Ce qui ressort du comportement des marchés financiers européens ces deux dernières semaines, c’est que les anecdotes dramatiques de la crise financière et la panique provoquée servent délibérément à certains groupes d’influence - à l’intérieur et en dehors de l’Union européenne - à façonner le futur visage de la finance mondiale suite à la débâcle aux États-Unis des subprimes (prêt à haut risque) et des titres adossés à des créances (ABS). Le développement le plus intéressant des derniers jours est la position allemande unifiée et forte de la Chancelière, du ministre des Finances, de la Bundesbank et du gouvernement de coalition. Tous sont opposés à un super-fond de renflouage bancaire du style étasunien dans l’Union européenne. Pendant ce temps-là, le ministre étasunien des Finances, Henry Paulson, continue son copinage capitaliste (Crony Capitalism) au détriment de la nation et au profit de ses copains du monde financier. C’est un cocktail inutilement explosif.
La chute de la bourse de 7 à 10 pour cent par jour fait les gros titres de l’actualité et sert à susciter un grand sentiment de malaise proche de la panique chez le citoyen ordinaire. Les événements des deux dernières semaines dans les banques de l’UE - depuis les sauvetages dramatiques des banques Hypo Real Estate, Dexia et Fortis, et l’annonce d’Alistair Darling, le Chancelier de l’Échiquier au Royaume-Uni, d’un changement radical dans la politique du traitement des banques en difficulté au Royaume-Uni - ont commencé à révéler les grandes lignes des diverses réponses européennes à ce qui est en réalité une crise « made in USA ».
On peut raisonnablement penser que Henry Paulson, l’ancien directeur général de Goldman Sachs, n’est pas un ministre des Finances stupide. Il y a aussi des raisons réelles de croire qu’il agit en fait en fonction d’une stratégie à long terme bien pensée. Les événements qui se déroulent actuellement dans l’UE tendent à le confirmer. Comme me l’a dit un haut responsable d’une banque européenne lors d’une discussion privée, « Une guerre est en cours entre les États-Unis et l’Union européenne pour définir le futur visage de la finance européenne. »
Du point de vue de ce banquier, la tentative en cours du Premier ministre italien Silvio Berlusconi et du président français Nicolas Sarkozy de créer un « fonds » commun en Union européenne (avec peut-être plus de 300 milliards de dollars pour sauver les banques en difficulté) participerait de facto à la stratégie à long terme de Paulson et de l’establishment étasunien. En réalité, cela affaiblirait les banques en remboursant les titres véreux d’origine étasunienne détenus par les banques de l’UE.
Comme je l’expose dans mon prochain livre, Power of Money : The Rise and Decline of the American Century, (Le pouvoir de l’argent : essor et déclin du siècle étasunien), dans toutes les grandes paniques financières aux États-Unis depuis au moins celle de 1835, les titans de Wall Street, surtout la Maison JP Morgan avant 1929, ont délibérément déclenché la panique bancaire en coulisses pour consolider leur emprise sur le système bancaire étasunien. Les banques privées ont utilisé cette panique pour contrôler la politique de Washington, notamment la définition exacte de la propriété privée de la nouvelle Réserve fédérale en 1913, et pour consolider leur contrôle sur les groupes industriels comme US Steel, Caterpillar, Westinghouse, etc. En bref, ce sont des habitués de ce genre de guerre financière, qui augmente leur pouvoir.
Ils doivent maintenant faire quelque chose de semblable à l’échelle mondiale afin de pouvoir continuer à dominer la finance mondiale, le cœur de la puissance du siècle étasunien.
Cette pratique du recours à la panique pour concentrer leur pouvoir privé a créé une concentration extrêmement puissante de pouvoir financier et économique entre quelques mains du secteur privé. Ce sont ces mêmes mains qui, en 1921, créèrent le Council on Foreign Relations, l’influent groupe d’experts en politique étrangère étasunienne, pour guider la montée du Siècle Étasunien, comme l’appelait Henry Luce, le fondateur du Time, dans un essai capital en 1941.
