En 2019, une exposition à Tel-Aviv intitulée « Partir, ne jamais revenir ? » liait le départ des juifs d’Orient à leur sort dans leurs pays d’origine. Aux États-Unis, en Europe et au Proche-Orient, des universitaires mettent en cause ce récit. Les historiens Lior B. Sternfeld et Menashe Anzi détaillent leurs pistes de recherches.
Dans son discours d’investiture au Parlement israélien en avril 2021, la députée du Likoud Galit Distel Atbaryan a souhaité débuter son mandat en évoquant des souvenirs d’enfance de ses parents qui avaient grandi et vécu en Iran. Elle a rappelé qu’il était illicite pour les juifs de toucher des légumes au marché d’Ispahan à cause des restrictions de la tradition chiite liées à l’impureté. Ses parents lui avaient expliqué que cela leur était interdit parce qu’ils étaient juifs et que, s’ils se faisaient prendre, le mieux était de s’enfuir illico presto.
Sans porter de jugement sur l’expérience individuelle de ses parents — qui a certainement été partagée par d’autres — les seuls souvenirs « légitimes » qu’elle pensait pouvoir communiquer sur leur vie en Iran étaient ceux qui faisaient écho aux épreuves des juifs ayant vécu dans une société musulmane. À l’écouter, nul n’aurait pu soupçonner que des milliers de juifs iraniens avaient vécu une expérience profondément différente pendant la majeure partie du XXe siècle. En réalité, l’écrasante majorité d’entre eux ont choisi de ne pas immigrer en Israël après 1948, et même après la révolution de 1979.
Consolidation du récit sioniste
Depuis une dizaine d’années en Israël, des acteurs du débat public appellent à redécouvrir l’histoire des juifs dans le monde musulman. Cette évolution bienvenue est liée à la révision de l’approche du melting-pot et à l’ouverture de la société israélienne à diverses narrations. Journalistes, politiciens, universitaires et musiciens mettent en avant la tradition culturelle orientale. Mais elle semble davantage porter sur la consolidation du récit sioniste en l’élargissant et en l’affinant, plutôt que d’en proposer une alternative en s’attachant à souligner les difficultés que les juifs ont connues dans les sociétés musulmanes. Elle justifie également les politiques d’Israël, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, à l’égard des pays arabes, des Palestiniens de l’intérieur, mais aussi de ceux de Cisjordanie et de la bande de Gaza. Notre propos ici est d’offrir une autre voie de recherche plus inclusive qui aille au-delà de la narration larmoyante.
En effet, le récit de l’exode des juifs des pays musulmans ne prend pas en compte les circonstances et les conditions locales liées à l’impérialisme, au colonialisme, au sionisme et aux spécificités nationales. L’implication publique ou secrète des institutions sionistes chargées d’accélérer l’exode dans les pays musulmans, comme en témoignent les actions du Mossad à Bagdad ou l’opération Susannah en Égypte [1], n’est pas rappelée. L’approche dominante consiste à lier le départ des juifs au sionisme religieux et à la haine immémoriale que leur vouaient les populations locales. Ces récits sont corroborés par une loi commémorative sur l’exode et l’expulsion des pays arabes et d’Iran, par des projets menés par des ministères, ainsi que par des conférences, des symposiums universitaires et semi-universitaires et par le débat en cours sur les biens juifs [2].
Ces récits simplistes et grossièrement inexacts donnent à voir une région vidée de ses juifs en 1948 ou peu après. Ils occultent le fait que des communautés juives sont demeurées sur place bien après cette date, voire qu’il y en a toujours, quoiqu’en nombre bien plus faible, au Maroc, en Tunisie et en Turquie. Des communautés juives ont non seulement prospéré, mais se sont même développées après 1948 à la suite de l’immigration régionale de juifs de Syrie et d’Irak, comme au Liban et en Iran. Dans ces deux pays, ce n’est que bien plus tard, dans les années 1970, que le nombre de juifs a diminué, en raison de la guerre civile au Liban et de la révolution iranienne.
Ainsi, ces récits dissimulent l’histoire de juifs qui ont choisi de rester, comme ces 3000 Yéménites qui ont refusé de quitter le pays même après le départ pour Israël du reste de leur communauté en 1948.
En 2019, une exposition du musée d’histoire et d’archéologie Eretz Yisrael de Tel-Aviv intitulée « Leaving, never to return » (Partir, ne jamais revenir) a contribué à fabriquer un récit visuel, linéaire et simpliste, et de ce fait très populaire. En octobre 2019, nous avons publié un article dans le supplément du week-end de Haaretz qui revenait sur ce processus et nous nous sommes demandé si cette exposition exprimait une demi-vérité qui s’avère pire qu’un mensonge. Nous avons examiné les récits qui liaient entre eux des faits et des idéologies sans rapport les uns avec les autres, dans le seul but de livrer au profane des conclusions politiquement erronées. « Partir, ne jamais revenir » est l’expression d’un véritable traumatisme, en particulier pour les juifs irakiens, mais le contexte est essentiel pour le comprendre et appréhender les moyens d’apprendre, d’analyser et d’affronter cette mémoire.
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