Dina Salem a passé la nuit de samedi à hier dans une mosquée près de la place Tahrir. Tôt hier matin, elle était de retour à la place, et elle n’avait aucune intention d’obéir à l’armée qui demande aux manifestants d’évacuer les lieux.
Il y a deux mois, l’avocate de 30 ans appelait au départ de l’ancien président Hosni Moubarak. Cette fois, elle veut la démission du chef du Conseil suprême de l’armée, Hussein Tantawi, qui occupe le rôle de chef de l’État égyptien depuis la chute du dictateur.
« Tantawi est le meilleur ami de Moubarak, il refuse de le traduire en justice », s’indigne-t-elle.
À côté de nous, la carcasse encore fumante d’un camion militaire rappelle les protestations de la veille, alors que des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées pour reprocher au grand patron de l’armée sa complaisance à l’égard du dictateur déchu.
Au milieu de la nuit, l’armée a tenté de disperser les manifestants. Dans l’explosion de violence qui a suivi, au moins l’un d’entre eux est mort, et quelques dizaines d’autres ont subi des blessures.
Lentes réformes
Il y a deux mois à peine, les Égyptiens voyaient l’armée comme une alliée qui les a aidés à tourner la page sur les trois décennies de l’ère Moubarak. Cette lune de miel est définitivement terminée. Beaucoup d’Égyptiens jugent maintenant que le Conseil suprême de l’armée est trop lent dans l’implantation des réformes. Et certains se demandent si cette lenteur ne témoigne pas d’une tentative délibérée de faire dérailler le train.
« Les choses n’avancent pas assez rapidement, les gens ressentent de l’insécurité, ils ont le sentiment qu’il se trame quelque chose derrière des portes closes », dit Shady El Ghazeli, un des membres de la Coalition des jeunes révolutionnaires, un rassemblement de plusieurs organisations qui ont joué un rôle de premier plan dans la révolte d’il y a deux mois.
La Coalition a lancé hier un ultimatum à l’armée, lui demandant de libérer les personnes arrêtées samedi et d’ouvrir une enquête sur cette explosion de violence. À défaut de quoi les jeunes leaders du soulèvement de janvier comptent demander aux Égyptiens de redescendre massivement dans les rues.
C’est une sorte de « retour vers le futur » qui se joue ces jours-ci sur la célèbre place, où règne une atmosphère tendue, très loin de la joyeuse euphorie du 11 février, jour du départ de Moubarak. La place a été encerclée de barbelés. Des groupes d’hommes et de femmes discutent avec animation des derniers développements en Égypte. Les sentiments qui dominent ces débats sont la crainte et la déception.
« C’est comme avant, nous ne faisons toujours pas partie du processus de prise de décision, et c’est très dangereux », dit un autre membre de la Coalition, Mohamed Abbas.
« Il y a maintenant une fêlure entre l’armée et le peuple, la révolution marque un recul, il ne faut pas qu’on retombe dans l’ancien régime. »
« Les gens sentent que le régime est encore en place, que les gens qui étaient là sous Moubarak sont toujours en poste, dit Rania Gomaa, responsable des prêts dans une banque en Égypte. Nous sommes au milieu du chemin et nous avons peur de perdre ce que nous avons gagné jusqu’à maintenant. »
Les menaces de Moubarak
La colère contre l’armée a été alimentée par l’adoption d’une loi interdisant les manifestations publiques. L’arrestation récente d’un blogueur égyptien qui vient d’être condamné à quatre ans de prison, Mikael Nabil, ajoute au sentiment que rien n’a vraiment changé au pays des pharaons.
Mais les rassemblements du week-end, les premiers de cette ampleur depuis la chute d’Hosni Moubarak, ne font pas l’unanimité. « La majorité des Égyptiens veulent la stabilité et la sécurité, ceux qui appellent aux manifestations mettent la révolution en danger », lance Mamduh Al-Said, un professeur d’anglais qui refuse de remettre en question le rôle de l’armée.
Les tout derniers développements indiquent pourtant que les manifestations ont un impact sur le Conseil militaire, qui vient d’annoncer la formation d’une commission d’enquête sur l’ex-président Moubarak, sa femme et ses deux fils.
Le dirigeant déchu a réagi par une toute première sortie publique depuis qu’il a été chassé du pouvoir, et au cours de laquelle il a menacé de poursuites ceux qui portent atteinte à sa réputation. Une déclaration qui a été accueillie avec incrédulité sur la place Tahrir. « C’est une blague ou quoi ? » se demandait une des figures de proue de la révolte, Asmaa Mahfouz, qui prenait un café avec des amis près de la célèbre place.
Peu de temps après, le procureur général a placé Hosni Moubarak, qui vit toujours reclus à Charm-el-Cheikh, sous le coup d’un mandat d’interrogatoire pour corruption et répression violente du soulèvement de janvier. Comme quoi la révolution n’a pas encore dit son dernier mot.