2001 a ouvert une nouvelle ère. Celle de la déconstruction tous azimuts annoncée, d’une manière aussi symbolique que sensationnelle, par les ruines fumantes des Twin Towers.
Au bout de 13 ans seulement – 13 ans, une bagatelle pour l’Histoire ! – on a vu se fissurer le droit international avec, entre autres, le triomphe hallucinant et halluciné du « deux poids deux mesures », on a vu des principes jusque-là sacrés couvrir des combats infiniment obscurs et motiver le chaos inextricable et surtout sanglant qui a gagné l’ensemble du Moyen-Orient. Néanmoins, il reste encore des gens qui n’ont pas froid aux yeux. Des gens représentant la Justice qui n’hésitent pas à défendre les intérêts des oppressés contre des oppresseurs très haut placés dont certains, abusant du pouvoir qui leur est conféré, ont fortement contribué à l’avènement du djihadisme dans ce joyau laïc qu’était la Syrie il y a encore trois ans.
Faisant partie d’une délégation internationale d’avocats, Maître Damien Viguier s’est rendu en Syrie l’année dernière. Ce qu’il a pu y voir l’a conforté dans l’idée que le pays n’était pas victime d’une révolution inspirée par le peuple mais bien d’une invasion sans précédent cautionnée par les démocraties occidentales pour, de un, faire passer sous contrôle atlantiste les hydrocarbures dont regorge la région, de deux, faire avancer bien au-delà de ses frontières conventionnelles l’OTAN en contrant la présence militaire russe à Tartous. La détermination avec laquelle les Américains entendent bombarder les sites de l’EI non seulement en Irak mais aussi en Syrie, cela sans l’aval de Damas et de l’ONU, valide plus que jamais la thèse d’une opération secrète sous-jacente visant à frapper les sites gouvernementaux syriens.
Que Washington se soucie du droit international comme d’une guigne, c’est bien connu. Mais que la France fasse encore et encore du suivisme, négligeant les fruits amers de son épopée libyenne et continuant à dire, notamment par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, que la « France est un pays souverain », voilà qui est doublement affligeant. Soutenant, un peu plus mollement qu’il y a peu mais soutenant quand même Al-Nosra en Syrie, applaudissant n’importe quel agissement des USA qui font mine de découvrir que l’EI n’est qu’un conglomérat d’éléments radicaux, le Quai d’Orsay joue à un bien étrange jeu. Comment le qualifier ? Comme un crime de guerre ? Comme un crime de droit commun ? Il convient de ventiler par catégories.
Pour ce faire, je donne la parole à Maître Damien Viguier, avocat aux barreaux de l’Ain et de Genève, docteur en droit privé et sciences criminelles et membre du groupe international d’avocats pour la paix en Syrie.
Françoise Compoint : Plusieurs victimes syriennes ainsi que le Collectif international d’avocats pour la paix ont déposé plainte contre Laurent Fabius pour complicité de crimes en Syrie. Comme vous faites partie de ce Collectif, j’aimerais vous poser ces deux questions :
Y-a-t-il des faits confortant la thèse de la complicité ?
Qu’en est-il de l’immunité pénale de M. Fabius en tant que ministre en fonction ? S’agit-il de poursuivre en justice concrètement M. Fabius ou, à travers lui, le ministère des Affaires étrangères ?
Me Damien Viguier : Pour commencer, les victimes sont au nombre de treize. Cinq plaintes pénales déposées il y a quelques mois avaient été rejetées. Ceci dit, la procédure est toujours en cours pour huit autres plaintes déposées cet été.
Les faits confortant la thèse de la complicité sont des faits qui attestent de la provocation à commettre des infractions sur le sol syrien.Selon nous, la provocation est constituée – ou du moins la question mérite d’être posée – par le fait de promettre de livrer des armes et d’intervenir, par le fait de dire ou de répéter, par exemple le 14 décembre 2012, que le Front Al-Nosra « fait du bon boulot » en Syrie, par le fait, le 17 août 2012, alors que la situation dans le pays est pour le moins insurrectionnelle, de dire que « Bachar al-Assad ne mériterait pas d’être sur la terre »… Ce genre d’affirmations de la part de quelqu’un qui exerce des fonctions de ministre des Affaires étrangères équivaut à une forme d’autorisation à perpétrer des actes illégaux en Syrie. Il s’agit aussi d’une façon de légitimer les infractions commises – les viols, les meurtres, etc. commis par les terroristes – et, certainement, de délégitimer le chef d’État syrien et avec lui le gouvernement, l’armée, l’administration.
En ce qui concerne l’immunité : il y a juste une immunité diplomatique qui oblige à poursuivre M. Fabius en France. Concrètement, il ne s’agit pas de poursuite exercée contre le ministre en tant que ministre. Il s’agit de poursuite pour crime de droit commun exercé par un complice coupable de complicité de droit commun, complice d’autres criminels qui sont de droit commun. Ce point est très important. Il résulte du fait que nous n’ayons pas d’armée face à la police ou à l’armée syrienne mais des voyous, des brigands. Il n’y a pas de reconnaissance, il n’y a pas de déclaration de guerre, il n’y a pas de gouvernement en face. Nous ne sommes donc pas dans un cadre où le droit de la guerre peut s’appliquer mais bien dans le cadre de la police donc du droit commun. Concernant donc M. Fabius, il existe un certain nombre de faits qui pourraient faire de lui un possible complice qui depuis l’étranger ou sur les zones limitrophes – en Turquie ou en Jordanie – encourage la commission des méfaits établis. M. Fabius est ministre. Or, le droit français donne aux ministres une sorte de privilège de juridiction. Cela signifie que les victimes ne peuvent pas porter plainte devant les tribunaux ordinaires et que, par conséquent, aucune poursuite pénale ne peut avoir lieu devant un tribunal ordinaire. Il y a une instance spéciale qui est la Cour de justice de la République (CJR). Les plaintes sont obligatoirement présentées devant la CJR mais le rôle des victimes se cantonne à déposer une plainte. Cela veut dire qu’il y a une commission qui juge de l’opportunité éventuelle d’une poursuite, cela d’une façon totalement discrétionnaire, sans avoir besoin de justifier son choix. Par conséquent, les poursuites pénales dépendent du bon-vouloir de cette commission. C’est la raison pour laquelle les cinq précédentes requêtes avaient été rejetées.
