Première partie : Le père de famille, ombre de Dieu le Père
Introduction
Au vu du titre de la conférence, permettez-moi d’abord de féliciter les épouses ou futures épouses ici présentes. Il m’est évident qu’elles sont venues ici ce soir non pour trouver de nouveaux griefs et reproches à l’endroit d’un mari jugé déficient, mais parce qu’elles sont à juste titre persuadées que, si toute paternité vient d’en haut, elle passe également par le « oui » d’une femme ; non seulement ce « oui » prononcé au jour des noces, mais de ce « oui » d’admiration et de donation renouvelé chaque jour dans lequel l’enfant pourra s’insérer pour grandir tant affectivement que spirituellement. Oui quotidien sans lequel l’enfant grandira avec la méfiance, voire la peur du père…
Se focaliser sur la crise de paternité peut surprendre. Pour saisir d’entrée de jeu l’importance du sujet, je voudrais citer un conseiller stratégique américain, très écouté de l’administration Bush, le sénateur et colonel Oliver North :
« Le plus grand problème que j’entrevois dans ce pays n’est pas la guerre contre le terrorisme. Le vrai problème concerne les hommes qui n’assument plus la responsabilité des enfants qu’ils ont engendrés [1]. »
Dans un tout autre registre, le père André Boze, auteur d’un très beau livre intitulé : Joseph, l’ombre du Père, n’hésite pas à dire :
« La carence de la paternité est un des drames profonds de notre civilisation. C’est l’absence de père qui rend tant d’individus incertains, désorientés, profondément malheureux et, souvent, dangereux. »
Le sujet est ample, d’autant plus que la juste compréhension du rôle paternel réclame de surcroît une description de tel out tel aspect de la mission de mère. Cette dernière ne m’en voudra pas de ne pas être exhaustif à son endroit : ce n’est pas un tableau de la famille que j’entends dresser, mais une analyse de la paternité permettant de mieux saisir la crise qu’elle traverse aujourd’hui dans nos sociétés. Je diviserai donc mon propos en trois parties :
de la mission paternelle, nous mettrons en exergue dans un premier temps l’aspect central qui lui vaut d’être tant attaquée par la sécularisation présente ;
nous analyserons ensuite cette crise de la paternité dont nos milieux ne sortent pas indemnes, allant jusqu’à démêler toutes les tristes conséquences pour notre jeunesse ;
viendra enfin l’heure des remèdes, pour redonner tout son sens à la mission paternelle.
Le père de famille, ombre de Dieu le Père
D’où vient la dignité spécifique du père de famille ? Disons-le de suite avec saint Paul, du Père éternel. C’est du Père éternel et de lui seul que « toute paternité, au ciel et sur terre, tire son nom » (Éphésiens, III, 15). Le plus grand titre de noblesse du père de famille est donc qu’il représente, pour les siens, le Père éternel. Représentant, c’est-à-dire qu’il doit, en son être et son action profonde sur les siens, incarner la présence éternelle et l’action de Dieu sur ceux qui lui sont confiés. De la sorte, il placera l’enfant dans la véritable dimension tant de son être que de sa destinée.
Le père, le temps et l’éternité
La toute première caractéristique du père est évidemment d’être l’engendrant. Par là même, l’enfant n’apparaît pas au monde, malgré les prétentions de certains philosophes modernes, comme un « être jeté là », comme une sorte d’existant absurde, fruit du pur hasard. Non. Par la paternité, l’enfant n’apparaît au monde qu’inséré dans une chaîne ininterrompue qui traverse les temps et donc les dépasse, une chaîne qui le lie au passé et l’engage pour l’avenir. Cette chaîne le rattache à la création par le Père et le relie à sa finalité ultime. Au bout de cette chaîne donc, il y a l’ancre de l’espérance : l’éternité. Grâce au père qui le connaît, l’enfant n’est plus un être solitaire, incompréhensible y compris à ses propres yeux, et donc sujet à l’angoisse existentielle. Tout au contraire, il a été conçu par son père, et celui qui l’a engendré le connaît. Heureux est-il, ce géniteur, s’il sait faire sentir à son enfant combien toute paternité vient de Dieu ! Cet enfant découvrira alors, par-delà le passé, ses racines d’éternité. S’il a été conçu, c’est avant tout dans la pensée divine, par un Père qui le connaît et qui, selon l’expression chère à saint Augustin, est davantage présent à lui-même que lui-même. Lorsqu’il aura découvert cette réalité, l’enfant pourra en toute vérité chanter avec le psalmiste :
« C’est Toi qui as formé mes reins, qui m’as tissé dans le sein de ma mère. Je Te rends grâce d’avoir fait de moi une créature si merveilleuse, Tes œuvres sont admirables » (Psaumes, CXXXIX).