Il devient de plus en plus évident que les gens comme Henry Paulson, qui fut l’un des promoteurs les plus énergiques de la révolution de l’ABS à Wall Street, avant de devenir ministre des Finances, sont animés par des mobiles qui dépassent de loin leurs instincts de cupidité. Dans ce contexte, la propre expérience de Paulson est intéressante. A l’aube des années 70, Paulson entama sa carrière en travaillant pour un homme célèbre nommé John Ehrlichman, l’impitoyable conseiller en politique intérieure du président Nixon. A l’époque du Watergate, John Ehrlichman avait mis sur pieds la fameuse équipe des plombiers pour réduire au silence les adversaires du président, mais Nixon l’avait abandonné et il avait fini en prison, sans soutien.
Paulson semble avoir pris de la graine de son mentor de la Maison Blanche. Selon un article du New York Times, en 1998, quand il était coprésident de Goldman Sachs, il a fait partir de force Jon Corzine, l’autre coprésident, dans ce qui équivalait à un « coup d’État ».
Comme je l’ai exposé en détail dans les parties I à IV de ma précédente série, Financial Tsunami, il devient évident que Paulson et ses amis de Citigroup et JP Morgan Chase ont une stratégie, de même que le parrain de la titrisation des hypothèques et de la déréglementation bancaire, l’ancien président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan.
Sachant qu’à un moment donné, la pyramide de billions de dollars de subprimes douteuses et autres titres hypothécaires à haut risque allait s’effondrer, ils étaient apparemment déterminés à propager le plus possible dans le monde entier les « déchets toxiques » de l’ABS, pour attirer les grandes banques du monde, plus particulièrement celles de l’Union européenne, dans leur piège à miel.
Mais ils n’agissaient pas seuls. Lors de son dernier témoignage sous serment, Lynn Turner, chef comptable de la Securities and Exchange Commission (SEC, organisme fédéral de réglementation et de contrôle des marchés financiers, NDR), qui était chargé de la surveillance du marché des swaps de défaut (credit default swaps), un marché d’un montant de 62 000 milliards de dollars, avait fait les frais des coupes budgétaires de l’administration Bush. Son personnel était passé de plus de 100 personnes à une seule. Oui. UNE personne, ce n’est pas une faute de frappe.
Le représentant du Vermont au Congrès, Peter Welsh demanda à Lynn Turner « (…) la réduction des effectifs des autorités de régulation visait-elle à rendre impossible un quelconque contrôle avec un seul employé en poste ? Et est-il exact que 146 personnes ont été licenciées du département de contrôle du SEC ? ». Et Turner, sous serment, lui répondit « Oui… je pense qu’un écrémage systématique – appelez ceci comme vous voudrez – parmi les fonctionnaires a eu lieu dans cette administration, afin de saper ses capacités de contrôle ».
Etait-ce simplement une coupe budgétaire inspirée par une ferveur idéologique, ou cette manœuvre avait-elle un objectif caché ? L’ancien employé de Goldman Sachs, qui avait convaincu le président d’embaucher Henry Paulson et Joshua Bolten (ancien directeur de l’Office of Management and Budget (OMB) de Bush et actuel chef d’état-major du président) tentait-il de s’assurer que le gouvernement ne s’occuperait pas de l’explosion de la titrisation des actifs hypothécaires ?
Ce sont peut-être des questions que le Congrès ferait bien de poser à des gens comme Henry Paulson et Joshua Bolten, au lieu de faire diversion en évoquant le montant des indemnités touchées par Richard Fuld pour son départ de chez Lehman Brothers. N’y a-t-il pas les empreintes de M. Bolten sur les lieux du crime ? Et pourquoi n’y a-t-il personne pour questionner le rôle de Paulson en tant que directeur général de Goldman Sachs - l’un des promoteurs de titres exotiques et autres produits de titrisation les plus agressifs - de Wall Street ?
Il semblerait aujourd’hui que la stratégie de Paulson était d’utiliser une situation de crise - de crise préprogrammée, prévisible dès 2003, quand Joshua Bolten a accédé à la tête de l’OMB - lorsqu’elle se produirait, pour affoler les gouvernements les plus conservateurs de l’Union européenne et les précipiter au secours des actifs pourris des États-Unis.
