À l’Est de l’Atlantique, il est commode d’attribuer tous les maux de la terre aux États-Unis. D’autres pays occidentaux peuvent bien avoir perpétré leur part de crimes impérialistes mais, depuis la Seconde Guerre mondiale, la puissance planétaire de Washington a fait que les maux des autres nations sont souvent mis au compte de la soumission aux États-Unis, qu’elle soit volontaire ou non. Le livre très précieux de David Cronin, L’alliance de l’Europe avec Israël : son concours à l’occupation, ne rejette pas entièrement cette position.
Mais, en retraçant la façon dont l’Union européenne (UE) et ses États membres soutiennent Israël, Cronin évacue l’idée que les États-Unis soient les seuls en jeu (et que ceux d’entre nous qui ne résident pas là-bas ne peuvent donc rien changer), tout en offrant aux militants de nouvelles cibles pour faire pression sur les institutions et organiser des actions de boycott.
La majeure partie de L’alliance de l’Europe avec Israël est consacrée à une méticuleuse documentation concernant la façon dont une série d’institutions - l’Union européenne (et ses principaux organes, le Parlement européen, le Conseil européen, le Conseil des ministres et la Commission européenne), l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et divers États européens - en dépit de leur engagement de façade au « processus de paix », ont constamment bradé les droits et les intérêts des Palestiniens. Et la liste est longue.
Cronin commence par un catalogue de la tolérance européenne vis-à-vis des atteintes d’Israël aux droits humains et de ses violations du Droit international. Il cite le fait que seulement cinq États de l’UE (l’Irlande, Chypre, le Portugal, Malte et la Slovénie) ont soutenu l’acceptation par l’Assemblée générale de l’ONU du Rapport Goldstone sur les crimes de guerre à Gaza, alors que les 22 autres s’y opposaient ou s’abstenaient. Ceci contraste avec les positions fermes prises par l’UE sur, par exemple, le conflit russo-géorgien de l’été 2008, les controverses sur le traitement des civils par le gouvernement du Sri Lanka au cours de son offensive contre les Tigres tamouls au printemps 2009, ou les attaques contre les Albanais de souche au Kosovo.
Cronin cite de hauts responsables de l’UE comme Javier Solana et Benita Ferrero Waldner sur les relations toujours plus étroites entre l’UE et Israël. Lors d’une conférence présidentielle à Jérusalem en octobre 2009, Solana a même affirmé que la relation [avec Israël] était même plus étroite, que les liens de l’UE avec de nouveaux États membres comme la Croatie. « Il n’a a pas de pays hors du continent européen qui ait le type de relation qu’Israël a avec l’Union européenne, » avait déclaré celui qui était alors le chef de la politique étrangère de l’UE, selon le quotidien israélien Haaretz, allant même jusqu’à plaisanter en disant : « Je suis désolé de le dire, mais je ne vois pas le président de la Croatie ici. Son pays est candidat à l’Union européenne, mais aujourd’hui votre relation avec l’Union européenne est plus forte que [notre] relation avec la Croatie. »
Les antécédents et l’expérience de Cronin en tant que journaliste couvrant les affaires européennes apparaissent avec évidence dans ces détails et dans d’autres. Ses citations directes de sources hiérarchiquement haut placées — souvent anonymes — et son accès à des correspondances et rapports obscurs et confidentiels, démontrent sa connaissance exhaustive du fonctionnement typiquement byzantin des institutions de l’Union européenne.
Cronin examine l’intégration progressive d’Israël dans la recherche et les programmes de développement scientifiques de l’UE, et la collaboration des chercheurs de l’UE avec des fabricants d’armes israéliens. Il note qu’Israël a été le premier pays hors de l’UE à être intégré dans ses programmes de financement de la recherche et il cite les énormes sommes impliquées - 204 millions d’euros dans la période de financement 2002-2006 et peut-être plus d’un demi milliard d’euros dans la période 2007-2013.
En examinant l’intégration d’Israël dans des projets d’aviation et aérospatiaux censés être des projets civils, tels que l’initiative « verte » Clean Sky et le projet de satellite Galileo, Cronin cite son entrevue avec Janez Potocnik, le commissaire de l’UE pour la recherche scientifique de 2004 à 2009, dont il qualifie l’attitude de « jésuitique et trompeuse ». Répondant à la question de savoir si travailler avec les militaires israéliens avait été exclu en tant qu’option pour les chercheurs financés par des fonds européens, Potocnik déclara, « La défense ne fait pas partie du 7ème programme-cadre [de la recherche scientifique]. C’est la première fois que nous avons l’espace et la sécurité en tant que thèmes [ils n’avaient jamais été inclus dans les précédentes versions des programmes multi-annuels]. Mais il n’y a rien qui soit lié à la défense dans n’importe quel contexte ».
