Le Tribunal constitutionnel allemand a décidé une nouvelle fois de rentrer en conflit avec la Cour de justice de l’Union européenne. Cette guerre des légitimités remet sérieusement en question l’avenir de l’Union européenne, estime l’essayiste Coralie Delaume. D’autant plus, que le leadership allemand en Europe apparaît de plus en plus défaillant.
Le Tribunal constitutionnel allemand a rendu le 5 mai un arrêt qui la fait entrer en conflit avec l’Union européenne. Ce conflit était-il inévitable ?
Coralie Delaume : Je ne vais pas revenir en détail sur le contenu de l’arrêt car cela a fait l’objet de nombreux articles. Ce qu’on peut dire en revanche, c’est que l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a une double conséquence potentielle : juridique et économique.
Sur le plan juridique tout d’abord, dans la mesure où la Cour allemande se dresse contre la Cour de justice de l’Union, qui avait jugé légal, en 2018, le « quantitative easing » de la Banque centrale européenne, l’arrêt pose la question de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux. Le principe de primauté est ancien, il a été posé par la Cour de justice de l’UE dans un célèbre arrêt de 1964, Costa c/Enel. Sans doute les États membres ne se rendaient-ils pas compte à l’époque de la portée de cette jurisprudence car aucun n’a protesté. Mais cette portée est immense.
La CJUE écrit notamment qu’« à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres ». Elle énonce ensuite que l’engagement européen des États entraîne pour eux « une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur ». En somme, la Cour sort le droit communautaire de la catégorie « droit international » et invente un ordre juridique nouveau, intégré aux ordres juridiques nationaux. Elle le place au sommet de leur hiérarchie des normes et affirme qu’aucun acte de droit interne - même ultérieur - ne doit le contredire. Ce faisant, elle fait du droit communautaire une sorte de droit « quasi constitutionnel ». Les juristes parlent d’ailleurs de « constitutionalisation des traités européens ».
Il est important de connaître la genèse de la primauté du droit communautaire et de savoir que c’est la Cour de Luxembourg qui en posé le principe. À vrai dire, lorsqu’on nous a fait voter sur le projet de Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005, la « quasi-constitution » était déjà là. Cela dit, le principe de primauté ne vaut que si les juridictions nationales y consentent. C’est-à-dire si elles acceptent, lorsqu’elles jugent de quelque chose, de l’appliquer strictement. En France, ça a pris du temps. La Cour de cassation ne s’y est mise qu’en 1975 (avec l’arrêt société des cafés Jacques Vabre), et le Conseil d’État en 1989 (arrêt Nicolo).
Puisqu’on parle du TCE, il faut maintenant parler de son clone, le traité de Lisbonne, et de la manière dont il a été reçu en Allemagne. Sa réception éclaire en effet beaucoup l’arrêt du 5 mai. Même s’il y a un raidissement évident aujourd’hui, la Cour de Karlsruhe avait déjà exprimé que la primauté du droit communautaire n’était pas absolue pour elle. En 2009, les juges de Karlsruhe étudient le traité de Lisbonne pour vérifier sa compatibilité avec la loi fondamentale allemande. Ils rendent alors un arrêt magistral, l’arrêt « Lisbonne », sorte de longue réflexion philosophique sur ce que sont un peuple, un État, sur ce qu’est la souveraineté. Ils rappellent que même si elle en a certaines caractéristiques, l’UE n’est pas un État fédéral mais une organisation internationale. Ils insistent sur le fait qu’il n’existe aucun peuple européen comme source de légitimité, et préviennent que la fédéralisation ne peut pas se faire « en douce » mais qu’un « saut fédéral » ne peut intervenir qu’à la suite d’une décision explicite du peuple allemand de s’autodissoudre dans plus grand.
Concernant la primauté du droit communautaire, qu’une annexe au traité de Lisbonne prévoit de consacrer, la Cour de Karlsruhe prévient que « la République fédérale d’Allemagne ne reconnaît pas une primauté absolue d’application du droit de l’Union » et que cette primauté s’arrête là où commence « l’identité constitutionnelle » des États.
Elle se réserve donc le droit d’écarter parfois l’application du droit européen (« il n’est pas contradictoire avec l’objectif d’ouverture à l’égard du droit européen, c’est-à-dire à la participation de la République fédérale d’Allemagne dans la réalisation d’une Europe unie (...) qu’à titre exceptionnel et sous certaines conditions strictes, la Cour constitutionnelle fédérale puisse déclarer inapplicable le droit de l’Union européenne en Allemagne ») et de s’opposer s’il le faut à la CJUE (« La Cour constitutionnelle fédérale ne peut, toutefois, reconnaître le caractère définitif des décisions de la Cour de justice "qu’en principe". »).
En somme, nous étions donc prévenus depuis longtemps déjà du fait que la Cour de Karlsruhe était susceptible d’entrer en conflit avec la CJUE ?
Oui, et c’est ce qu’elle a fait le 5 mai en estimant que la jurisprudence de la CJUE sur l’action de la BCE ne la liait pas. Indépendamment du contenu de ce jugement et des mots très durs qu’il contient (les juges allemands qualifient l’arrêt de la CJUE d’« incompréhensible » et d’ « arbitraire », ce qui est d’une violence rarissime), il faut donc replacer ce conflit de légitimité dans le contexte de cette « guerre du dernier mot » entre juridictions qu’a longuement étudiée Alain Supiot. Car ce sont bien deux légitimités qui s’affrontent.
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