Si cela devait arriver, ça détruirait ce qui reste de bon dans le système bancaire et les institutions financières de l’UE, et cela rapprocherait le monde d’un marché monétaire contrôlé par les copains de Paulson, des copains capitalistes « à la mode américaine ». Le « copinage capitaliste » est certainement une expression appropriée ici. Robert Rubin, prédécesseur de Paulson à la fois chez Goldman Sachs et au ministère des Finances, aimait accuser les banquiers de Thaïlande, d’Indonésie et des autres pays frappés en 1997 par les attaques spéculatives des fonds de placement sponsorisés par les États-Unis, de « copinage capitaliste ». Cela donnait l’impression que la crise avait sa source en Asie et n’était pas la conséquence d’attaques délibérées d’institutions financières étasuniennes, ayant pour objectif d’éliminer le modèle des Tigres asiatiques et de transformer l’Asie en bailleur de fonds de la dette de Washington.
Il est intéressant de noter que Rubin est à présent directeur de Citigroup, manifestement l’une des banques survivantes « copines de Paulson ». C’est la banque qui a dû jusqu’ici inscrire à son passif la plus grande somme en titres empoisonnés.
Si l’allégation de panique planifiée, comme celle de 1907, est exacte (et c’est un grand « si »), alors le plan a réussi… jusqu’à un certain point. Ce point a été franchi pendant le week-end du 3 octobre, le même jour que l’anniversaire de l’unification nationale de l’Allemagne.
L’Allemagne rompt avec le modèle étasunien
Dans la soirée du dimanche 5 octobre, lors de pourparlers à huis clos, Alex Weber, patron pragmatique de la Bundesbank, Jochen Sanio, dirigeant de BaFin, et des représentants du gouvernement de coalition à Berlin de la chancelière Angela Merkel, ont lancé pour Hypo Real Estate (HRE) un plan de renflouage d’un valeur nominale de 50 milliards d’euros. Toutefois, comme le soulignait Weber au ministre des Finances Peer Steinbrück dans une lettre du 29 septembre rendue publique dans la presse, les banques privées allemandes doivent apporter 60 pour cent de la somme et l’Etat, 40 pour cent. De plus, compte tenu de l’attention avec laquelle le gouvernement, en coopération avec la Bundesbank et BaFin, a établi l’accord de crédit de secours, la perte maximale possible pour l’État serait limitée à 5,7 milliards d’euros dans le pire des scénarios, et non pas à 30 milliards, comme beaucoup le pensent. C’est toujours beaucoup d’argent, mais ce n’est rien en comparaison du chèque de 700 milliards de dollars que le Congrès des États-Unis, contraint par les quelques jours de chute des cours boursiers, a décidé de donner à Paulson.
La rapidité d’action du ministre des Finances Steinbrück à licencier la direction de HRE, en contraste frappant avec Wall Street où les fraudeurs du même acabit restent dans leur bureau à récolter d’énormes primes, témoigne aussi d’une approche différente. Mais cela ne tranche pas le nœud du problème. La situation de HRE provient, comme noté précédemment, des excès de DEPFA, sa banque filiale auxiliaire en propriété exclusive, basée en Irlande, un pays de l’UE connu pour sa réglementation libérale peu contraignante et son bas régime fiscal.
Changement dans la politique britannique
Au Royaume-Uni, après le renflouage stupide et coûteux de Northern Rock en début d’année, le gouvernement du Premier ministre Gordon Brown vient d’annoncer un changement politique radical, allant dans le même sens que l’Allemagne. Les banques britanniques obtiendront exceptionnellement 50 milliards de livres (64 milliards d’euros) de crédits de renflouage du gouvernement et de prêts de secours de la Banque d’Angleterre.
Le Trésor Public a déclaré que le gouvernement allait acheter des actions privilégiées de la Royal Bank of Scotland Group Plc, de Barclays Plc et d’au moins six autres banques, et fournira environ 250 milliards de livres de garanties de prêts pour refinancer la dette. La Banque d’Angleterre mettra à disposition au moins 200 milliards de livres. Le plan ne précise pas combien obtiendra chaque banque.
Tout ça signifie que le gouvernement britannique va nationaliser, au moins partiellement, ses banques internationales les plus importantes, au lieu de racheter leurs prêts véreux dans le style d’un plan inapplicable à la Paulson. Avec cette approche, le coût pour le contribuable du Royaume-Uni sera bien moindre car, une fois la crise calmée et les affaires revenues à la normale, le gouvernement pourra vendre des parts de l’État aux banques en bonne santé avec peut-être un bon bénéfice pour le Trésor Public. Le gouvernement Brown a sans doute réalisé que la couverture de garantie accordée à Northern Rock et Bradford & Bingley en début d’année n’a fait qu’ouvrir les vannes des dépenses gouvernementales sans arranger le problème.
