Malgré le différend entre les deux hommes – notamment sur la Syrie, la Libye et le conflit arméno-azéri – et leurs deux géopolitiques – panturquisme pour l’un, panrussisme pour l’autre –, Erdoğan et Poutine ont toujours fini par s’entendre, que ce soit sur le dos des Européens (UE) ou des Américains. Le solo d’Erdoğan dans le conflit ukrainien irrite les Européens et les Américains : la Turquie est une pièce centrale du dispositif otanien, c’est-à-dire du dispositif antirusse.
Erdoğan est à la fois dans l’Europe et hors d’Europe. Ce statut particulier lui ouvre de grandes possibilités de manœuvre, ce qu’un Macron, esclave de la troïka Leyen-Scholz-Lagarde, n’a pas. Il est le larbin des intérêts européistes, qui sont eux-mêmes inféodés aux intérêts américains, le tout formant l’Empire. On l’a vu lors du sketch du petit chien courant après Biden, qui est lui-même la marionnette du pouvoir profond US.
Ce type nous fout la honte en permanence. Il interrompt grossièrement Biden, parle fort pour que tout le monde l’entende. Fait l’important alors qu’il n’est que la mouche du coche. Finalement c’est pire que d’aller peloter des voyous torse-nu à Saint-Martin. Horrible.#Macron https://t.co/dYicFQTSf9
— Régis de Castelnau (@R_DeCastelnau) June 29, 2022
Face à Macron et Biden, Erdoğan et Poutine font figure de vrais chefs, de vrais meneurs, de vrais défenseurs de leurs pays, de leurs peuples. On en pense ce qu’on veut – antidémocrates, autocrates –, mais ils font le job.
Le Figaro rappelle le tournant dans la relation entre les deux hommes : « le soutien exprimé par Poutine à Erdoğan après le coup d’État manqué en 2016 tandis que les pays occidentaux, pour leur part, critiquaient les répressions massives qui ont suivi cet événement en Turquie ». Pourtant, il y a eu l’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara par un Loup gris (milice ultranationaliste turque), il y a eu le pilote russe descendu par un missile turc dans le ciel de Syrie, il y a eu l’avancée turque en Libye stoppée par les avions de Poutine... Dans leur relation, on dirait qu’au-delà de toutes ces frictions (les Russes et les Turcs ont été en guerre tout le long du XIXe siècle), l’anti-américanisme, du moins l’indépendance par rapport à l’Empire, leur tient lieu de ciment et finit par les réconcilier.
Le Figaro interroge à cet égard Isabelle Facon, directrice ajointe de la Fondation pour la recherche stratégique, une spécialiste des politiques étrangères et de défense russe.
À tort ou à raison, et avec évidemment des contextes historiques très différents, les deux pays considèrent que l’Occident a refusé leur volonté de rapprochement, d’intégration. Ils estiment aussi que les partenaires occidentaux ont ignoré leurs intérêts de sécurité tels qu’eux les conçoivent – par exemple sur la question kurde pour la Turquie, l’élargissement de l’Otan pour la Russie. La Turquie, comme la Russie, s’intéresse à l’idée d’un monde multipolaire moins occidentalo-centré, dans lequel les puissances régionales voient leur rôle valorisé.
Mais la posture anti-occidentale est clairement plus « massive », plus structurelle dans le cas de la Russie (qui se voit en puissance globale) que dans celui de la Turquie (qui veut étendre son influence mais à différentes échelles régionales). Ainsi, si pour la Russie on est sur des questions de principe, de vision du monde, pour la Turquie, on est dans quelque chose de probablement plus conjoncturel, de plus fluide car plus « négociable », et cela peut constituer une fragilité dans la relation bilatérale. C’est peut-être pour cela que les Russes se sont attachés, au cours de la dernière décennie, à entraîner la Turquie dans des coopérations économiques qui ont une portée stratégique, qui créent de la dépendance à long terme (nucléaire, énergie…).
Les deux pays se soutiennent et se tiennent mutuellement : Poutine veut reconstituer la sphère d’influence soviétique, que ce soit vers l’Europe de l’Est ou l’Asie centrale, tandis que la Turquie cherche à se développer du côté du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Facon énonce que des « frictions » pourraient avoir lieu en Asie centrale, dans l’ancienne ceinture musulmane – et turcophone – de l’URSS. Erdoğan sait parfaitement jouer sur tous les échiquiers, par exemple avec sa participation élastique à l’OTAN, la confrontation Russie-USA, celle de la guerre froide qui offrait des espaces de liberté aux non-alignés. Erdoğan et Poutine se tirent le tapis : les Russes étant occupés, si l’on peut dire, en Ukraine, Erdoğan avance discrètement ses pions en Syrie.
