ré-appropriation de l’identité grande européenne » se fera au prix d’un vaste travail de mémoire, accompagné d’une politique de lustration adaptée qui permettra une nouvelle circulation des élites saines et loyales indispensable au redressement « mental » et politique du pays. Pour la Croatie le « retour à l’Europe », suite à l’accession à l‘indépendance et à la démocratie (ce qui lui a coûté des dizaines de milliers de morts durant la guerre de libération nationale) dont parlait Milan Kundera, s’est fait au prix d’une véritable « amnésie » sur les crimes communistes du régime titiste. Sous prétexte de l’impératif d’une réconciliation nationale et en raison des conditions spécifiques de guerre, l’ancien président Franjo Tudjman ainsi que les gouvernements successifs de gauche et de droite ont en quelque sorte « mis sous le tapis » les questions liées à l’assainissement du passé totalitaire communiste, en dépit des appels de la part de l’UE à la dé-communisation progressive des institutions démocratiques et des mentalités collectives.
On vous présente souvent comme l’un des principaux idéologues, la tête pensante de la nouvelle droite en Croatie en raison de vos nombreux travaux et de vos liens avec les milieux européens de la ND et NR européennes. Vous avez à ce titre publié récemment aux éditions Kontre Kulture un livre assez remarqué Nous n’attendrons plus les barbares – Contre-culture et résistance au XXIe siècle, pouvez-vous nous dire quel a été l’impact de ces idées non conformistes sur la société croate ?
Tout d’abord, je dois dire que je n’appartiens pas à un courant de pensée monolithique ni à la ND du reste très hétéroclite, et que je suis resté fidèle à une certaine sensibilité sociale et révolutionnaire continentaliste européenne. D’autre part, je tiens à dire que j’ai personnellement consacré un livre entier au phénomène de l’hégémonie culturelle et de l’emprise terrifique du « politiquement correct » (sous le titre croate Le Terrorisme intellectuel / Bréviaire hérétique) qui a été publié par la maison d’édition de l’actuel ministre de la Culture Hasanbegović en 2006.
Depuis mon retour de France en Croatie dans les années 1990, en dépit de la guerre de libération nationale croate, j’ai œuvré pendant des années, avec une minorité d’intellectuels engagés dans la mouvance nationale et non conformiste croate, à promouvoir au niveau horizontal sociétal et universitaire les idéaux, le discours métapolitique propres à la révolution conservatrice grande-européenne, totalement inconnus en Croatie, fondés sur deux axes : d’une part, la nécessité d’un combat culturel et d’idées contre l’hégémonie culturelle libérale-néocommuniste postyougoslave dans les médias et la société civile, et, d’autre part, un combat d’idées critiques contre les méfaits du discours globaliste capitaliste néolibéral qui s’est purement et simplement supplanté à l’ancien discours titiste dirigiste et communiste. Nous avons à ce titre centré notre action sur la déconstruction de cette hégémonie néocommunste-libérale et nous avons à ce titre, en conjonction avec l’actuel ministre Z. Hasanbegović, alors historien, organisé en 2009 au Centre culturel d’information de Zagreb une série de conférences sur le thème de « l’hégémonie culturelle » où nous avons presenté la pensée de A. Gramsci, d’Althusser, de Christopher Lash et bien d’autres. La presse actuelle de gauche, d’ailleurs, rapporte cette conférence tenue en 2009 comme le point de départ de la révolution culturelle de droite en Croatie, comme une sorte d’acte programmatoire ayant précédé la conquête du pouvoir. Pour ma part, effectivement, je pense que nous avons mené avec succès un travail de fond pionnier dans le domaine de la transformation des idées.
Vous êtes à la tête de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb et du département de politologie de l’Association « Matice Hrvatska » ; est-ce qu’il s’agit ici des principaux incubateurs intellectuels de la nouvelle droite croate et de résistance nationale ?
Ce ne sont pas les seuls, bien sûr. Nous avons à notre compte, au sein de l’Association Matica Hrvatska et de l’Institut, plusieurs années de travail, de conférences et de publications sur de nombreux thèmes pluridisciplinaires parmi lesquels : « la question des élites dans les pays en transition » (2010), « la politique et le pouvoir à l’heure globale » (2011), « la critique des lumières /tradition et modernité » (Guénon, Évola, Spengler) (2011), « la légitimité et le pouvoir politiques, sur le modernisme et l’anti-modernité » (2011), « l’Eurasisme » (en 2012), « la crise financière globale et les méfaits du monétarisme », « le totalitarisme et le post-totalitarisme », « la théologie politique » (Carl Schmitt, J.B Metz en 2013), « le socialisme », et, plus récemment, ce mois-ci, sur le thème « le socialisme sans Marx » (Constanzo Preve, Gramsci).
D’autres colloques ont été tenus sur les thèmes de « l’actualité de la critique de la démocratie libérale et les dangers d’un totalitarisme au XXIe siècle » (en 2013). Je tiens à rappeler que nous avons accueilli à Zagreb en 2014 Alain de Benoist qui est intervenu lors d’une conférence sur le thème de l’identité (Nous et les Autres), sur la fin de l’histoire et l’Empire latin, sur la modernité et le sacré, sur le thème des différentes voies du conservatisme, sur l’idée d’empire au Moyen Age, sur les perspectives géopolitiques du conflit ukraino-russe. Plus récemment nous avons tenu une conférence sur les dangers du TTIP pour l’identité européenne et croate. Je tiens également à signaler que nous animons un groupe de réflexion de jeunes étudiants croates qui publient la revue Renaissance (Obnova) consacrée à de nombreux sujets variés.