Le monde agricole est divisé en deux grands courants, qui s’affrontent de manière aussi stérile et illusoire que les partis de droite et de gauche en politique. Cette confrontation trouve sa plus belle expression dans la lutte idéologique à laquelle se livrent deux principaux syndicats agricoles, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et la Confédération paysanne.
Classée à droite, la FNSEA majoritaire domine, au point même de prétendre représenter tous les agriculteurs, de droite comme de gauche, mais regroupe en fait les exploitants dits « productivistes », le plus souvent installés en conventionnel (non-biologique), avec des exploitations de moyenne, grande, voire très grande taille, de grosses machines, mais aussi de gros emprunts au Crédit agricole. Ils sont ouverts, voire favorables, à l’agriculture industrielle, touchent d’importantes subventions et détiennent la quasi-totalité des présidences de chambres d’agriculture départementales [1].
Classée à gauche, la Confédération paysanne, dont José Bové est le représentant le plus médiatique, défend une agriculture plus traditionnelle, avec des exploitations de petite taille, des paysans plus nombreux, un plus grand respect de l’environnement.
Chacune de ces deux visions semble légitime et présenter des avantages et des inconvénients, mais aucune ne propose une voie crédible et satisfaisante : on retrouve le modèle républicain démocratique qui divise le peuple, absorbe les contestations dans des mouvements d’opposition sous contrôle, et laisse ainsi les mains libres à l’oligarchie en place.
Récemment, la FNSEA a fait entendre sa colère en organisant une grande manifestation dans plusieurs villes de France contre l’accumulation de règles et de contrôles [2]. En ligne de mire, cette nouvelle directive nitrates, la cinquième, imposée par Ségolène Royal sous la pression de Bruxelles, et qui contraint 4 000 communes supplémentaires à restreindre leur utilisation d’engrais azotés, fumier compris. Pour des agriculteurs surendettés qui voient leurs charges augmenter et les prix baisser constamment, mettre moins d’engrais signifie moins de rendement, et donc plus de mal à rembourser les emprunts. En cette période de crise, ça ne passe pas.
Certes, on peut penser a priori que réduire les nitrates est une bonne chose car cela polluera moins. Pourtant, des raisons existent pour se montrer plus compréhensif à l’égard de nos paysans En effet, si l’agriculture est à ce point dépendante des engrais de synthèses aujourd’hui, ce ne sont pas les agriculteurs qui ont provoqué directement cette évolution : ils se sont adaptés à la modernisation imposée par l’industrie agro-chimio-pharmaceutique à partir des années soixante, que l’on a appelée la Révolution verte. On s’est mis alors à pratiquer la monoculture intensive, beaucoup plus exigeante en eau et en engrais. Sauf qu’aujourd’hui, après leur avoir dit : « Utilisez nos engrais chimiques, vous produirez plus ! », on leur dit : « Vous polluez, c’est à vous d’assumer ! » C’est l’engrenage infernal dans lequel sont pris tous ceux qui suivent le système, et la FNSEA est le syndicat du système. Un responsable syndical ariégeois constatait même, dépité : « On s’adapte à toutes les règles qu’ils nous imposent mais ce n’est jamais fini, il y en a toujours de nouvelles. On ne peut jamais dire : ça y est, maintenant je vais pouvoir travailler sereinement. »
Ceci explique la rancœur des paysans contre ceux qu’ils nomment les « nuisibles » : les technocrates et les écologistes, qui ignorent le bon sens paysan mais leur dictent leur conduite. Ainsi pouvait-on lire sur certaines pancartes : « Laissez-nous travailler ! », ou encore, plus trivialement : « Arrêtez de nous emmerder ! » Ils auraient dû rajouter, pour être complets : « Mais continuez quand même à nous verser les subventions ! » Car en effet, le malaise est là : difficile de s’opposer au système quand il vous tient par le porte-monnaie.
Cela dit, les opposants à la FNSEA, et ils sont nombreux, même en dehors du monde agricole, proposent-ils des alternatives concrètes ? Évoquons rapidement ces écolos guerriers, anarcho-libertaires et autres militants anticapitalistes, tels ceux qui s’opposent au projet du barrage de Sivens dans le Tarn – projet que la FNSEA défend farouchement. Le RSA ou les allocations chômage leur permettent de sillonner la France et le monde d’une ZAD – zone à défendre – à une autre, toujours en quête d’un combat à mener. De fait, leur état de nomades subventionnés les délégitime fortement pour s’exprimer à la place des producteurs locaux réellement concernés [3]. D’autant qu’ils ne proposent pas de véritable alternative, satisfaits qu’ils sont de leur positionnement « antisystème » et de leur anticapitalisme primaire, ce qui est un peu léger comme projet.
Quant à la Confédération paysanne et à tous les tenants d’une agriculture familiale et traditionnelle, ils oublient tout simplement qu’il n’existe pas de « civilisation paysanne » sans religion. Toutes les sociétés paysannes encore préservées aujourd’hui, dans les pays peu touchés par le progrès occidental, ont conservé ce « sens du sacré » dans leur rapport à la terre nourricière. En France, c’est le christianisme qui a façonné nos villages, communautés de paysans qui pratiquaient l’entraide et dont le travail des champs ne dégradait pas l’environnement. L’homme faisait partie de la Création et adorait le Créateur [4]. De fait, le modèle de paysannerie laïque proposé par le syndicat de José Bové et ses acolytes est sans fondement idéologique sérieux, et a donc peu de chance de transformer la société.
Cela explique sans doute leur attitude bien plus souvent dénonciatrice que constructive. Au mieux, ils font simplement de la résistance, en défendant tel ou tel petit producteur, mais sans empêcher finalement la progression du rouleau-compresseur ultra-libéral. Leur idéalisme ne change pas le monde mais provoque plutôt des querelles idéologiques incessantes et stériles. La Confédération paysanne est d’ailleurs en régression aux élections des Chambres d’agriculture. Il faut donc admettre qu’aucun changement radical ne viendra du syndicalisme agricole actuel, au service malgré lui du « diviser pour régner ». Peut-être faudrait-il alors chercher des solutions en s’inspirant d’époques plus anciennes, quand les syndicats n’existaient pas et quand le monde paysan était plus uni.
Lucien Valo pour E&R Ariège