Interview publiée dans Agrapresse, n°3429-3430, pp. 7-9, 13 janvier 2014.
Pour Jacques Sapir, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et auteur de l’ouvrage Faut-il sortir de l’euro [1], la réussite de l’Allemagne tient beaucoup au fonctionnement de la monnaie unique, au détriment des pays du sud de l’Europe.
Depuis plusieurs années, avec la campagne pour l’élection présidentielle 2012 en point d’orgue, la quasi-totalité de la classe politique parle d’un modèle allemand vers lequel la France devrait tendre. Qu’est ce que ce modèle ?
L’Allemagne n’est pas un modèle : on ne peut parler de modèle que si on peut le généraliser. Or, on constate que les solutions qui ont été adoptées en Allemagne ne peuvent fonctionner que parce que les pays qui l’entourent ne les ont pas adoptées. C’est la différence de l’Allemagne qui fait son succès, si tout le monde l’imitait, ce serait un échec généralisé.
Pourquoi ?
Parce que l’Allemagne a appliqué dans le cadre de la zone euro une politique de cavalier solitaire. Alors que tous les pays procédaient à des relances économiques à partir de 2002, l’Allemagne a décidé de baisser ses salaires, c’est à dire de reporter sur les ménages toute une partie des charges qui étaient payées par ses entreprises, réduisant ainsi sa consommation. Elle a pu le faire parce que, dans le même temps, la consommation des pays qui l’entourent continuait d’augmenter. Si tout le monde avait appliqué la méthode allemande, cela aurait créé une crise gravissime dans la zone euro dès 2003/2004. On voit bien qu’il y a quelque chose de non généralisable.
Vous mettez aussi en avant la démographie déclinante de l’Allemagne…
Il y a une divergence massive entre la France et l’Allemagne : quand il y a 650 à 680 000 jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi en France, il y en a moins de 350 000 en Allemagne. Nous avons calculé ce que serait le taux de chômage de l’Allemagne si elle avait la même dynamique démographique que le France : elle aurait 1,5 à 2 millions de chômeur en plus. L’Allemagne peut se permettre d’avoir une politique qui est un succès, de court terme, uniquement parce qu’elle est dans une démographie déclinante. Or, des pays qui ont une démographie aussi différente que l’Allemagne et la France, avec un taux de fécondité de 1,6 contre 2,05 – ce qui est une différence énorme – sont contraints, par l’euro, d’avoir la même politique économique.
Vous dites que la sortie de l’euro est inévitable. En quoi l’économie allemande tire avantage de la monnaie unique ?
Avant l’euro, il y avait une tendance à la réévaluation du deutschemark. Les pays voisins, comme la France ou l’Espagne, dévaluaient régulièrement leur monnaie. L’euro a gelé les taux de change aux niveaux qu’ils avaient en 1999. Or, on constate que même avec une politique monétaire qui est la même pour tous, l’inflation est très différente selon les pays. Concrètement, l’Allemagne bénéficie d’un taux de change de l’euro inférieur à ce que serait le taux de change normal du deutschemark, parce qu’il est dans la même zone monétaire que l’Espagne ou l’Italie. Cela lui donne un avantage considérable pour exporter vers les pays hors de la zone euro. Quand on regarde le solde positif de la balance commerciale allemande, on voit que jusqu’en 2010, il a été majoritairement fait sur la zone euro ; puis, ayant épuisé et de fait, détruit le marché de la zone euro, l’Allemagne, depuis 2011-2012, redéveloppe massivement ses exportations en dehors de la zone euro. Des pays comme l’Italie, l’Espagne ou le Portugal n’ont plus d’argent pour payer les produits allemands. On est face à un système extraordinairement pervers, dangereux pour tous ces pays et qui est une véritable dynamite politique, car on voit monter une haine envers l’Allemagne en Europe.
Selon vous, l’euro fort a empêché les pays d’Europe du sud de profiter de leurs avantages comparatifs et de se développer ?
L’euro fort est par exemple au cœur de la crise grecque : jusqu’à 2003, la Grèce avait un déficit public, mais un déficit extérieur extrêmement faible. Il y avait des exportations agricoles vers la Bulgarie, la Roumanie et vers la Hongrie ; des exportations industrielles vers le Moyen-Orient, et surtout, la Grèce était le chantier naval de tout l’est du bassin méditerranéen, grâce à une vieille tradition d’expertise dans la réparation navale. Tout ceci a disparu avec l’euro fort, car les produits et services grecs sont devenus plus chers. Les compagnies maritimes (celles qui payaient leurs impôts) le faisait en dollar. Quand l’euro s’est apprécié de 35% par rapport au dollar, pour le gouvernement, ça a été une perte de revenu fiscal d’autant.
