Alors que l’Allemagne tarde à dénoncer les crimes perpétrés par Israël contre le peuple palestinien, le chercheur Henning Melber propose une analyse sur les liens existants entre la violence coloniale, le génocide des Namas et des Héréros au début du XXe siècle, la Shoah et la position actuelle de Berlin vis-à-vis de Tel-Aviv.
Aimé Césaire dit dans son Discours sur le colonialisme (1955) que le colonialisme décivilise le colonisateur, le brutalise, le détériore, pour « le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale et au relativisme moral » comme « régression universelle ». Comme le note Césaire, « le colonisateur, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête ».
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Ce n’est pas une coïncidence si Raphael Lemkin, l’un des juristes à l’origine de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), s’est plusieurs fois référé à la stratégie d’extermination de l’Empire allemand dans sa colonie du Sud-Ouest africain (l’actuelle Namibie). Comme le suggère Dirk Moses dans sa préface de Empire, Colony, Genocide : Conquest, Occupation, and Subaltern Resistance in World History (Berghahn Books, 2010), en « dévoilant les racines coloniales du concept de génocide lui-même », nous pouvons « rendre opérationnelle l’idée originale, mais ignorée, de Raphael Lemkin, selon laquelle les génocides sont intrinsèquement coloniaux et précèdent largement le XXe siècle ».
De l’Omaheke à Gaza
Bien qu’il n’y ait pas de chemin direct qui relie Windhoek, la capitale namibienne, à Auschwitz, il existe bien un lien entre la pensée qui a structuré la colonisation allemande et l’extinction massive des personnes juives opérée par le régime nazi. Une mentalité qui reste aujourd’hui, dans une certaine mesure, corrosive dans la société allemande et active – bien qu’en déclin – dans une plus générale amnésie coloniale. Comme je l’explique dans The Long Shadow of German Colonialism (Hurst, à paraître en juillet 2024), la pensée et le schéma colonial ne sont pas morts avec la fin des régimes coloniaux.
Le génocide des habitants de Gaza présente des analogies avec le premier génocide du XXe siècle dans la colonie allemande du Sud-ouest africain. À cette époque, les Héréros s’étaient retirés dans la savane de l’Omaheke, qui avait été bouclée et isolée par les Allemands. Après la déclaration de l’ordre d’extermination, ceux qui cherchaient refuge ont été abattus ou repoussés vers l’Omaheke, où ils sont morts de soif et de faim.
Ces techniques de la guerre génocidaire se répètent aujourd’hui, avec la complicité de l’Allemagne qui en supporte les auteurs. (...)
La situation à Gaza a déclenché une confrontation entre les anciens colonisateurs et les anciens colonisés : la Namibie a soutenu en janvier 2024 la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) alors que l’Allemagne s’est positionnée en défense d’Israël, 120 ans après le début de la guerre dans sa colonie, et cela sans prononcer aucun mot en souvenir de ce génocide. Le président de la Namibie, Hage Geingob (décédé le 4 février 2024), avait déclaré dans un communiqué :
Le gouvernement allemand doit encore expier le génocide qu’il a commis sur le sol namibien. [...] L’Allemagne ne peut pas moralement exprimer son engagement envers la Convention des Nations unies contre le génocide, y compris l’expiation du génocide en Namibie, tout en soutenant l’équivalent de l’Holocauste et d’un génocide à Gaza.
Les autres génocides dévalués
Aujourd’hui, la rhétorique dominante du « plus jamais ça » dans le discours public allemand, un avertissement des survivants de Buchenwald, représente une instrumentalisation déformée de cette obligation. Cette obsession, qui trouve ses racines dans le traumatisme de l’Holocauste, vient ainsi justifier la destruction de Gaza et le massacre systématique de ses habitants. Cela se traduit par l’aveuglement qui pousse les Allemands à renoncer à critiquer l’État d’Israël, assimilant son gouvernement au peuple juif.
Depuis des mois, les Allemands dénigrent les Israéliens et les Juifs de la diaspora qui condamnent la politique et les crimes du gouvernement israélien en les dénonçant comme antisémites. Tout cela témoigne du fait que les discordances coloniales, y compris la violence de masse de nature génocidaire, restent dans ce discours des pratiques valides. Ainsi, en singularisant l’Holocauste, les autres expériences génocidaires sont dévaluées. Le principe de la singularité de l’Holocauste et de l’existence d’un « classement » des génocides implique l’idée que chaque tentative de comparaison serait antisémite : une approche qui trahit la logique, car une telle affirmation ne peut être faite que sur la base de comparaisons.
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