Alors que tous les regards sont tournés vers l’Ukraine, le président turc Recep Tayyip Erdoğan semble en bonne position pour profiter d’un contexte géopolitique favorable à ses desseins pour lancer une nouvelle opération militaire dans le nord de la Syrie, contre la milice kurde syrienne YPG. Malgré les mises en garde de Washington, Ankara vise précisément Tell Rifaat et Manbij, deux localités situées à l’ouest de l’Euphrate. Décryptage. (France 24)
Mais c’est sur le cas de la mer Noire que Poutine a mis une no go zone.
Dans la complexe relation turco-russe, chaque partie a sa façon de résister à l’Empire. De manière frontale pour Poutine, par les côtés pour Erdoğan, qui a un pied chez les Russes et un autre dans l’OTAN. Facon écrit :
La Turquie est membre de l’Otan. Or un des grands objectifs de la politique étrangère russe ces dernières années a été de diviser par tous les moyens cette alliance qu’elle voit forte militairement mais faible politiquement. D’où les efforts pour réaliser rapidement le contrat de vente du système antiaérien S-400. Ce que nous montrions dans le livre, c’est qu’une des raisons pour lesquelles Ankara a travaillé à améliorer sa relation avec Moscou, c’était probablement sa perception que ses alliés occidentaux, au vu des crises que traversait l’Otan, ne seraient pas forcément d’un grand recours en cas de problème avec la Russie, et qu’il convenait donc de gérer et stabiliser au mieux cette relation en autonomie. La Turquie s’est trouvée en guerre près de quinze fois avec la Russie, elle sait à quoi s’en tenir sur ses ambitions et les dérapages que ces dernières sont susceptibles d’occasionner !
Dune manière générale, toute la carte géopolitique mondiale est en train de se redessiner dans ce nouveau conflit USA-Russie à peine larvé. De l’Afrique – où les médias occidentaux dénoncent l’avancée des troupes pro-russes Wagner – au Moyen-Orient, en passant par l’Asie centrale, sans oublier, évidemment, l’Europe de l’Est, si les frontières n’ont pas encore bougé, ce sont les alliances qui se redéfinissent depuis le coup de force – forcé – du 24 février 2022.
La France, à une vitesse hallucinante, a abandonné toute indépendance diplomatique et militaire ; l’Allemagne investit 100 milliards dans l’armement ; le Japon réarme ; la Chine étend sa zone d’influence pendant que les yeux du monde sont rivés sur l’Ukraine ; Israël mène une guerre secrète meurtrière contre l’Iran, la moindre étincelle pouvant faire péter le Proche-Orient ; l’étoile de Biden pâlit aux États-unis, celle de Trump remonte ; Poutine devient en quelque sorte le chef du monde non-aligné, ou libre, mais libre par rapport à l’Empire. Nous vivons une époque mouvementée.
Courrier international titre, ce 29 juin 2022 :
L’engagement pris par Xi Jinping de soutenir davantage Moscou sur les questions de « souveraineté et de sécurité » est une manière, pour le dirigeant chinois, de dédaigner toutes les mises en garde de l’Occident selon lesquelles ne pas condamner l’action du Kremlin faisait encourir à la Chine de forts risques pour sa réputation. Mais le plus inquiétant pour les dirigeants occidentaux est que Xi Jinping est allé encore plus loin en promettant d’approfondir la coordination stratégique entre les deux pays.
Certains médias étrangers ont jugé assez « feutré » le dernier échange téléphonique entre Poutine et Xi (le seul depuis le début des opérations en Ukraine), comparé à la déclaration commune faite début février, le jour du coup d’envoi des Jeux olympiques d’hiver à Pékin : jugée bien dans l’esprit de la diplomatie des « loups guerriers » [une attitude offensive en direction des pays occidentaux], cette déclaration-là comportait notamment la fameuse phrase sur les relations sino-russes qui ne connaissaient « aucune limite ».
L’Union européenne, dirigée par des agents américains infiltrés à Bruxelles – des politiciens mondialistes corrompus et même pas élus ! –, a peut-être misé sur le mauvais cheval avec un OTAN agressif et des États-Unis racketteurs. En face, le monde non-aligné se structure sur une ligne anti-occidentale, et ces pays, qu’on appelait autrefois les BRICS, ont de quoi tenir. Il n’est pas sûr que les 450 millions d’Européens supportent un conflit long, qui pourrait leur valoir une chute drastique de niveau de vie. Pour les dirigeants de nos pays et de l’UE, pas de problème : ils ne connaissent pas la pénurie, se foutent de l’inflation, ne font pas la guerre, n’y envoient pas leurs enfants. D’ailleurs, ils n’ont pas d’enfants.