Les victimes n’ont pas la possibilité, comme c’est le cas d’habitude entre citoyens ordinaires, de réclamer des réparations, voire de déclencher un procès pénal. Cette particularité explique pourquoi les réparations ont été présentées devant le tribunal administratif de Paris afin d’engager la responsabilité de l’État pour des faits commis par un ministre à l’occasion de l’exercice de ses fonctions.
Il ne s’agit donc pas, comme vous pouvez le constater, d’une attaque directe de la politique de l’État pas plus que de l’engagement de l’État français … parce qu’en réalité, d’une manière assez naïve, on n’arrive pas à croire, à admettre et à intégrer que la France puisse mener une telle politique. Maintenant, si ces procédures dirigées contre la personne de Laurent Fabius pour les actes qu’il a commis révèlent qu’il s’agit bel et bien de la politique menée par l’État, on aura progressé en obtenant une sorte de reconnaissance de ce que font ceux qui aujourd’hui gouvernent la France.
Françoise Compoint : Permettez-moi une question assez philosophique : peut-on punir les complices comme les acteurs principaux, c’est-à-dire, en l’occurrence, les « alliés objectifs » des djihadistes, pour reprendre l’expression d’Alain Marsaud, de la même façon que les djihadistes ?
Me Damien Viguier : Ma réponse ne sera pas philosophique mais purement juridique. En droit français, le complice et l’auteur principal encourent les mêmes peines. En réalité, la mesure de la peine ne prend pas en compte le fait qu’il s’agisse d’un auteur principal ou d’un complice mais uniquement la personnalité du délinquant. Les peines encourues sont donc théoriquement les mêmes et leur mesure dépend de la gravité des faits, de la portée des actes, etc. Il n’y a pas de hiérarchie spécifique. Du moins, dans un premier temps, la complicité est établie en jugeant si la personne est auteur principal ou complice, si elle s’est contentée, sans s’impliquer dans la commission directe des faits, d’encourager, d’approuver et de provoquer. Si c’est le cas, elle est coupable au titre de la complicité. Ensuite, dans un second temps, la répression n’a pas égard à savoir s’il s’agissait simplement d’encouragements ou si vraiment la personne tenait le couteau qui tranchait la gorge.
Françoise Compoint : L’OTAN se prépare à bombarder, selon la thèse officielle, les foyers islamistes d’Irak et de Syrie. Si Bagdad demande cette intervention, ce n’est pas le cas de Damas. Qui plus est, l’ONU n’a pas donné son aval. Comment alors classer l’intervention en Syrie, si celle-ci a lieu ? Comme un crime de guerre ?
Me Damien Viguier : Je vais essayer de répondre juridiquement même s’il y a toujours une touche de philosophie dans ce type de questions. Surtout pour cette notion de crime de guerre. Si nous étions vraiment dans un cadre juridique strict, (que malheureusement les USA sont loin de défendre puisqu’au contraire ils ne cessent d’y porter atteinte et de le miner autant que possible sauf quand ça les arrange et qu’à ce moment-là ils essayent d’en tirer parti) le crime de guerre est une pièce essentielle qui permet de maintenir une discipline au sein des armées qui s’affrontent sur un champ de bataille et qui représentent chacune des États entrés en guerre. C’est en cela que réside l’origine et, pour ainsi dire, la grandeur de la notion de crime de guerre. Cela permet de donner à des militaires qui ont le permis extraordinaire de tuer l’ennemi un cadre bien défini, avec donc des limites bien définies. On ne tue pas les femmes, les enfants, les vieillards, les non-combattants. Il s’agit d’une institution typique du droit de la guerre.
Le problème, c’est qu’en l’occurrence, avec la politique qui est menée par les USA, on est complètement sortis du cadre du droit interétatique puisqu’on est engagés dans des ingérences. Quand bien même celles-ci seraient autorisées par l’ONU, on est dans une politique qui nie absolument la souveraineté des États et qui se comporte d’ailleurs dans le déroulé des opérations d’une manière incompatible avec le cadre classique. On bombarde des villes donc forcément on tue des civils ! On opère des blocus donc forcément on affame des populations ! On lance des sanctions économiques qui forcément touchent des civils en premier lieu. Il est donc question d’un tout autre cadre de pensée que celui du crime de guerre. J’aurais donc tendance à ne pas raisonner en termes guerre/crime dans la mesure où ce n’est même pas une guerre ! Ils ne veulent même pas appeler ces opérations du nom de guerre. Il n’y a pas de déclaration puisque celle-ci supposerait la reconnaissance de l’EI. On est donc dans une zone complètement floue, que personnellement je qualifierais de vaste opération de brigandage.