Il n’y a pas beaucoup de sujets dans l’histoire des Etats-Unis – à part, peut-être, l’esclavagisme – aussi chargés que celui des bombes atomiques sur le Japon. Était-ce nécessaire ? Le simple fait de poser la question provoque indignation et même colère. Prenez l’exemple des cris d’hystérie qui ont provoqué la fermeture de l’exhibition au (musée) Smithsonian en 1995 qui avait simplement osé poser la question, cinquante ans après les faits. Aujourd’hui, onze ans plus tard, les états-uniens ont encore des problèmes pour faire face à la réalité.
Mais la colère n’est pas un argument. L’hystérie ne se substitue pas à l’Histoire. La décision de lancer la bombe a été passée au filtre de l’appareil à fabriquer des mythes états-unien et a été transformée en tout et n’importe quoi, y compris en une sorte d’acte de préservation des Japonais de la part des Etats-Unis, comme si l’incinération de 200 000 êtres humains en une fraction de seconde pouvait constituer en quelque sorte un acte de bonté.
Et pourtant la question revient sans cesse, et c’est une bonne chose : le lancement des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki était-il une nécessité militaire ? La décision était-elle justifiée par l’urgence de sauver des vies ou y avait-il d’autres motivations en jeu ?
La question de la nécessité militaire peut être rapidement écartée. « le Japon était déjà vaincu et les bombes n’étaient absolument pas nécessaires. » Ces paroles ne sont pas celles d’un révisionniste ou d’un écrivain gauchiste. Ce ne sont certainement pas les paroles d’un anti-américain primaire. Ces sont les paroles de Dwight D. Eisenhower, Commandant suprême des forces alliées en Europe et futur président des Etats-Unis. Eisenhower savait, comme toute la hiérarchie militaire des Etats-Unis, qu’au milieu de l’année 1945 le Japon était sans défense.
Après la destruction de la flotte japonaise dans le golfe de Leyte en 1944, les Etats-Unis pouvaient bombarder sans risque les villes japonaises, y compris des bombardements incendiaires dantesques sur Tokyo et Osaka. C’est ce que le général en commande des forces aériennes des Etats-Unis, Henry H. Arnold, voulait dire lorsqu’il observa que « la situation des Japonais était sans espoir avant même le largage de la première bombe atomique parce que les Japonais avaient perdu le contrôle de leur propre espace aérien. » De plus, sans leur flotte, les Japonais, pauvres en ressources, avaient perdu la capacité d’importer les aliments, le pétrole, les fournitures industrielles indispensables pour mener une guerre mondiale.
Suite à l’évidente futilité de toute résistance, les Japonais avaient pris contact avec les Russes pour tenter de négocier la fin de la guerre. Les Etats-Unis savaient déjà depuis longtemps décoder les messages japonais et savaient donc que les Japonais cherchaient depuis des mois à déposer les armes.
L’amiral Chester W. Nimitz, Commandant en Chef de la flotte US du Pacifique, fit écho à cette réalité lorsqu’il écrivit, « En fait, les Japonais avaient déjà avoué leur défaite, la bombe atomique n’a joué aucun rôle sur le plan strictement militaire. » L’Amiral William D. Leahy, chef de cabinet du Président Truman, a dit la même chose : « L’emploi des (bombes atomiques) sur Hiroshima et Nagasaki n’était d’aucune utilité dans la guerre contre le Japon. Les Japonais étaient déjà vaincus et prêts à se rendre. »
Les autorités civiles, et plus particulièrement Truman en personne, tenteront plus tard de récrire l’histoire en affirmant que les bombes ont été larguées pour sauver des millions de vies états-uniennes. Mais il n’y tout simplement rien à l’époque qui puisse le confirmer. Au contraire, le document « US Strategic Bombing Survey » indiquait que « certainement avant le 31 décembre 1945, et probablement même avant le 1er novembre 1945, le Japon se serait rendu même si les bombes atomiques n’avaient pas été lancées. » La date du 1er novembre est importante parce que les Etats-unis ne pouvaient pas organiser un débarquement au Japon avant cette date.
En d’autres termes, l’opinion unanime et générale des officiers supérieurs les mieux informés de l’armée US est sans équivoque : il n’y avait aucune urgence militaire pour larguer des bombes atomiques sur le Japon.
Mais si les bombes n’étaient pas justifiées sur le plan militaire, pourquoi ont-elles été employées ? La réponse se trouve en filigrane dans l’attitude des Etats-Unis envers les Russes, comment la guerre a pris fin en Europe et la situation en Asie.
Depuis le début, les dirigeants états-uniens détestaient le gouvernement Russe. En 1919, les Etats-Unis ont mené une invasion de la Russie – la fameuse « Contre-Révolution blanche » - pour tenter de renverser la révolution Bolchévique qui a vu les communistes prendre le pouvoir en 1917. L’invasion a échoué et il a fallu attendre 1932 pour que les Etats-Unis rétablissent toutes leurs relations diplomatiques avec la Russie.
Ensuite, au cours de la Grande Dépression, lorsque l’économie des Etats-Unis s’est effondrée, l’économie Russe a connu un essor, avec une croissance de près de 500%. Les dirigeants états-uniens craignaient, avec la fin de la guerre, de voir leur pays retomber dans une nouvelle Dépression. Et la Deuxième Guerre Mondiale n’a pas été gagnée par un système économique libéral, celui du lasser-faire, mais par un système économique hiérarchisé, pyramidal, planifié et contrôlé, comme celui préconisé par les Russes. En d’autres termes, le système Russe semblait efficace alors que celui des Etats-Unis était miné par de graves crises et une perte de confiance.