Comment un tel enfant, assuré ainsi d’une tranquille possession de soi-même, pourrait-il encore se croire seul, fruit du hasard jeté en pâture à une existence angoissante ?
Parce qu’il est fils et non pas un fruit du hasard, l’enfant est plus qu’un être, il est un héritier : « fils donc héritier » dira saint Paul (Galates, IV, 7). Avec le don même de la vie, le père communique à l’enfant une patrie, cette communion intime entre une terre et des hommes, cette harmonie payée de la sueur et du sang de ses aïeuls afin de faciliter à ce nouvel être une communion profonde avec le réel. Qu’il le veuille ou non, le petit être est, depuis le premier instant de sa conception, le fils d’une patrie. Le sang qui coule en ses veines a été intimement mêlé à une terre déterminée.
Communion de sang, et donc d’histoire : car, si la patrie situe géographiquement le nouvel être, elle s’accompagne d’un patrimoine, sublime héritage d’un passé qui a recueilli le meilleur de l’homme. Cet héritage est en premier lieu spirituel et culturel, même s’il s’incarne ensuite en des pierres de taille.
En l’enracinant dans le passé, le père indique par là même à l’enfant son ultime destinée. Créateur de vie, le Père donne à l’homme sa direction, il l’aide à s’y engager : Il est Providence, Ce qui est vrai du Père éternel l’est encore du géniteur charnel. Il lui revient de projeter l’enfant vers l’avenir, de telle sorte qu’à son tour il sache répondre à l’ordre reçu de Dieu lui-même dès l’origine des temps : « Emplissez la terre et soumettez-la. » (Genèse, I, 28.) Les Anciens, bien que païens, avaient saisi cette relation que le père entretenait avec l’éternité. Dans le livre 5 de l’Énéide, après la chute de Troie, Anchise, bien que mort, est envoyé par Zeus pour convoquer son fils Énée à une rencontre sur les Champs Élysée : « Ici, lui sera-t-il dit, tu sauras toi et ta descendance la cité qui t’est donnée. » Anchise, le père, incarne ce lien entre l’humain et le divin, cette Providence céleste qui mystérieusement veille sur nous. En aidant son fils à accepter la perte originelle de la mère-patrie, Troie, il le conduit vers un avenir imprégné de perpétuité et tourné vers sa descendance.
Le père, la transcendance et la loi morale
Principe et fin de toutes choses, le Père éternel ne donne pas seulement la direction, il indique aussi le moyen d’y parvenir, le chemin d’éternité. Par-delà les aléas du temps, il vient avec toute sa gloire communiquer aux hommes les tables de la Loi, ces dix commandements qui en tout et toujours resteront à tout jamais le mode d’emploi indispensable au plein épanouissement de l’homme, tant naturel que surnaturel. S’Il a voulu manifester toute sa transcendance à cette occasion, c’est précisément pour marquer le caractère intangible de cette Loi, que rien ni personne ne pourra modifier. Norme absolue, cette nouvelle nuée céleste dirige l’homme tout au long de sa pérégrination humaine pour le mener vers la terre promise, éternelle cette fois-ci. À nouveau, ce qui est vrai de Dieu l’est encore du père humain. Il lui revient d’incarner le caractère intangible de la loi morale. Si la mère, par sa proximité quasi fusionnelle avec l’enfant, renvoie davantage à la miséricorde divine, c’est au père qu’il revient d’incarner la justice, ce qui est droit, et donc le droit chemin. Il montre la bonne direction, encourage l’enfant encore incapable de se diriger lui-même. Il le fera en rétribuant ses efforts, mais encore par la correction en cas de fausse route [2]. Sur ce point, il est révélateur que le Livre sacré donne pour tout qualificatif à Joseph celui de Juste (Matthieu, I, 19). À la justice de Joseph s’unit Marie, mère de Miséricorde, et tous deux aident humblement le Fils éternel dans sa lutte victorieuse du bien sur le mal.