Cette nouvelle politique de nationalisation contraste totalement avec l’approche idéologique du libre marché prônée par Paulson, qui consiste à racheter le titres sans valeur détenus par des banques que Paulson a choisi de sauver, plutôt que de recapitaliser les banques pour leur permettre de continuer à fonctionner.
Les lignes de la bataille se dessinent
Que se dégage-t-il des grandes lignes des deux approches opposées face au développement de la crise ? À présent, le plan Paulson fait manifestement partie d’un projet visant à créer trois colosses financiers mondiaux : Citigroup, JP Morgan Chase et bien entendu Goldman Sachs, la « maison » de Paulson, maintenant transformée en banque de façon assez opportune. Après être parvenus à arracher 700 milliards de dollars aux contribuables étasuniens par la peur et la panique, ces trois mastodontes utiliseront leurs muscles hors du commun pour ravager les banques européennes dans les années à venir. Tant que les plus grandes agences mondiales financières de notation - Moody’s et Standard & Poors - seront épargnées par les scandales et les auditions au Congrès, le pouvoir financier réorganisé de Goldman Sachs, Citigroup et JP Morgan Chase pourrait potentiellement se regrouper et faire progresser leur plan de bataille mondial dans les prochaines années, en marchant sur les cendres de la faillite de l’économie étasunienne, mise en banqueroute par leur folie.
En s’accordant sur la stratégie de nationalisation des banques que les ministres des Finances de l’UE estiment « trop stratégiques par leur caractère systémique pour être abandonnées » tout en garantissant les dépôts bancaires, les plus grands gouvernements de l’UE, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ont pris le contre-pied des États-Unis, et ont opté pour une approche sur le long terme, qui permettra aux géants bancaires de résister aux attaques financières de géants comme Goldman Sachs ou Citigroup.
La liquidation spectaculaire des actions sur les bourses d’Europe et d’Asie est en réalité un problème secondaire, bien moins critique. Selon des rapports du marché, ce bradage est alimenté surtout par les fonds de placements (hedge funds) étasuniens, qui tentent désespérément d’obtenir des liquidités, car ils réalisent que l’économie étasunienne se dirige vers une dépression économique à laquelle ils seront exposés et que le plan Paulson ne prévoit pas de régler le problème.
Le problème le plus important, c’est de trouver un système bancaire et interbancaire solvable et fonctionnel. La débâcle de l’ABS était « made in New York ». Néanmoins, ses effets doivent être isolés et les banques viables de l’UE défendues dans l’intérêt public et non pas, comme aux États-Unis, dans le seul intérêt des banques des « copains de Paulson ». Les instruments non réglementés à l’étranger, comme les hedge funds et les banques et assurances non réglementées, ont tous participé à la construction de ce que j’ai appelé un tsunami de 80 000 milliards de dollars en ABS. Certains des gouvernements les plus conservateurs de l’UE ne sont pas sur le point d’adopter le remède proposé par Washington.
Tout en s’emparant des gros titres, la baisse coordonnée des taux d’intérêt de la BCE et des autres banques centrales européennes ne fait pas grand chose en réalité pour traiter le vrai problème : la peur des banques de se prêter entre elles tant que leur solvabilité n’est pas assurée.
En amorçant un état partiel de nationalisation dans l’UE, et en rejetant le système de renflouage Berlusconi-Sarkozy, les gouvernements de l’UE, cette fois menés de façon intéressante par l’Allemagne, mettent en place une base saine pour sortir de la crise.
Et c’est loin d’être terminé. C’est là une lutte pour la survie du Siècle étasunien, en construction depuis 1939 par la domination financière et militaire : les piliers jumeaux de la domination étasunienne.
Les banques asiatiques, gravement endommagées par la crise asiatique de 1997-98 pilotée par Wall Street, sont apparemment très peu exposées aux problèmes étasuniens. Les banques européennes sont exposées de différentes façons, mais aucune ne l’est aussi sérieusement que la sphère bancaire étasunienne.
