Les attentats du 11 septembre 2001 sont des exemples classiques d’« événements catalytiques » qui changent le cours de l’histoire. Ils peuvent être considérés comme les déclencheurs des « effondrements de Sénèque », soudains et catastrophiques, ils sont bien décrits par les mots de Sénèque, « le chemin de la ruine est rapide ». C’est la façon dont l’histoire se déplace : jamais en douceur mais toujours avec des soubresauts. L’exemple le plus récent d’un tel effet catalytique est l’épidémie actuelle de coronavirus.
Si vous êtes chimiste, vous savez très bien comment les catalyseurs font de petits miracles : vous avez essayé pendant un certain temps de faire en sorte qu’une réaction se produise sans succès, puis vous ajoutez une petite pincée de quelque chose et les choses se mettent en mouvement rapide. En un rien de temps, la réaction est complète. Ensuite, bien sûr, en tant que chimiste, vous savez que les catalyseurs ne font pas vraiment de miracles : tout ce qu’ils peuvent faire, c’est accélérer une réaction qui se serait produite de toute façon. Mais cela peut être très utile, parfois.
Le concept de catalyse peut également être utilisé en dehors de la chimie, par exemple en politique. Revenons à l’an 2000, lorsque le groupe de néoconservateurs américains s’identifiant comme le « Projet pour un nouveau siècle américain » (PNAC) a publié un document intitulé « Reconstruire les défenses américaines ». Dans ce document, ils affirmaient que le public américain ne pouvait être amené à accepter un déplacement majeur des ressources disponibles à des fins militaires qu’au moyen de « quelque événement catastrophique et catalyseur – comme un nouveau Pearl Harbor ».
Il est certain que les membres du PNAC ont eu beaucoup de succès avec leurs plans, peut-être plus qu’ils ne l’auraient eux-mêmes imaginé. Un an plus tard, en 2001, le monde a vu les attaques du 11 Septembre sur le World Trade Center à New York et sur d’autres sites, fournissant exactement « l’événement catastrophique et catalyseur » qu’ils avaient invoqué. C’est un nouveau Pearl Harbor : une nouvelle attaque sur le sol américain qui a catalysé une forte réaction de la part du peuple américain. Le résultat a été que plusieurs des propositions du PNAC, comme une augmentation significative des dépenses militaires, ont été adoptées dans les années suivantes.
On peut attribuer au PNAC le mérite d’avoir proposé, peut-être pour la première fois, le concept d’« événement catalyseur » pour une classe d’événements qui changent le cours de l’histoire. Il est normal que les sociétés humaines aient tendance à résister aux changements, mais les changements sont inévitables et les petits changements s’accumulent jusqu’à ce que quelque chose cède et que le résultat soit le grand changement appelé « l’effondrement de Sénèque ».
L’événement catalytique le plus ancien de l’histoire est peut-être la défaite de l’armée romaine à Teutoburg en 9 après J.-C. qui a généré un état de guerre perpétuel de l’Empire contre les tribus germaniques. À l’époque moderne, on peut citer le naufrage du « Maine » américain qui a déclenché la guerre entre les États-Unis et l’Espagne en 1898. Puis, l’incendie emblématique du Reichstag à Berlin, en 1933, qui a remis l’Allemagne entre les mains du parti nazi. Nombre de ces événements sont liés à l’empire mondial actuel, comme Pearl Harbor en 1941, qui a déclenché la guerre contre le Japon, l’incident du golfe du Tonkin en 1964, qui a déclenché la guerre du Viêt Nam, et la destruction du vol 17 (MH17) de Malaysia Airlines en 2014 au-dessus de l’Ukraine qui a déclenché la guerre économique actuelle contre la Russie.
Il y a beaucoup d’autres incidents de ce type, dans la plupart des cas des attaques militaires, jamais assez graves pour constituer un risque existentiel pour la partie attaquée, mais suffisantes pour une campagne médiatique agressive visant à terroriser les gens en amplifiant les risques liés aux attaques. Les récentes épidémies de coronavirus présentaient des caractéristiques similaires. Ce n’était pas une attaque militaire, mais c’était certainement un événement catalyseur qui a profondément changé la société, également grâce à une campagne médiatique agressive qui a réussi à terroriser tout le monde.
On dit souvent que ces événements sont des « faux drapeaux », c’est-à-dire qu’ils sont conçus par la partie attaquée dans le but précis de créer un changement politique souhaité. En effet, pourquoi l’agresseur devrait-il se livrer à une provocation contre un adversaire normalement plus fort alors que cela est susceptible de provoquer une forte réaction ? Pourtant, les preuves réelles d’attaques sous faux drapeaux pour ces événements sont rares. Même pour le cas paradigmatique de l’incendie du Reichstag, souvent défini comme un faux drapeau, nous ne savons pas vraiment quel rôle les nazis ont joué exactement dans l’histoire.