En tant qu’il est juste, le père de famille pleinement digne de ce nom est auréolé de sagesse. Il est l’Ancien, chargé d’expérience et de prudence, qui a traversé et vaincu le temps, reflet terrestre de la Sagesse éternelle, celui que l’on consulte et auprès de qui l’on sait donner la juste mesure de la conduite humaine. Chez les classiques, le personnage de Dédale symbolise cet aspect de la paternité. Prisonnier de son labyrinthe mais plus encore de la reine Pasiphaé, Dédale confectionne des ailes, afin de fuir la Crète avec son fils Icare. Il transmet à celui-ci l’enseignement paternel, avec son lot de renoncements nécessaires à la poursuite de la vie : « Mon fils, lui dit-il, prends garde à ne jamais voler trop haut, car le soleil fera fondre la cire de tes ailes, et garde-toi de voler trop bas, car les plumes pourraient être mouillées par la mer. » En résumé, abandonne tes désirs de grandeur excessive, comme tes inclinations à la bassesse, renonce à cette démesure liée aux fantaisies de l’adolescence, et ceci te sauvera la vie. Mais Icare, l’éternel enfant, ne peut accepter ni le sacrifice ni la médiation. Refusant tant le renoncement que la soumission à une quelconque norme, il meurt. Ces ailes confectionnées par Dédale renvoient à une autre image, biblique cette fois-ci, illustrant l’action paternelle de Dieu à notre endroit, et par là même toute la mission du père : « Il l’entoura, il l’éleva, il le protégea comme la prunelle de ses yeux. Comme un aigle qui veille sur son nid, tournant au-dessus de ses petits, il déploya ses ailes et le prit, le souleva sur lui. » (Deutéronome, XXXII, 11). L’aigle, image du père, réalise l’enfantement spirituel de l’enfant par trois actions précises : il arrache l’individu à la matière, il scrute la destination finale de son regard puissant, et de toute son énergie, il l’y transporte.
La mission paternelle au sein de la famille
Dès le premier instant de sa conception, l’enfant vit une sorte de fusion avec sa mère. Même si la naissance constitue une première déchirure physique, d’un point de vue psychologique, la symbiose demeure pour ainsi dire complète. Au début, cette relation affective mère-enfant, quasi sensorielle, est le lieu non seulement du développement physique, mais encore de la prise de conscience de son existence comme sujet. De l’affection dont la mère entoure l’enfant découle l’amour de l’enfant pour lui-même, le soin qu’il aura pour sa propre personne. Cette union vitale est irremplaçable. L’absence fréquente de la mère lors de ces années décisives, hélas encouragée par les usages de la société moderne, produit des séquelles jusque tard dans la vie, puisque la capacité d’aimer autrui repose toujours sur cette première expérience d’un tranquille amour de soi-même : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Matthieu, XIX, 19). Cette fusion avec la mère doit être aussi préservée que possible jusqu’à l’âge de trois ans. Encore très présente à l’âge de cinq ans, elle se réduit davantage à partir de sept. C’est surtout à partir de cet âge que se produit, lentement mais de manière décisive, la distanciation psychologique d’avec la mère, l’enfant se tournant alors davantage vers le père. Peut-être pourrait-on dire que, de même que l’être humain vient de Dieu pour aller à Dieu, ainsi l’enfant vient du père, dans l’acte même de la conception, pour s’en retourner vers le père. Pourquoi à cet âge-là ? Parce qu’alors commence chez le jeune individu la lente formation du moi, l’essor en cours, tout fragile, de l’âge de raison, qui nécessite une sortie progressive du cocon protecteur de la mère. Seul le père, en relayant avec amour cette symbiose initiale avec la mère, permet à l’enfant d’épanouir sa personnalité puis de s’insérer dans le monde de l’Autre, qu’il soit social ou divin. Certains penseront que la mère, à sa manière, pourrait assurer un tel bienfait. Je ne le crois guère. Comme le souligne le père Anatrella :
« Il ne suffit pas d’utiliser l’argument que la mère travaille pour croire qu’elle peut, à l’instar du père, introduire l’enfant à la réalité extérieure. Un cordon ombilical doit être coupé. Le père est alors cet élément étranger qui apparaît comme une autre réalité, permettant à l’enfant de devenir un sujet distinct de sa mère [3]. »
Certes, l’intervention du père ne se fait pas sans douleur, puisqu’elle consiste en quelque sorte à s’intercaler entre la mère et l’enfant, à porter atteinte à l’amour fusionnel qui jusque-là unissait totalement ces deux êtres. Cependant cette douleur est bienfaisante pour l’enfant. Il y découvre, ô précieux enseignement, que la vie n’est pas faite seulement d’assouvissements, de réconforts et d’assurance, mais aussi de manque, de labeur et de sacrifice. Douleur de la mère également, car elle ressent cette intervention comme une deuxième déchirure. Retentit alors en son cœur la réponse de l’enfant Dieu à sa Mère : « Ne savez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ? » (Luc, II, 49.) Cet arrachement maternel est peut-être l’ultime lumière apportée aux mots de la Genèse : « Pour toi, tu enfanteras dans la douleur. » (Genèse, III, 16.) N’oublions pas que le rôle suprême de la mère n’est pas de se donner à l’enfant – cela n’est qu’une étape – mais de donner l’enfant… Tout comme le père aura à le faire plus tard, lors de l’entrée du grand adolescent dans la vie sociale ; là non plus, ce ne sera pas sans douleur…
