Confronté à des défis inédits (réchauffement climatique, croissance démographique, pénurie d’eau), l’Égypte poursuit un modèle de développement agricole fondé sur les exportations au détriment d’une population qui souffre de la faim. Alors que des expériences ponctuelles montrent les possibilités de choix différents.
Le 28 juin 2023, lors des célébrations de l’Aïd El-Adha, nombre d’Égyptiens ont pu compter sur la solidarité populaire pour manger un peu de viande, distribuée à l’occasion. Car la faim continue d’augmenter en Égypte depuis la révolution de 2011 : selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), plus de 27 millions d’Égyptiens seraient en état modéré ou sévère d’insécurité alimentaire. Certains en viennent à changer leurs pratiques alimentaires et, au-delà du végétarisme devenu parfois nécessaire, nombre d’entre eux ont troqué leur tasse de café pour du thé, à 3 livres égyptiennes (EGP, environ 10 centimes d’euros) de moins.
Pour le docteur Ahmed, qui travaille au sein d’une association engagée sur le terrain auprès de familles vulnérables, « de plus en plus d’enfants souffrent d’anémie et les nourrissons sont de plus en plus mal nourris, en raison de la dégradation de la situation financière des parents ». Cette croissance de la faim va en effet de pair avec l’augmentation de la pauvreté, qui toucherait près de la moitié de la population, et, relativement, l’inflation extrême — les produits ayant presque triplé en un an — notamment due à la dévaluation de la livre, qui a perdu 100 % de sa valeur sur l’année. Autant dire que la célébration de la décennie de dictature militaire ne démarre pas sous les meilleurs auspices.
La peur de nouvelles « émeutes de la faim »
L’article 79 de la Constitution de 2014 est pourtant clair : « Chaque citoyen a le droit à une alimentation saine et suffisante et à de l’eau propre. » Comment expliquer, alors, que la faim augmente, et, ce, malgré la poursuite de programmes massifs de subventions alimentaires ? Ces derniers, que le Fonds monétaire international (FMI) cherche à remettre en cause depuis les années 1970 et, plus récemment, depuis 2016 et l’octroi d’un prêt de 12 milliards de dollars (11 milliards d’euros), ont été certes été amendés (augmentation des prix des denrées, diminution des quantités subventionnées), mais continuent de peser dans le budget de l’État à plus de 3 milliards d’euros chaque année. Au-delà du fait qu’ils s’avèrent indispensables pour 60 % des Égyptiens qui en dépendent, leur remise en cause ferait resurgir le spectre des émeutes de la faim, comme en 1977 et en 2008, et de mobilisations sociales qui, comme le démontre une récente étude, sont corrélées au coût de la vie. Cette frayeur des autorités est toutefois contrecarrée par un contrôle sécuritaire sans équivalent dans l’histoire de l’Égypte moderne et un urbanisme autoritaire qui visent à entraver les rassemblements et à protéger le pouvoir, comme l’illustre la construction d’une nouvelle capitale administrative dans le désert, à 50 km à l’est du Caire.
Essentielles, ces subventions alimentaires ne se concentrent cependant pas sur des produits de bonne qualité — pain, sucre, huile, pâtes, riz —, excluant des produits végétaux, comme le développe la docteure Hala Barakat, spécialiste des systèmes alimentaires. C’est là que se creuse l’écart entre un nombre atteint de calories et une nutrition satisfaisante. Les conséquences sanitaires, notamment en termes de diabète et d’obésité, sont ainsi désastreuses ; les subventions ne faisant qu’alimenter le cercle vicieux de la « malbouffe », au nom de la lutte contre la faim. D’où l’idée que les termes du débat sur l’alimentation restent d’importance, car entre la « souveraineté alimentaire » et la « sécurité alimentaire », les stratégies et priorités politiques diffèrent : l’idéal serait, selon elle, « de viser un droit à une nourriture appropriée, prenant en compte les besoins, mais surtout les contextes locaux ».
Or c’est bien l’inverse que reflète la structure du modèle agricole égyptien, guidé avant tout par des objectifs d’exportation, afin d’accroître les rentrées de devises étrangères. Et, comme le soulignait déjà Habib Ayeb il y a 15 ans, « en faisant le choix du "tout (agricole) pour l’export", l’État égyptien assume une triple responsabilité : marginalisation de la petite paysannerie généralement pauvre, réduction relative de la production alimentaire et crise alimentaire grave ». D’où le paradoxe qu’un pays exportateur agricole soit encore en situation de difficulté alimentaire… Autre paradoxe au pays du foul, les fèves sont importées à 80 %, en particulier d’Australie, comme la totalité des lentilles, principalement de Turquie.
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Une interdiction d’exportation a également été prise fin 2022 sur certains aliments de base comme le riz. L’idée du gouvernement est de réduire sa dépendance aux importations, passées pour le blé de près de 70 % à 50 % depuis le déclenchement du conflit ukrainien. Toutefois, selon la FAO, l’Égypte devrait encore importer 12 millions de tonnes de blé cette année et demeurer le principal importateur mondial.
Vulnérabilités aux changements climatiques
Depuis le coup d’État militaire de 2013, le gouvernement mise sur diverses stratégies pour lutter contre l’insécurité alimentaire, entre expansion des terres arables sur le désert et augmentation de la production avec des mégaprojets, tel New Delta, qui viserait à cultiver plus de 420 000 hectares à l’ouest du delta du Nil, incluant la construction d’une rivière artificielle d’une centaine de kilomètres. Dans le même temps, la logique de rente à l’exportation, malgré l’instabilité des marchés, reste inchangée. Quarante-neuf projets agricoles publics auraient déjà été achevés, mais on déplore le manque de consultation des principaux intéressés que sont les petits paysans. Par ailleurs, comme le souligne le sociologue Saker El Nour, au cours de la dernière décennie, l’armée a accru son contrôle sur le secteur agricole à l’instar de l’ensemble de l’économie, et la plupart des projets sont sous supervision directe du président. La marchandisation à outrance de la terre a renforcé le poids des investisseurs privés, en particulier du Golfe, dans l’accaparement foncier. Deux tendances qui marginalisent, là encore, la petite paysannerie.
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