Mais Cronin cite également des contacts au sein de l’UE qui ont confirmé que des personnels du ministère israélien de la défense étaient présents lors des négociations sur le financement européen des projets de recherche. Il rapporte que certains négociateurs de la Commission étaient préoccupés par la pression exercée par les responsables israéliens lors de leurs réunions, mais que, « Dans le cadre d’une politique tacite de confiance vis-à-vis des autorités israéliennes, la Commission ne procède pas normalement à des contrôles de fond sur les responsables israéliens avec lesquels elle traite. "Ces gars-là [les responsables de la défense] sont présents dans le système," m’a dit un initié de la Commission. "Il est incroyable que leurs backgrounds ne soient pas vérifiés" ».
Selon Cronin, des millions d’euros des fonds de recherche sont également allés à des compagnies israéliennes impliquées dans des opérations militaires majeures, y compris le financement direct du développement de drones par Elbit et Israel Aviation Industries.
L’accès de Cronin à des fonctionnaires de l’UE prêts à parler off the record met aussi en lumière l’énorme fossé entre les affirmations de l’UE selon lesquelles elle collabore uniquement avec des organisations installées dans « les frontières d’Israël légalement reconnues, » et la réalité de ses relations avec les colonies illégales d’Israël dans les territoires occupés de Cisjordanie, à Jérusalem Est et dans le Golan. Le financement de la recherche a, selon Cronin, bénéficié à des institutions académiques installées dans les colonies, aussi bien en Cisjordanie que dans le Golan, alors que le financement de la culture a bénéficié à des organisations installées à Jérusalem Est occupée.
En ce qui concerne les fonds alloués à des entreprises, il raconte comment les fonctionnaires de l’UE sur le terrain se voient refuser des renseignements qui révèleraient si, en fait, elles font affaire avec les colonies. « Après avoir été mis au courant de la façon dont les subventions qu’ils administraient allaient aux colonies israéliennes, les responsables de l’UE se sont engagés à faire ce qu’ils pourraient, » écrit Cronin. Mais au lieu de prendre des engagements fermes pour empêcher que les produits des colonies ne tirent avantage des préférences commerciales, des militants du mouvement de solidarité avec la Palestine ont rapporté que l’UE en était restée à des promesses verbales, et que ses règles restaient extrêmement faciles à contourner. « Tout ce qu’une entreprise installée dans les colonies a à faire est de mettre en place une société-écran, à Tel Aviv ou dans une autre ville israélienne, et elle pourra demander un financement de l’UE sans que les fonctionnaires de l’UE sachent que sa véritable activité se déroule dans les territoires occupés, » conclut Cronin.
On apprend aussi que des organes de l’UE ont traîné les pieds en ce qui concerne l’exclusion des produits des colonies des préférences commerciales (qui permettent l’importation en Europe sans acquitter de droits de douane), les gouvernements allemand et néerlandais « s’opposant fermement » aux efforts pour empêcher les produits des colonies de bénéficier d’un traitement préférentiel.
Même après que l’interdiction ait été théoriquement mise en place, les preuves montrant que des produits des colonies étaient illégalement introduits en Europe sans payer de taxes ont été mises de côté. « Bien qu’ils aient appris par la rumeur publique que les autorités britanniques avaient découvert que deux sur les 26 entreprises installées dans les colonies israéliennes sur lesquelles ils avaient enquêté bénéficiaient illégalement des préférences commerciales de l’UE, les fonctionnaires de Bruxelles dirent qu’ils ne pouvaient rien faire tant qu’un dossier ne leur avait pas été transmis par des canaux officiels, » écrit Cronin.
En finançant activement une partie du complexe militaro-industriel israélien et de l’économie des colonies, Cronin fait valoir que l’UE, tout à la fois, ignore ses obligations légales, et escroque ses propres contribuables en permettant à Israël de ne pas assumer ses responsabilités en vertu du Droit international. L’UE fait grand cas de son statut de plus grand donateur de l’Autorité Palestinienne (AP), arguant que cela démontre son engagement envers le bien-être du peuple palestinien et sa position d’« honnête courtier » dans le conflit du Moyen-Orient.
Mais, comme le démontre Cronin, les Conventions de la Haye de 1907 imposent aux puissances occupantes l’obligation d’assurer le bien-être des populations sous occupation. Or, en continuant à payer pour la nourriture et autres soins de base, l’UE assume les responsabilités qui incombent à Israël en vertu du Droit international et souscrit à son occupation. En outre, les sommes énormes dépensées en aide à l’Autorité Palestinienne vont souvent tout droit aux entreprises alimentaires et aux entreprises de service public israéliennes, dont beaucoup sont directement complices de violations des droits humains comme le siège de Gaza, qui en est maintenant à son quarante-deuxième mois.