F. William Engdahl - Traduction libre de Pétrus Lombard - Révisé par Nicolas Gourio pour Mondialisation.ca
Source : http://www.mondialisation.ca
Original en anglais : Behind the Panic : Financial Warfare and the Future of Global Bank Power, publié le 9 octobre 2008.
F. William Engdahl est associé de Mondialisation.ca/Global Research. Il est l’auteur de Pétrole, une guerre d’un siècle : L’ordre mondial anglo-américain, et de Seeds of Destruction : The Hidden Agenda of Genetic Manipulation.
La chute de la bourse de 7 à 10 pour cent par jour fait les gros titres de l’actualité et sert à susciter un grand sentiment de malaise proche de la panique chez le citoyen ordinaire. Les événements des deux dernières semaines dans les banques de l’UE - depuis les sauvetages dramatiques des banques Hypo Real Estate, Dexia et Fortis, et l’annonce d’Alistair Darling, le Chancelier de l’Échiquier au Royaume-Uni, d’un changement radical dans la politique du traitement des banques en difficulté au Royaume-Uni - ont commencé à révéler les grandes lignes des diverses réponses européennes à ce qui est en réalité une crise « made in USA ».
On peut raisonnablement penser que Henry Paulson, l’ancien directeur général de Goldman Sachs, n’est pas un ministre des Finances stupide. Il y a aussi des raisons réelles de croire qu’il agit en fait en fonction d’une stratégie à long terme bien pensée. Les événements qui se déroulent actuellement dans l’UE tendent à le confirmer. Comme me l’a dit un haut responsable d’une banque européenne lors d’une discussion privée, « Une guerre est en cours entre les États-Unis et l’Union européenne pour définir le futur visage de la finance européenne. »
Du point de vue de ce banquier, la tentative en cours du Premier ministre italien Silvio Berlusconi et du président français Nicolas Sarkozy de créer un « fonds » commun en Union européenne (avec peut-être plus de 300 milliards de dollars pour sauver les banques en difficulté) participerait de facto à la stratégie à long terme de Paulson et de l’establishment étasunien. En réalité, cela affaiblirait les banques en remboursant les titres véreux d’origine étasunienne détenus par les banques de l’UE.
Utiliser la panique pour centraliser le pouvoir
Comme je l’expose dans mon prochain livre, Power of Money : The Rise and Decline of the American Century, (Le pouvoir de l’argent : essor et déclin du siècle étasunien), dans toutes les grandes paniques financières aux États-Unis depuis au moins celle de 1835, les titans de Wall Street, surtout la Maison JP Morgan avant 1929, ont délibérément déclenché la panique bancaire en coulisses pour consolider leur emprise sur le système bancaire étasunien. Les banques privées ont utilisé cette panique pour contrôler la politique de Washington, notamment la définition exacte de la propriété privée de la nouvelle Réserve fédérale en 1913, et pour consolider leur contrôle sur les groupes industriels comme US Steel, Caterpillar, Westinghouse, etc. En bref, ce sont des habitués de ce genre de guerre financière, qui augmente leur pouvoir.
Ils doivent maintenant faire quelque chose de semblable à l’échelle mondiale afin de pouvoir continuer à dominer la finance mondiale, le cœur de la puissance du siècle étasunien.
Cette pratique du recours à la panique pour concentrer leur pouvoir privé a créé une concentration extrêmement puissante de pouvoir financier et économique entre quelques mains du secteur privé. Ce sont ces mêmes mains qui, en 1921, créèrent le Council on Foreign Relations, l’influent groupe d’experts en politique étrangère étasunienne, pour guider la montée du Siècle Étasunien, comme l’appelait Henry Luce, le fondateur du Time, dans un essai capital en 1941.
Il devient de plus en plus évident que les gens comme Henry Paulson, qui fut l’un des promoteurs les plus énergiques de la révolution de l’ABS à Wall Street, avant de devenir ministre des Finances, sont animés par des mobiles qui dépassent de loin leurs instincts de cupidité. Dans ce contexte, la propre expérience de Paulson est intéressante. A l’aube des années 70, Paulson entama sa carrière en travaillant pour un homme célèbre nommé John Ehrlichman, l’impitoyable conseiller en politique intérieure du président Nixon. A l’époque du Watergate, John Ehrlichman avait mis sur pieds la fameuse équipe des plombiers pour réduire au silence les adversaires du président, mais Nixon l’avait abandonné et il avait fini en prison, sans soutien.
