Ce matin, me remettant d’une énième soirée passée à perdre mon temps, j’ai allumé ma télévision. Cela faisait bien longtemps. J’essuyai la poussière qui s’était accumulée sur l’écran. Il faut bien y voir pour comprendre. Sans image, ce n’est pas la même chose, parait-il…
Une seule chaîne semblait bien vouloir être captée. Je vis apparaître sur l’écran encore maculé de quelques traces, le visage d’un homme que j’avais déjà vu me faire face sur les nombreuses affiches qui recouvrent ma ville.
Ses lunettes, la peau pendante de son cou, ses petites oreilles, ses yeux de fouines, sa voix brouhahardeusement muette ; tout en lui éveilla en moi ce profond sentiment de pitié qu’éprouvent les bêtes vis-à-vis des créatures qu’elles contemplent se faire dévorer par des loups…
« Je veux aider au mieux les jeunes, car c’est en eux que se trouve l’avenir »…
Ses paroles sont creuses. Je n’arrive pas à croire que l’on y croie. Pourtant, ces affiches ne se sont pas collées toutes seules… Il est transparent. Ils sont tous transparents. Je peux voir chacun de leurs vices à la maigre lueur de leurs regards. Mon pays va très mal. Il me suffit de regarder par la fenêtre. Je le vois. Ils le voient. Mais, eux, ne le voient pas comme moi je le vois. C’est comme si un monde nous séparait les uns des autres. Un monde d’idées.
Il est maintenant dix-neuf heures cinquante, et je ne suis pas sorti de la journée. Je suis un paresseux. Et alors ? Qui va me blâmer ? Ma mère, peut-être… Elle m’en veut de n’avoir pas continué mes études. Et je lui en veux de m’en vouloir. Elle fait partie de ces vieux qui ne comprennent rien aux choses, avec qui on ne peut décemment pas parler de politique sans se faire traiter de fou ou accuser de je ne sais quel extrémisme de la pensée. Mais après tout, elle reste ma mère et je reste son fils ; l’Enfer tout entier ne peut effacer des liens de ce genre, de même que tous les scientifiques de la Terre réunis ne pourront jamais les expliquer.
Leur empirisme ne peut pas tout. C’est bien clair. Seul Dieu peut tout, mais beaucoup d’entre eux l’ont oublié aujourd’hui. Comme ils ont oublié les leçons de leurs grands-parents. Oubliés, ces dimanches à écouter parler de l’Ancien Temps ; celui de la terre et du café, si convivial, où l’on venait oublier la rigueur du travail paysan et où l’on apprenait à vivre ensemble. Le temps des crises et des reprises. Le temps des petites voitures dans lesquelles on s’entassait pour aller à la plage ces samedis ensoleillés ; que les jeunes garçons en âge devaient pousser pour gravir les pentes insurmontables, suant dans leurs maillots, n’attendant que de se plonger une bonne fois pour toute dans le bain glacé de la Méditerranée !
Tout cela n’est plus et ne sera plus jamais. En tout cas, pas pour nous, les « jeunes », unis, à en croire ce mouton télévisuel, allié aux loups pour ne pas être dévoré. Mais qu’en sait-il, au fond ? Pas grand-chose. Il n’est pas des « nôtres ». Il fait partie de ces vieux conservateurs qui s’accrochent comme des sangsues à ces privilèges sociaux hérités d’un temps de prospérité que notre génération n’est pas appelée à connaître.
Pour nous, les miettes du monde passé. Les récits du Bon Vieux Temps, où l’on n’avait pas peur de se moquer de tel ou tel groupe à la télévision. Le temps où Coluche faisait ses frasques. Le temps où l’on n’avait pas peur du chômage, ni de l’inactivité. Le temps des autodidactes, de la fortune de ceux qui avaient « un peu de tête ». Aujourd’hui, c’est l’insomnie, le questionnement tord-boyaux et incessant : « Que vais-je faire de ma vie ? » ; « Quel patron voudra de moi ? » ; « Quand serai-je heureux ? »… « Quel avenir ? »
De la jeunesse, j’en suis. De l’avenir par contre ? Je ne sais pas. De quel avenir, d’abord ? Si l’on se place d’un point de vue simplement empirique, je ne suis que du présent. Pure évidence. L’avenir n’existe pas. Point. Je suis un jeune du présent. Un humain qui a potentiellement un certain temps à vivre. Du potentiel présent. Leur avenir, je le connais déjà. Il est gravé au plus profond de ma chair, comme une cicatrice indélébile qui ne me va pas trop bien ; comme une promesse testamentaire au nom de laquelle je serai peut-être censé me battre un jour (ces fous seraient capable de me le demander !).
Il s’agit bien de l’avenir que les gens comme cet homme – ces proies ennoblies par je ne sais quel machiavélisme accouché de l’esprit sale de je ne sais quel loup de banque dans le but de les manipuler – m’ont réservé. Ils me promettent le bonheur. Leur politique même se veut hédoniste. « Tu auras du travail. Du travail pour de l’argent. De l’argent pour du pouvoir d’achat. Du pouvoir d’achat pour acheter. Acheter pour consommer. Consommer pour exister ».
Voilà ce que me promet le candidat « du Changement » qui aujourd’hui, alors que mon cœur se serre à la seule pensée du néant de ma vie qui se couche devant moi : la continuation de cette routine ritualisée de la consumation de mon être par la consommation de biens mal acquis. La garantie du maintien de mon corps dans le processus de circulation de la marchandise capitaliste : Production – Consommation – Destruction. Je resterai un maillon de la chaîne. Cette même chaîne qui tient le monde à genoux face à ces puissants banquiers sans nom et sans patrie, qui possèdent le monde, et viennent réduire en cendres jusqu’à nos âmes et notre nature propre d’êtres humains.
Ma nation est morte. Mon peuple est mort. Mon dieu est mort. Je n’ai plus rien. Rien d’autre que cette chaîne dont on me vante tant les mérites… dont on me dit : « C’est cela ou rien ! »… dont on me dit : « La refuser, c’est être mauvais »… dont on me dit : « C’est toujours mieux qu’autre chose ! »… Quel avenir a un marin perdu en mer, en proie à toute la fureur de Poséidon, n’ayant plus qu’une planche à laquelle s’accrocher pour ne pas sombrer dans les abysses ? Aucun. Il ne lui reste que l’espoir.
Je n’ai pas de potentiel. Je n’ai pas d’avenir. Je n’ai que de l’espoir. L’espoir de voir un jour tout ce système aliénant et malsain imploser, au risque de voir les foules aveugles qui lui ont prêté allégeance emportées jusqu’au plus profond des Enfers. L’espoir de voir brûler ces montagnes de produits diaboliques accouchés de la chaîne mondiale de l’asservissement des peuples, celle-là même dont on me fait le maillon à cette heure en me promettant d’en tirer bientôt du bonheur.
L’espoir de voir s’effondrer les murs qui séparent les âmes au nom de je ne sais quelles différences d’opinions absurdes, qui plaisent tant à nos maîtres, qui se jouent de nos convictions intimes pour nous faires les pions de leur jeu d’échec infâme où nous avons déjà tous perdu.
Mais surtout, il me reste l’espoir de ne pas disparaître. D’être encore là demain, faisant face à une terre neuve, lavée de toutes ces souillures, vierge, tendant les bras à une humanité grandie et prête, cette fois, à entrer dans une nouvelle ère : celle de l’Homme libre.