Élève en école d’ingénieur, je reviens d’un stage de 2 mois à Dubaï aux Émirats Arabes Unis, et ce que j’y ai vu est édifiant. Je viens ici vous faire partager mes observations et mon analyse.
Le temps joue contre l’Émirat
Commençons par une brève description de l’état actuel de Dubaï. C’est en 1971, avec la création des Émirats Arabes Unis (E.A.U), que cette région du monde est sortie du giron anglais. Dès lors, le nouvel État connait une véritable explosion économique, exploitant ses ressources pétrolières, et investissant dans de gigantesques infrastructures. Ce dynamisme attire de nombreux étrangers, qui apportent main d’œuvre et savoir-faire.
Toutefois, cette société toute jeune est déjà en crise, menacée d’effondrement. En effet, ses réserves pétrolières sont extrêmement maigres et leur exploitation s’arrêtera d’ici une dizaine d’années (Dubaï ne possède que 4% du pétrole des E.A.U). Si on peut raisonnablement fixer le début de l’histoire "émirate" par l’arrivée des iraniens au début des années 50, on peut également anticiper une fin précoce.
La famille royale l’a bien compris, et pour pallier les ressources naturelles qui feront bientôt défaut, tout est mis en œuvre pour transformer la ville en une gigantesque plaque tournante du commerce international. Il peut paraître inapproprié de penser qu’un ralentissement économique provoquerait l’extinction d’un État. Toutefois, si les richesses devaient disparaître, il s’en suivrait un exode massif des étrangers, n’ayant plus d’activité professionnelle sur place. Exode qui serait fatal à un pays dont seulement 5% de ses habitants possèdent la nationalité.
C’est un concept qu’il est très important d’intégrer. Les nationaux sont si peu nombreux que même la police et l’armée sont composées d’étrangers. Dans des conditions pareilles, on comprend mieux en quoi l’économie est fortement corrélée à l’existence même de cette région, et qu’il est impossible d’envisager un avenir à la société "émirate" sans cette prospérité économique. Le temps joue ici un rôle majeur, et menace la survie du pays.
Les groupes
Comme nous avons pu le constater, la population dubaïote est essentiellement composée d’étrangers venus travailler. La plupart sont indiens ou philippins, mais on dénombre plus d’une cinquantaine de communautés étrangères.
Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il est important de situer le contexte politique. Les habitants (citoyens ou non) n’ont aucun pouvoir politique. Il n’y a ni suffrage, ni parlement, et encore moins d’élections. Il n’est pas étonnant alors que certaines lois du pays puissent paraître abusives. Parmi elles, il existe l’obligation pour une entreprise étrangère d’avoir un associé dubaïote. Celui-ci doit détenir plus de la moitié des parts de l’entreprise. Appelé « sponsor » ou « propriétaire », il ne s’investit nullement dans les affaires de la société. Il se contente de louer son nom afin de permettre un investissement venu de l’extérieur, et perçoit une rente mensuelle. Il n’existe évidemment aucune limite au nombre d’entreprises qu’un « sponsor » peut détenir.
De cette simple loi résulte la création d’une élite, qui détient 100% des biens du pays. En revanche, en cas de faillite d’une de leurs compagnies, aucun « sponsor » n’est inquiété. Ainsi, les entreprises se font et se défont, toujours au profit des locaux.
Alors, pourquoi les étrangers investissent t-ils à Dubaï ? Tout simplement car la législation sur le travail est très souple, les travailleurs ne sont que très faiblement protégés. De plus, il n’existe pas d’impôt pour les entreprises. Enfin, il n’est pas interdit de vendre à perte, ce qui provoque une très forte concurrence, émanant essentiellement des groupes à forts capitaux. Les PME n’ont guère d’autre choix pour résister que de pratiquer des salaires très bas.
Toutes ces mesures finissent par se payer, au frais évidement des employés. En effet, travailler à Dubaï implique de faire des journées longues (pour ma part : de 9 à 11 h par jour, 6 jours par semaine) pour un salaire très médiocre. Mais ces conditions conviennent aux plus démunis, qui obtiennent malgré tout de quoi entretenir leur famille, en Inde ou au Pakistan. Je me suis alors posé cette question : "Comment se fait-il qu’un groupe représentant 95% de la population, accepte ainsi de donner la quasi intégralité du fruit de son travail à une élite oisive ?" La réponse, qui est le ciment sur lequel la société dubaïote est conçue, est le tribalisme.