De plus, pour vaincre l’Allemagne, l’armée russe avait marché sur Berlin à travers l’Europe de l’est. Elle occupait et contrôlait environ 600.000 km2, une zone qui couvrait la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la Yougoslavie (pas sûr pour ce dernier – NdT). A Yalta, en février 1945, Staline a exigé de garder ces nouveaux territoires. La Russie, affirmait Staline avec raison, a été constamment envahie par les puissances occidentales, de Napoléon aux Allemands au cours de la première guerre mondiale et enfin par Hitler. La Russie a perdu plus de 20 millions d’hommes dans le Deuxième Guerre Mondiale et Staline voulait créer une zone tampon contre de futures invasions.
A ce stade, en février 1945, les Etats-Unis ne savaient pas encore si la bombe allait fonctionner. Mais ils avaient sans aucun doute besoin de la Russie pour gagner la guerre à la fois en Europe que dans le Pacifique. Cette réalité militaire n’a pas échappé à Roosevelt : sans armée pour repousser les Russes en Europe et ayant besoin du soutien des Russes ailleurs, Roosevelt leur a concédé l’Europe de l’est et les Russes ont ainsi obtenu la plus grosse prise territoriale de la guerre.
Ensuite, et c’est peut-être le plus important, à Yalta, Staline a accepté qu’à la fin de la guerre en Europe ses forces soient transférées en Asie et entrent en guerre dans le Pacifique contre le Japon, dans un délai de trois mois. Et c’est ici que le calendrier prend toute son importance. La guerre en Europe s’est terminée le 8 mai 1945. Ajoutez trois mois et vous tombez sur le 8 Août. Si les Etats-Unis voulaient empêcher la Russie d’occuper des territoires en Asie comme elle l’avait fait en Europe, il leur fallait mettre fin à la guerre le plus tôt possible.
L’enjeu des territoires en Asie était particulièrement important parce qu’avant que la guerre avec le Japon n’éclate, la Chine avait connue une guerre civile entre le général nationaliste Chiang Kai Shek, soutenu par les Etats-Unis, et les communistes dirigés par Mao Ze Dong. Si la Russie communiste devait conquérir des territoires en Asie, elle aurait appuyé Mao avec sa puissance militaire considérable et la victoire de Mao aurait été inévitable.
Après avoir vérifié que la bombe fonctionnait, le 15 juillet 1945, les évènements se sont précipités. Il n’y avait plus de temps à perdre en négociations avec les Japonais. Chaque jour perdu signifiait plus de territoires pour les Russes et donc plus de chances d’une victoire communiste dans la guerre civile en Chine. Toute l’Asie pouvait devenir communiste. Cela aurait été une catastrophe stratégique pour les Etats-Unis que d’avoir gagné une guerre contre les fascistes pour ensuite la remettre à ses ennemis héréditaires, les communistes. Les Etats-Unis devaient mettre fin à la guerre, non en l’espace de quelques mois, ni de quelques semaines, mais de quelques jours.
Ainsi, le 6 août 1945, deux jours avant la date prévue de la déclaration de guerre de la Russie contre le Japon, les Etats-Unis ont largué la bombe sur Hiroshima. Les forces US ne couraient aucun risque à cette date et attendaient une réponse des Japonais qui avaient été sommés de se rendre. La première invasion de l’île était prévue dans trois mois et les Etats-Unis contrôlaient le déroulement de toutes les opérations militaires dans le Pacifique. Mais la question des Russes planait et précipita la prise de décision. Ensuite, trois jours plus tard, les Etats-Unis ont largué une deuxième bombe sur Nagasaki. Les Japonais se sont rendus le 14 août 1945, huit jours après l’explosion de la première bombe.
Le général-major Curtis LeMay a commenté l’emploi de la bombe : « La guerre aurait pris fin en deux semaines, sans l’intervention des Russes et sans la bombe. La bombe atomique n’avait rien à voir avec la fin de la guerre. » Sauf qu’elle l’a accélérée pour priver les Russes de territoires en Asie.
La justification de la bombe pour des raisons militaires qui a été rapidement bricolée après la fin de la guerre ne résiste pas à l’examen des réalités militaires de l’époque. A l’inverse, l’emploi de la bombe pour stopper l’expansion Russe et rendre les Russes, selon le terme révélateur de Truman, « plus faciles à gérer », est conforté par toutes les données connues et surtout par les motivations et intérêts des Etats-Unis.
Quelle version de l’histoire faut-il accepter ? Celle qui ne tient pas la route mais qui a été sacrée par le dogme national ou celle qui tient la route mais ternit l’image que nous avons de nous-mêmes ? Notre façon de répondre dit tout sur notre degré de maturité et d’honnêteté intellectuelle.
Il est parfois difficile pour un peuple de réconcilier son histoire avec ses mythes nationaux – des mythes d’innocence éternelle nimbée d’une morale Divine. C’est d’autant plus difficile que ce pays est engagé dans une nouvelle guerre et le pouvoir de tels mythes est indispensable pour obtenir l’adhésion de la population malgré une réalité moins glorieuse.
Mais le but de l’histoire n’est pas de soutenir des mythes mais plutôt de les dénoncer afin que les générations futures puissent agir en meilleure connaissance de cause pour éviter que les tragédies du passé ne se reproduisent. Il faudra peut-être encore 60 ou 600 ans, mais la vérité sur la bombe finira par s’écrire non pas dans la mythologie mais dans l’histoire. Espérons que par la suite le monde sera plus en sécurité.