La distribution conjointe d’aide humanitaire par la France et la Russie, malgré les couacs qui l’accompagnent, est un signe supplémentaire de l’inflexion diplomatique qu’est en train d’opérer Paris sur le dossier syrien. C’est l’avis du journaliste et spécialiste du Moyen-Orient Christian Chesnot.
Le 20 juillet, un avion-cargo russe Antonov An-124 a décollé de Châteauroux pour la Syrie. À son bord ? Environ 50 tonnes d’aide humanitaire : médicaments, tentes et couvertures fournis par la France pour un montant d’environ 500 000 euros selon les informations de Libération. D’après le quotidien, qui cite une source diplomatique, cette opération conjointe a été décidée après les rencontres des Présidents Vladimir Poutine et Emmanuel Macron le 24 mai à Saint-Pétersbourg et le 15 juillet à Moscou. Certes, au matin du 25 juillet, les fournitures destinées aux habitants de la Ghouta orientale, la banlieue Est de Damas reprise par les forces gouvernementales en avril 2018, étaient toujours à la base russe de Hmeimime (nord-ouest de la Syrie). La faute à un enchaînement de couacs, notamment sur la participation ou non de l’ONU à la livraison de cette aide humanitaire aux côtés du Croissant-Rouge syrien, organisation réputée proche de Damas. Après plusieurs jours de flou artistique qui ont même vu des membres des Nations unies se contredire, il semble que la distribution de l’aide soit imminente.
Ces atermoiements sont loin de constituer le cœur de l’affaire pour Christian Chesnot, journaliste spécialiste du Moyen-Orient retenu otage de terroristes en Irak durant 124 jours en 2004. D’après lui et comme le révèle Libération, citant un spécialiste du dossier, « cette opération humanitaire a été décidée à l’Élysée, pas au Quai d’Orsay ». Le palais présidentiel semble vouloir prendre le contrôle du dossier syrien. Mais pourquoi ?
« Emmanuel Macron a toujours plus ou moins gardé la main concernant la Syrie. Pourtant, cette décision de mener une opération humanitaire conjointe avec la Russie est un signe supplémentaire de l’inflexion dans la politique diplomatique de la France concernant la Syrie », explique Christian Chesnot à Sputnik.
D’après lui, la nomination le 27 juin de François Sénémaud, ancien directeur du renseignement à la DGSE, en tant que représentant personnel du président de la République pour la Syrie constituait déjà un indicateur. L’homme qui prendra ses nouvelles fonctions le 27 août est l’actuel ambassadeur de France… en Iran. Ironie du sort, depuis 2014, le dossier syrien était piloté au Quai d’Orsay par Franck Gellet. Ce dernier a été récemment nommé ambassadeur de France… au Qatar. De plus, Christian Chesnot note qu’Emmanuel Macron a rencontré son homologue russe à deux reprises, le 24 mai et le 15 juillet, en marge de la finale de la Coupe du Monde de football qui a vu la France s’imposer.
Mais pourquoi ce revirement ? Depuis le début du conflit syrien en 2011, la diplomatie française s’est presque toujours calquée sur celle de Washington et s’est montrée hostile au gouvernement de Damas. En avril dernier, Paris s’est joint aux États-Unis et au Royaume-Uni pour bombarder plusieurs sites en Syrie après une prétendue attaque chimique perpétrée par Damas. Pour Christian Chesnot, le rapprochement avec Moscou tenté par Emmanuel Macron s’explique par une analyse pragmatique de la situation sur le terrain :
« La Russie a gagné en Syrie. C’est un fait. Damas a repris quasiment tout le pays, les rebelles ont pratiquement été effacés du sud. La France s’est retrouvée hors-jeu. Elle veut revenir sur le terrain. Emmanuel Macron a juste analysé la situation de manière pragmatique et s’est dit que l’on entrait dans une nouvelle phase. Une phase où il faut renouer contact avec la Russie. »
Et pour le journaliste de France Inter, l’humanitaire est le prétexte parfait pour entamer un rapprochement :
« Depuis le début du conflit, la diplomatie française a eu deux constantes : la ligne rouge concernant l’utilisation d’armes chimiques et l’acheminement d’aide humanitaire. Cette opération conjointe avec la Russie donne l’occasion à Emmanuel Macron de renouer le dialogue tout en ne perdant pas la face. »
D’après Christian Chesnot, c’est une stratégie gagnant-gagnant. Il assure que les Russes sont « très contents » de ce possible rapprochement. « Moscou aura besoin d’alliés pour reconstruire la Syrie, qu’il y ait une transition au niveau du pouvoir ou pas. La Russie ne pourra pas le faire toute seule », analyse le journaliste.
Quid du « lobby néo-conservateur » au Quai d’Orsay, composé de « pro-OTAN, pro-États-Unis, anti-Iran, anti-gouvernement syrien » comme le décrit Christian Chesnot ? Et bien selon le spécialiste du Moyen-Orient, même s’ils voient d’un mauvais œil un rapprochement avec Moscou, ils n’auront pas d’autre choix que de suivre l’Élysée. Avant de conclure : « De toute façon, le pays qui les préoccupe le plus, c’est l’Iran. »