En plus de cela, dit Cronin, les représentants importants de l’UE ont constamment montré de la « lâcheté » en refusant de poursuivre l’armée israélienne pour le coût des infrastructures financées par l’Europe qui ont été endommagées ou détruites au cours des nombreuses invasions israéliennes. « En privé, les fonctionnaires de l’UE reconnaissent que les politiques d’aide qu’ils mettent en œuvre sont devenues extrêmement problématiques. "Sommes-nous en train de subventionner des activités qui devraient incomber à Israël en raison de ses responsabilités en tant que puissance occupante ?" m’a dit une source bien placée à Bruxelles. "La réponse est incontestablement oui," » écrit Cronin.
Alors que l’aide continue de l’UE à l’Autorité Palestinienne est considérée comme faisant partie d’une « répartition tacite du travail » avec les États-Unis, où Washington tient les rênes politiques et l’Europe les rênes financières, Cronit fournit des exemples de refus des États-Unis de permettre des déclarations conjointes des donateurs critiquant Israël pour les dommages causés aux projets qu’ils avaient financés, ce qui illustre le rôle subalterne de l’UE dans cette relation. Et Cronin révèle aussi, dans son livre et dans un article écrit pour The Electronic Intifada, que l’« aide » de l’UE inclut la formation, loin d’être innocente, donnée par les organisations de police européennes aux forces de sécurité de l’Autorité Palestinienne.
Cronin passe en revue une série de causes sous-jacentes au soutien de l’UE à Israël. Il mentionne le sentiment justifiable de culpabilité vis-à-vis de l’Holocauste, tout en soulignant qu’il ne devrait pas justifier l’occupation militaire infligée à une population palestinienne qui n’a rien à voir avec la Shoah. La crainte répandue d’un « Islam militant » pointe aussi son museau repoussant.
Cronin mentionne les intérêts économiques que des entreprises européennes comme Volvo et Dexia ont en Israël, et la fascination que le développement technologique israélien semble exercer sur les responsables de l’UE. Au nombre des influences économiques à relever, dit Cronin, il y a le « "Dialogue commercial UE-Israël," un forum dans lequel des hommes d’affaire importants (avec peut-être une ou deux femmes) peuvent réfléchir sur les meilleurs moyens par lesquels "les obstacles au commerce et aux investissements pourraient être supprimés." »
La force du lobby israélien en Europe figure comme un point clé dans les arguments présentés dans le livre. Cronin met en évidence des groupes comme les Amis européens d’Israël, le plus important lobby pro-israélien au Parlement européen qui a des liens avec les lobbies, plus connus, des États-Unis comme l’AIPAC, ou le prétendument respectable Transatlantic Institute (dont l’ouverture a été honorée par des représentants importants de l’UE comme Javier Solana). Le Transatlantic Institute est une émanation de l’American Jewish Committee ; il gère également l’organisation UN Watch qui, de manière infamante, avait qualifié la journaliste Naomi Klein de « semblable à Goebbels » pour ses critiques à l’égard d’Israël.
Tout d’abord, Cronin voit la domination de la politique étrangère des États-Unis - de l’UE elle-même et de plusieurs de ses États membres - comme la clé du soutien de l’UE à Israël. Que ce soit en raison du désir d’États européens comme le Royaume Uni de maintenir leur « relation spéciale » avec les États-Unis, ou en raison de l’influence exercée par les lobbies basés aux États-Unis et de l’impact de leurs activités de lobbying et de « monitoring » sur les activités parlementaires, les fonctionnaires et la presse, la main des politiciens et lobbyistes états-uniens est considérée comme une force majeure dans l’élaboration des politiques de l’UE et de ses pratiques.
David Cronin a écrit un livre très important. Son catalogue détaillé des liens entre les institutions européennes et l’État d’Israël et son économie était attendu depuis longtemps. Bénéficiant de la pratique journalistique de Cronin, le livre est écrit dans un style très lisible.
Si l’on peut formuler une critique à l’égard de ce livre, c’est qu’il présuppose un niveau de connaissances sur le fonctionnement de l’UE et d’autres institutions européennes que de nombreux lecteurs ne possèdent pas. Les activités de l’Union européenne, du Parlement européen, du Conseil des ministres, de la Commission européenne et d’autres institutions en relation avec Israël, sont discutées sans explications pour les non-initiés sur la manière dont ces organisations interagissent, ce que sont leurs pouvoirs et leurs sphères d’intérêts, ou quels pays et régions elles représentent.
Ce livre devrait être une lecture obligatoire pour quiconque essaie de comprendre l’ampleur du soutien international à Israël, pour tous les militants européens de la solidarité avec la Palestine cherchant à déterminer comment leur énergie peut être utilisée au mieux, et pour ceux qui étudient l’UE en cherchant à comprendre le fonctionnement et les effets plus larges de la politique européenne.