Il semble que ces événements impliquent surtout l’exploitation opportuniste d’une erreur. Pearl Harbor, par exemple, n’était certainement pas un faux drapeau, mais une gigantesque erreur stratégique de la part du gouvernement japonais [sous influence américaine, NdT]. En ce qui concerne les attaques du 11 Septembre, toute une industrie artisanale s’est engagée à les décrire comme ayant été perpétrées par des forces contrôlées par le gouvernement américain, mais il n’y a aucune preuve que cela ait été le cas [L’auteur est sans doute mal informé ou joue sur les mots, NdT]. Même le virus Covid-19, responsable de la pandémie actuelle, aurait été fabriqué en laboratoire ou propagé intentionnellement par quelqu’un. C’est pour le moins très improbable [ou pas, NdT].
En tout cas, l’aspect « faux drapeaux » de ces événements est discutable, ce qui compte c’est qu’ils ont agi comme des catalyseurs de changements majeurs qui se seraient produits de toute façon. En 2001, l’Empire américain avait de plus en plus de mal à maintenir son emprise sur ses vastes possessions dans le monde entier en raison de la hausse des coûts et de la diminution des ressources. La réaction la plus évidente à ce problème a été d’augmenter les dépenses militaires, une évolution typique de la plupart des empires du passé. C’était inévitable, mais il fallait le « déclencher ». Les attaques du 11 Septembre ont fourni le type de poussée nécessaire, qu’elles aient été ou non conçues par un cheikh fou vivant dans une caverne en Afghanistan.
Des considérations similaires valent pour d’autres événements catalyseurs de l’histoire, mais passons à l’épidémie actuelle de coronavirus. En tant qu’événement catalytique, c’en est certainement un. Mais quel type de changement catalyse-t-il ? Chuck Pezhesky a correctement identifié l’épidémie comme quelque chose « d’apparenté à une pointe de Dirac, ou à une fonction d’impulsion ». Appliquer une fonction de Dirac à un système, c’est comme le frapper avec un marteau. Le système oscille en réponse et montre ses fréquences « naturelles ». Il ne fait aucun doute que le coronavirus a été un marteau de forgeron frappant la société, ce que nous voyons, ce sont des résonances se dispersant partout. En pratique, chacun essaie de mettre l’accent sur les fréquences qu’il pense lui être favorables. Mais, dans ce jeu, il y a des gagnants et des perdants.
Au moment des attentats du 11 Septembre, on a tenté de mettre l’accent sur certaines fréquences différentes des principales, par exemple en proposant que l’Occident agisse de manière moins agressive à l’égard des pays islamiques. Mais ces faibles tentatives ont été rapidement balayées, l’équilibre des pouvoirs se déplaçant de manière décisive vers le complexe militaro-industriel. Dans le cas du coronavirus, il se passe quelque chose de similaire, avec divers lobbies qui tentent de présenter l’événement sous un jour favorable pour leur intérêt économique spécifique. L’industrie des combustibles fossiles, par exemple, demande l’élimination des « réglementations environnementales inutiles » afin de « relancer la croissance ». Le lobby militaro-industriel ne peut pas prétendre qu’il peut bombarder le virus pour le soumettre, mais il s’en sert comme excuse pour faire la guerre à la Chine. [l’auteur oublie Big Pharma entre autres, NdT]
Mais, dans l’ensemble, on voit bien quelle fréquence résonne le plus. Il s’agit du « nouveau capitalisme » des entreprises de la Silicon Valley. Ceux qui en profitent sont l’industrie de la communication, l’industrie de la surveillance, l’industrie du commerce électronique et à peu près tout ce qui concerne la communication virtuelle. C’est une résonance qui résonne dans de nombreuses couches de la société : on nous a dit à maintes reprises qu’il fallait se débarrasser des combustibles fossiles, des avions, des voitures particulières, des activités comme le tourisme, etc. C’est exactement ce que le virus nous oblige à faire, du moins de la manière dont il a été interprété par nos gouvernements. Mais, encore une fois, comme on le sait en chimie, les catalyseurs ne font rien par eux-mêmes : ils déclenchent simplement des transformations inévitables. Et si quelque chose est inévitable, cela signifie qu’un jour ou l’autre, cela doit avoir lieu. C’est ce que nous constatons.
Il reste une question : pourquoi l’histoire doit-elle se dérouler par à-coups ? C’est, bien sûr, parce que nous ne sommes pas capables de planifier à l’avance et que l’avenir nous prend toujours par surprise. Et le fait que nous ne puissions pas planifier à l’avance est également profondément ancré dans la manière dont la société moderne fonctionne. Les merveilleuses technologies qui relient tout le monde dans l’espace virtuel ne nous rendront pas plus aptes à prédire l’avenir – peut-être auront-elles l’effet inverse. Il semble donc que nous soyons condamnés à marcher vers l’avenir comme un navire qui navigue droit devant en surfant sur les grandes vagues les unes après les autres. Peut-être arriverons-nous un jour dans un port sûr. Juste peut-être.
Ugo Bardi enseigne la chimie physique à l’Université de Florence, en Italie, et il est également membre du Club de Rome. Il s’intéresse à l’épuisement des ressources, à la modélisation de la dynamique des systèmes, aux sciences climatiques et aux énergies renouvelables.