Paulson semble avoir pris de la graine de son mentor de la Maison Blanche. Selon un article du New York Times, en 1998, quand il était coprésident de Goldman Sachs, il a fait partir de force Jon Corzine, l’autre coprésident, dans ce qui équivalait à un « coup d’État ».
Comme je l’ai exposé en détail dans les parties I à IV de ma précédente série, Financial Tsunami, il devient évident que Paulson et ses amis de Citigroup et JP Morgan Chase ont une stratégie, de même que le parrain de la titrisation des hypothèques et de la déréglementation bancaire, l’ancien président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan.
Sachant qu’à un moment donné, la pyramide de billions de dollars de subprimes douteuses et autres titres hypothécaires à haut risque allait s’effondrer, ils étaient apparemment déterminés à propager le plus possible dans le monde entier les « déchets toxiques » de l’ABS, pour attirer les grandes banques du monde, plus particulièrement celles de l’Union européenne, dans leur piège à miel.
Mais ils n’agissaient pas seuls. Lors de son dernier témoignage sous serment, Lynn Turner, chef comptable de la Securities and Exchange Commission (SEC, organisme fédéral de réglementation et de contrôle des marchés financiers, NDR), qui était chargé de la surveillance du marché des swaps de défaut (credit default swaps), un marché d’un montant de 62 000 milliards de dollars, avait fait les frais des coupes budgétaires de l’administration Bush. Son personnel était passé de plus de 100 personnes à une seule. Oui. UNE personne, ce n’est pas une faute de frappe.
Le représentant du Vermont au Congrès, Peter Welsh demanda à Lynn Turner « (…) la réduction des effectifs des autorités de régulation visait-elle à rendre impossible un quelconque contrôle avec un seul employé en poste ? Et est-il exact que 146 personnes ont été licenciées du département de contrôle du SEC ? ». Et Turner, sous serment, lui répondit « Oui… je pense qu’un écrémage systématique – appelez ceci comme vous voudrez – parmi les fonctionnaires a eu lieu dans cette administration, afin de saper ses capacités de contrôle ».
Etait-ce simplement une coupe budgétaire inspirée par une ferveur idéologique, ou cette manœuvre avait-elle un objectif caché ? L’ancien employé de Goldman Sachs, qui avait convaincu le président d’embaucher Henry Paulson et Joshua Bolten (ancien directeur de l’Office of Management and Budget (OMB) de Bush et actuel chef d’état-major du président) tentait-il de s’assurer que le gouvernement ne s’occuperait pas de l’explosion de la titrisation des actifs hypothécaires ?
Ce sont peut-être des questions que le Congrès ferait bien de poser à des gens comme Henry Paulson et Joshua Bolten, au lieu de faire diversion en évoquant le montant des indemnités touchées par Richard Fuld pour son départ de chez Lehman Brothers. N’y a-t-il pas les empreintes de M. Bolten sur les lieux du crime ? Et pourquoi n’y a-t-il personne pour questionner le rôle de Paulson en tant que directeur général de Goldman Sachs - l’un des promoteurs de titres exotiques et autres produits de titrisation les plus agressifs - de Wall Street ?
Il semblerait aujourd’hui que la stratégie de Paulson était d’utiliser une situation de crise - de crise préprogrammée, prévisible dès 2003, quand Joshua Bolten a accédé à la tête de l’OMB - lorsqu’elle se produirait, pour affoler les gouvernements les plus conservateurs de l’Union européenne et les précipiter au secours des actifs pourris des États-Unis.
Si cela devait arriver, ça détruirait ce qui reste de bon dans le système bancaire et les institutions financières de l’UE, et cela rapprocherait le monde d’un marché monétaire contrôlé par les copains de Paulson, des copains capitalistes « à la mode américaine ». Le « copinage capitaliste » est certainement une expression appropriée ici. Robert Rubin, prédécesseur de Paulson à la fois chez Goldman Sachs et au ministère des Finances, aimait accuser les banquiers de Thaïlande, d’Indonésie et des autres pays frappés en 1997 par les attaques spéculatives des fonds de placement sponsorisés par les États-Unis, de « copinage capitaliste ». Cela donnait l’impression que la crise avait sa source en Asie et n’était pas la conséquence d’attaques délibérées d’institutions financières étasuniennes, ayant pour objectif d’éliminer le modèle des Tigres asiatiques et de transformer l’Asie en bailleur de fonds de la dette de Washington.