Il existe aussi des distorsions de concurrence avec l’Allemagne, qui bénéficie d’une absence de salaire minimum et de la main d’œuvre des pays de l’Est. On demande aux agriculteurs français d’être plus compétitifs, alors qu’ils sont déjà, techniquement, parmi les meilleurs du monde. Comment construire l’Europe dans un tel contexte ?
Il y a quelque chose d’assez inquiétant en Allemagne qui est la dynamique des salaires : il y a très peu de chômage mais il y a entre 6 et 8 millions de travailleurs pauvres. Et là se pose la question de savoir si on peut harmoniser le coût du travail : c’est possible, mais par le bas, et ça provoque des dommages extrêmement élevés. Il faudrait, pour faire fonctionner un système hétérogène en matière de lois sociales, de protections sociales, de salaires, l’équivalent des montants compensatoires monétaires (des taxes aux exportations), qui ont fonctionné en Europe dans les années soixante. Mais il y a un vrai souci en matière de politique agricole : quel type d’agriculture voulons-nous réellement développer ? La politique agricole française, en dépit d’un discours sur la qualité, reste essentiellement une politique axée sur la quantité, avec des mécanismes de subvention qui, dans le moyen terme, avantagent les plus gros agriculteurs. Nous n’échapperons pas, dans quelque système que nous nous trouvions, dans l’euro ou hors de l’euro, à une remise à plat de cette politique agricole, avec la question de savoir si on axe notre agriculture sur des biens exportables – pourquoi pas, mais dans quelles conditions, où sur une agriculture de qualité, avec des circuits commerciaux qui le permettent. Je pense qu’on ne peut pas concevoir une politique agricole de manière séparée d’une politique des réseaux de distribution. En réalité aujourd’hui, une partie de l’argent qui va aux agriculteurs ne fait que transiter dans les fermes et va dans la poche des grands distributeurs. Il faudrait réserver dans toutes les agglomération des places pour les coopératives de producteurs : on peut le faire, mais il faut en avoir la volonté politique, qui va se heurter aux centrales d’achats. On pourrait peut-être imaginer le fait d’imposer à toutes les grandes surfaces de réserver 20% de leur surface de vente alimentaire à des producteurs paysans, à de bonnes conditions.
Le ministre parle volontiers de relocaliser l’agriculture, mais le pendant politique, avec de vraies mesures qui protègeraient nos marchés et nos agriculteurs, a du mal à émerger…
L’exemple même en a été donné par l’écotaxe, qui est dans son principe une excellente idée, mais qui a été dans son application quelque chose de tout à fait effroyable : ca veut dire qu’un produit qui vient de Dordogne sur Paris sera plus taxé que des prunes du Chili qui sont débarquées à Roissy. C’est absolument absurde ! Ca ne veut pas dire qu’il faut renoncer à l’écotaxe, il faut en changer le mode de calcul. On peut imaginer un système avec un coût très faible pour moins de 300 kilomètres, qui monte très fortement de 300 à 800 km, et qui devient prohibitif au delà. Ce serait déjà un début de solution.
Sur ce sujet, que vous inspire le mouvement des bonnets rouges ?
C’est un objet de sciences sociales extrêmement intéressant. Il a comme déclencheur une révolte antifiscale, vieille tradition en France. Mais quand on regarde les structures sociales, on voit un vrai problème de crise dans le grand Ouest. Cette région a connu une logique de développement plutôt favorable jusqu’à 2007-2008, mais est aujourd’hui en train de basculer dans la crise avec des phénomènes de paupérisation très brutaux, pas tellement dans les villes mais en périphérie et dans les petits bourgs. Il y a depuis quelques années la montée d’une vraie misère rurale, qui n’est pas nécessairement une misère paysanne. Très souvent, une ou deux entreprises sont les principaux fournisseurs d’emplois du bassin, et l’homme et la femme d’un couple travaillent parfois dans la même. Si elle ferme, qu’est ce qu’on fait ? Il y a aussi beaucoup de petites entreprises de moins de dix personnes, dans lesquelles la relation sociale est très différente d’entreprises plus grosses. Très souvent, une partie des employés est liée familialement au propriétaire : la femme fait la comptabilité, le beau-fils y travaille… Quand se pose la question de la survie de l’entreprise, il y a une coagulation des intérêts des employés avec le patron. Le niveau de vie d’un petit patron n’est pas fondamentalement différent de celui de ses employés. Cela permet de comprendre la création de cette espèce de solidarité sociale. Le mouvement des bonnets rouges est un vrai mouvement populaire. L’écotaxe a été le déclencheur, mais même sans, il serait apparu. Une autre chose importante est le rôle des femmes : que ce soit en qualité de militantes syndicales, d’agitatrices, elles sont en nombre important. Très souvent, c’est la femme qui va travailler dans la petite usine du coin alors que l’homme reste dans la ferme familiale. Il y a aussi une tradition culturelle de Bretagne périphérique, les femmes de marin sont celles qui tiennent la famille.