Il peut paraître absurde, que deux employés qui partagent les mêmes conditions déplorables de travail, puissent ne pas se sentir solidaires, sous prétexte que l’un est indien et l’autre ougandais. Mais force était de constater que toute action, tout échange passe par une considération tribale. Un client indien refusera d’adresser la parole à un vendeur noir, ce même vendeur ne pourra se loger que dans des appartements réservés aux personnes qui partagent sa couleur de peau. Les philippins refusent de travailler avec les indiens, un indien hindou ne logera pas dans un immeuble où vivent déjà des indiens musulmans ou chrétiens. Il en va de même pour les communautés tunisienne, libyenne, libanaise, chinoise etc.
Ce déchirement de la classe ouvrière fait avorter d’avance toute idée de revendication sociale. Aux divisions tribales, qui profitent largement aux puissants, il convient d’ajouter un autre facteur de morcellement, qu’est la loi islamique.
Le fait religieux
Les Émirats Arabes Unis forment un pays très jeune. Tellement, que l’on ne peut pas parler d’une identité propre à la nation. S’il existe, bien sûr, un aspect culturel, il s’agit en réalité de cultures importées. Même les nationaux, hormis certaines vieilles familles dont la famille royale, sont en réalité de « récents » immigrés iraniens.
Il en résulte un manque évident de repères, de consistance, parfaitement normal pour un État d’environ 40 ans. Afin de pallier à l’absence d’histoire, les émirs ont alors pioché allègrement dans les traditions arabes musulmanes. Le tout réadapté dans un univers extraordinairement moderne. Là où l’on peut émettre une réserve, c’est lorsque la religion se met à remplir le code pénal.
En effet, sous prétexte d’Islam, le pays croule sous les lois liberticides. On notera l’interdiction d’habiter en colocation, de consommer du porc ou de l’alcool, de diffuser de la musique dans les lieux publics pendant le ramadan… J’insiste pour dire que le fait religieux n’est qu’un prétexte, et qu’il n’est pas à imputer directement à la religion la façon dont les lois sont établies. Cela constitue en réalité un moyen très pratique de gérer les personnes sans avoir à rendre de comptes sur les démarches adoptées.
En réalité, toutes les transgressions aux interdictions issues de l’Islam sont très largement tolérées. Vous trouverez facilement de l’alcool dans des bars spécialisés, le porc est rebaptisé « viande pour non-musulmans » dans les supermarchés et plus de 80% de la population vit en colocation, seule solution face aux loyers exorbitants.
Alors à quoi bon toutes ces mesures ? C’est simple, il est ainsi possible de renvoyer n’importe quelle personne dans son pays d’origine. Ainsi, si quelqu’un devient gênant, pour une raison ou pour une autre, il est expulsable dans l’heure. La population, et en particulier le travailleur pauvre, se voit en permanence sous la menace d’un retour forcé. On constate que dans tous les Émirats, la criminalité avoisine le zéro absolu. Mais c’est également vrai pour tous les mouvements de contestation, comme les grèves par exemple. Sans devenir satirique, la devise du salarié moyen pourrait être de ne surtout jamais faire de vagues.
Conclusion
Des trois aspects détaillés ici, on peut en tirer une conclusion commune : la construction de Dubaï repose sur la certitude que sa population restera dans sa condition de servitude. Il est nécessaire en effet, pour soutenir l’économie florissante de l’Émirat ainsi que les rentes des dubaïotes, qu’une main d’œuvre bon marché soit en permanence disponible.
Comme nous l’avons vu, les deux piliers qui soutiennent cet édifice, bâti sur l’assujettissement de sa population, sont le tribalisme et la loi irrationnelle. Ce tour de force, que constitue l’organisation de cette société, devrait être un signal important sur les dangers d’une mondialisation toujours au service d’une petite minorité, prédatrice et cruelle.