Il est intéressant de noter que Rubin est à présent directeur de Citigroup, manifestement l’une des banques survivantes « copines de Paulson ». C’est la banque qui a dû jusqu’ici inscrire à son passif la plus grande somme en titres empoisonnés.
Si l’allégation de panique planifiée, comme celle de 1907, est exacte (et c’est un grand « si »), alors le plan a réussi… jusqu’à un certain point. Ce point a été franchi pendant le week-end du 3 octobre, le même jour que l’anniversaire de l’unification nationale de l’Allemagne.
L’Allemagne rompt avec le modèle étasunien
Dans la soirée du dimanche 5 octobre, lors de pourparlers à huis clos, Alex Weber, patron pragmatique de la Bundesbank, Jochen Sanio, dirigeant de BaFin, et des représentants du gouvernement de coalition à Berlin de la chancelière Angela Merkel, ont lancé pour Hypo Real Estate (HRE) un plan de renflouage d’un valeur nominale de 50 milliards d’euros. Toutefois, comme le soulignait Weber au ministre des Finances Peer Steinbrück dans une lettre du 29 septembre rendue publique dans la presse, les banques privées allemandes doivent apporter 60 pour cent de la somme et l’Etat, 40 pour cent. De plus, compte tenu de l’attention avec laquelle le gouvernement, en coopération avec la Bundesbank et BaFin, a établi l’accord de crédit de secours, la perte maximale possible pour l’État serait limitée à 5,7 milliards d’euros dans le pire des scénarios, et non pas à 30 milliards, comme beaucoup le pensent. C’est toujours beaucoup d’argent, mais ce n’est rien en comparaison du chèque de 700 milliards de dollars que le Congrès des États-Unis, contraint par les quelques jours de chute des cours boursiers, a décidé de donner à Paulson.
La rapidité d’action du ministre des Finances Steinbrück à licencier la direction de HRE, en contraste frappant avec Wall Street où les fraudeurs du même acabit restent dans leur bureau à récolter d’énormes primes, témoigne aussi d’une approche différente. Mais cela ne tranche pas le nœud du problème. La situation de HRE provient, comme noté précédemment, des excès de DEPFA, sa banque filiale auxiliaire en propriété exclusive, basée en Irlande, un pays de l’UE connu pour sa réglementation libérale peu contraignante et son bas régime fiscal.
Changement dans la politique britannique
Au Royaume-Uni, après le renflouage stupide et coûteux de Northern Rock en début d’année, le gouvernement du Premier ministre Gordon Brown vient d’annoncer un changement politique radical, allant dans le même sens que l’Allemagne. Les banques britanniques obtiendront exceptionnellement 50 milliards de livres (64 milliards d’euros) de crédits de renflouage du gouvernement et de prêts de secours de la Banque d’Angleterre.
Le Trésor Public a déclaré que le gouvernement allait acheter des actions privilégiées de la Royal Bank of Scotland Group Plc, de Barclays Plc et d’au moins six autres banques, et fournira environ 250 milliards de livres de garanties de prêts pour refinancer la dette. La Banque d’Angleterre mettra à disposition au moins 200 milliards de livres. Le plan ne précise pas combien obtiendra chaque banque.
Tout ça signifie que le gouvernement britannique va nationaliser, au moins partiellement, ses banques internationales les plus importantes, au lieu de racheter leurs prêts véreux dans le style d’un plan inapplicable à la Paulson. Avec cette approche, le coût pour le contribuable du Royaume-Uni sera bien moindre car, une fois la crise calmée et les affaires revenues à la normale, le gouvernement pourra vendre des parts de l’État aux banques en bonne santé avec peut-être un bon bénéfice pour le Trésor Public. Le gouvernement Brown a sans doute réalisé que la couverture de garantie accordée à Northern Rock et Bradford & Bingley en début d’année n’a fait qu’ouvrir les vannes des dépenses gouvernementales sans arranger le problème.
Cette nouvelle politique de nationalisation contraste totalement avec l’approche idéologique du libre marché prônée par Paulson, qui consiste à racheter le titres sans valeur détenus par des banques que Paulson a choisi de sauver, plutôt que de recapitaliser les banques pour leur permettre de continuer à fonctionner.