Le père, avons-nous dit, donne à l’enfant une certaine direction. En le sortant de l’étreinte protectrice de la mère, il le dégage de l’immédiateté d’une affection reçue, pour le situer dans le temps. La figure paternelle tourne le regard vers l’avenir, faisant découvrir à l’enfant tour à tour la société, Dieu et le prochain. L’enfant alors, loin de se considérer comme simple sujet de droit – droit à une présence affective – découvre l’idée d’un devoir à accomplir. On peut dire qu’il relève du père d’opérer ce profond renversement chez l’enfant : si celui-ci se considérait jusque-là comme un réceptacle d’affectivité, il se découvre lentement comme capacité de bien ; il passe ainsi d’une attitude de passivité, de réceptivité, à une volonté plus active, qui apprend à donner. Grâce à ce renversement, disparaît chez l’enfant la vision faussée d’une société centrée sur lui. En effet, la famille, et sa mère en premier lieu, s’adaptait constamment à son rythme. Il réalise ainsi progressivement que le rapport est inverse : c’est lui qui est fait pour la société, pour ce qu’il y a de plus grand que lui. En sortant l’enfant de la symbiose maternelle, le père lui apporte donc tout à la fois sa personnalité propre et sa dimension sociale. Aussi la séparation du fils d’avec sa mère est-elle un événement central, non seulement pour la vie du fils mais également pour la communauté entière. D’où les rites d’initiation qui, en de nombreuses civilisations, entourent cette croisée des chemins. En somme, l’intervention du père, intrinsèquement nécessaire à l’existence de l’homme, est fondatrice d’un ordre. À travers cet homme adulte et porteur de norme qu’est le père, le mythe de l’omnipotence s’écroule pour l’enfant. Il ne lui suffit plus de pleurer pour que soient satisfaits ses besoins ou caprices ; désormais, il doit se plier à des règles extérieures, et par là même quitter le domaine de l’impression pour découvrir la soumission au réel. Par son père, l’enfant apprend à percevoir et à gérer cet élan intérieur qui le pousse vers le monde extérieur, vers le futur. Sans le père au contraire, le regard reste tourné vers le passé, vers l’Éden perdu de la relation sans problème – et sans rien à payer – que l’on réclamait de la mère.
La place du père située entre temps et éternité, a permis de souligner son rôle de guide, de piste d’envol en quelque sorte, sur les chemins de la vie et de l’éternité. Claudio Risé, dans son ouvrage intitulé Le père absent, n’hésite pas à comparer cette évolution psychologique de l’enfant, réalisée grâce à l’intervention du père, au mystère de la Croix. Le père place l’enfant au centre de cette croix ; il arrache le petit homme à la terre, qui ici représente la mère source de bienfaits matériels, et le fait tendre vers Dieu afin qu’il s’accomplisse lui-même par le sacrifice, en vue de transformer le monde. Il n’est plus cet être égoïste, assoiffé de biens matériels aussitôt assouvi par la mère mais, élevé de terre dans une dimension transcendante, il devient celui qui œuvre à la rédemption du monde par la volonté du Père. Une statistique est des plus parlante à cet endroit. Selon un institut de sondage suisse, le facteur décisif qui détermine la transmission de la religion d’une génération à l’autre est la pratique religieuse du père de famille. Dans le cas où le père n’est pas pratiquant, seul un enfant sur cinquante se rendra à l’église une fois adulte ; et ce, quel que soit le comportement de la mère. À l’inverse, si le père fréquente régulièrement l’église, entre les deux tiers et la moitié des enfants suivront cet exemple, toujours indépendamment des choix maternels.
Bibliographie
Les titres cités permettront d’aller plus avant dans les descriptifs psychologiques donnés au cours de cette conférence. Mais la portée simplement psychologique de ces ouvrages dit suffisamment leurs limites.
Claudio Risé, Le père absent : Enquête sur la place du père dans les familles occidentales, Rémi Perrin, 2005
Tony Anatrella, Le Sexe oublié, Flamarion, 1990.
Rose Marie Miqueau, Harmonies éducatives, Institut Alcuin, Saint-Léger, 2002).
Aldo Naouri, Les pères et les mères, Odile Jacob, 2004.
Michel Schneider, Big mother, psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002.
René Bergevin, Révolution permissive et sexualité – De la tolérance comme argument à la transgression comme processus, François-Xavier de Guibert, 2004.
Henri-Marie Manteau-Bonamy, La doctrine mariale du père Kolbe, Lethielleux, 1975.
Autres livres consultable :
Xavier Lacroix, Passeurs de vie : Essai sur la paternité, Bayard, 2004. Aldo Naouri, Les filles et leurs mères, Odile Jacob, 2000.
Iconographie : Sacrifice d’Isaac par son père Abraham (Laurent de la Hyre, 1606-1656).