Le sujet est tabou. Il illustre l’échec des pouvoirs publics à protéger l’ensemble de la population française de la même façon face au coronavirus. Jusqu’à présent, au sommet de l’État, on s’était d’ailleurs toujours abstenu de communiquer sur des pratiques de ce type. Il n’empêche, aujourd’hui, les acteurs de terrain interrogés par Marianne sont unanimes : pendant près d’un mois, jusqu’à la dernière semaine de mars, certains centres de régulation du Samu ont refusé d’hospitaliser nombre de résidents d’Ehpad. Réduisant ainsi leurs chances de réchapper du Covid-19.
« Dans beaucoup de nos établissements, le Samu ne venait plus, raconte Isabelle Jallais, déléguée FO au sein du groupe d’établissements de santé privés Korian. J’ai eu des collègues infirmières en pleurs au téléphone. Avec des résidents qui mouraient dans leur chambre et pour lesquels on ne pouvait rien… »
Florence Arnaiz-Maumé, secrétaire générale du Synerpa, le syndicat professionnel des Ehpad privés, confirme elle aussi :
« Dans le Grand Est, en Bourgogne-Franche-Comté, pendant trois semaines, puis en Île-de-France et dans d’autres régions, certes moins longtemps, le 15 a refusé d’hospitaliser nos résidents à de très nombreuses reprises. Ce n’est allé mieux qu’à partir du 21 mars, quand Olivier Véran a enfin réalisé ce qui se passait et a tapé du poing sur la table contre les ARS (agences régionales de santé)… »
Son syndicat a demandé ses adhérents de conserver trace de tous les refus… « Certains jours, il fallait des heures et des heures pour obtenir le SAMU », confie-t-elle aussi.
Le journal de bord du Professeur Pascal Meyvaert, intervenant dans deux Ehpad du Bas-Rhin, publié dans le Journal du médecin coordonnateur daté d’avril 2020, constitue un des témoignages les plus édifiants de cette période.
« La situation est tellement grave dans le Grand Est que le CHU de Strasbourg nous a dit que les personnes en GIR 1, 2 et peut-être 3 ne seraient plus admises aux urgences », écrit-il à la date du 16 mars, la veille du confinement. En jargon médical, les GIR 1, 2 et 3 désignent des états de dépendance décroissants. Le GIR correspond à une « personne confinée au lit ou au fauteuil, dont les fonctions mentales ne sont pas totalement altérées et dont l’état exige une prise en charge pour la plupart des activités de la vie courante ». Quand aux GIR 3, ils renvoient à des patients qui ont « leur autonomie mentale, partiellement leur autonomie locomotrice, mais qui ont besoin plusieurs fois par jour d’une aide pour les soins corporels ».
« Ce serait catastrophique »
À ce moment-là, le gouvernement a-t-il conscience de la gravité de la situation en Alsace ? Pas sûr. Ce même lundi 16 mars, Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, évoque seulement sur France Inter l’hypothèse de tris de patients en service de réanimation et en parle au conditionnel, comme d’un éventuel drame :
« Ce serait catastrophique qu’on en arrive à trier des personnes, nos proches, en disant “on ne peut plus prendre cette personne en réanimation parce qu’il n’y a plus de place”. »
Or, un patient « refusé » d’un service de réanimation peut tout de même être soigné dans un autre département de l’hôpital. La différence principale est qu’il ne bénéficie pas d’un appareil d’assistance respiratoire. L’histoire que racontent nos témoins est différente : de nombreux patients résidents d’Ehpad n’ont pas eu accès du tout aux soins hospitaliers. Ils étaient livrés à eux-mêmes… et aux moyens limités des établissements pour personnes âgées.
Auprès de Marianne, Pascal Meyvaert confirme d’ailleurs que le « peut-être » évoqué par le CHU de Strasbourg pour les patients GIR 3 s’est confirmé, et que certains malades ont rapidement été exclus de l’hospitalisation, par manque de place.
« Au bout d’un moment, on avait tellement l’habitude qu’on nous refuse des patients qu’on pensait à peine à appeler le Samu », se rappelle le médecin, qui officie également en tant généraliste. Puis, la situation a encore empiré. « Le dernier samedi de mars, on m’a refusé une patiente de 52 ans, sans co-morbidité, qui avait beaucoup de mal à respirer », révèle-t-il.
À ce moment-là, des malades de plus de 70 ans n’avaient plus aucune chance d’être hospitalisés.
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