Les lignes de la bataille se dessinent
Que se dégage-t-il des grandes lignes des deux approches opposées face au développement de la crise ? À présent, le plan Paulson fait manifestement partie d’un projet visant à créer trois colosses financiers mondiaux : Citigroup, JP Morgan Chase et bien entendu Goldman Sachs, la « maison » de Paulson, maintenant transformée en banque de façon assez opportune. Après être parvenus à arracher 700 milliards de dollars aux contribuables étasuniens par la peur et la panique, ces trois mastodontes utiliseront leurs muscles hors du commun pour ravager les banques européennes dans les années à venir. Tant que les plus grandes agences mondiales financières de notation - Moody’s et Standard & Poors - seront épargnées par les scandales et les auditions au Congrès, le pouvoir financier réorganisé de Goldman Sachs, Citigroup et JP Morgan Chase pourrait potentiellement se regrouper et faire progresser leur plan de bataille mondial dans les prochaines années, en marchant sur les cendres de la faillite de l’économie étasunienne, mise en banqueroute par leur folie.
En s’accordant sur la stratégie de nationalisation des banques que les ministres des Finances de l’UE estiment « trop stratégiques par leur caractère systémique pour être abandonnées » tout en garantissant les dépôts bancaires, les plus grands gouvernements de l’UE, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ont pris le contre-pied des États-Unis, et ont opté pour une approche sur le long terme, qui permettra aux géants bancaires de résister aux attaques financières de géants comme Goldman Sachs ou Citigroup.
La liquidation spectaculaire des actions sur les bourses d’Europe et d’Asie est en réalité un problème secondaire, bien moins critique. Selon des rapports du marché, ce bradage est alimenté surtout par les fonds de placements (hedge funds) étasuniens, qui tentent désespérément d’obtenir des liquidités, car ils réalisent que l’économie étasunienne se dirige vers une dépression économique à laquelle ils seront exposés et que le plan Paulson ne prévoit pas de régler le problème.
Le problème le plus important, c’est de trouver un système bancaire et interbancaire solvable et fonctionnel. La débâcle de l’ABS était « made in New York ». Néanmoins, ses effets doivent être isolés et les banques viables de l’UE défendues dans l’intérêt public et non pas, comme aux États-Unis, dans le seul intérêt des banques des « copains de Paulson ». Les instruments non réglementés à l’étranger, comme les hedge funds et les banques et assurances non réglementées, ont tous participé à la construction de ce que j’ai appelé un tsunami de 80 000 milliards de dollars en ABS. Certains des gouvernements les plus conservateurs de l’UE ne sont pas sur le point d’adopter le remède proposé par Washington.
Tout en s’emparant des gros titres, la baisse coordonnée des taux d’intérêt de la BCE et des autres banques centrales européennes ne fait pas grand chose en réalité pour traiter le vrai problème : la peur des banques de se prêter entre elles tant que leur solvabilité n’est pas assurée.
En amorçant un état partiel de nationalisation dans l’UE, et en rejetant le système de renflouage Berlusconi-Sarkozy, les gouvernements de l’UE, cette fois menés de façon intéressante par l’Allemagne, mettent en place une base saine pour sortir de la crise.
Et c’est loin d’être terminé. C’est là une lutte pour la survie du Siècle étasunien, en construction depuis 1939 par la domination financière et militaire : les piliers jumeaux de la domination étasunienne.
Les banques asiatiques, gravement endommagées par la crise asiatique de 1997-98 pilotée par Wall Street, sont apparemment très peu exposées aux problèmes étasuniens. Les banques européennes sont exposées de différentes façons, mais aucune ne l’est aussi sérieusement que la sphère bancaire étasunienne.
F. William Engdahl - Traduction libre de Pétrus Lombard - Révisé par Nicolas Gourio pour Mondialisation.ca
Source : http://www.mondialisation.ca
Original en anglais : Behind the Panic : Financial Warfare and the Future of Global Bank Power, publié le 9 octobre 2008.
F. William Engdahl est associé de Mondialisation.ca/Global Research. Il est l’auteur de Pétrole, une guerre d’un siècle : L’ordre mondial anglo-américain, et de Seeds of Destruction : The Hidden Agenda of Genetic Manipulation.