A cause de la manie du « tout anglais », l’usage du français est en perte de vitesse et souffre, d’après Dominique Gallet, de « décennies de démission linguistique ». Auteur de « Pour une ambition francophone, le désir et l’indifférence », il explique pourquoi l’émergence d’un monde multipolaire stimule la diversité des langues et que nous devons nous y adapter en nous exprimant en français.
La scène se passe à Montréal en 2011. Un taxi me conduit vers ma destination, sur le boulevard du nom de l’ancien premier ministre du Québec René Lévesque. Le chauffeur, d’origine marocaine, décelant mon accent « parisien », me parle de ce grand Québécois, me dit son attachement à la langue française et aux bienfaits de la loi 101 qui protège son usage au Québec, puis m’assène avec tristesse au moment de me déposer : « Les Français sont devenus des « « anglomaniaques » ! Pourquoi ? Ils n’ont pas compris le monde qui s’en vient ou quoi ! ».
L’interrogation inquiète de ce Marocain de Montréal, à laquelle je n’ai pu répondre que de façon lapidaire, est partagée par des millions de francophones à travers le monde. Elle assimile malheureusement l’ensemble des Français aux comportements et aux choix des décideurs du pays. Alors qu’en réalité la question de la langue française, de son usage en France et de son rayonnement dans le monde, est un domaine qui illustre de façon flagrante la profonde coupure entre la classe dirigeante hexagonale et le peuple français.
L’attachement des Français à leur langue
Depuis des décennies, l’attachement des Français à leur langue, à son rayonnement et à son avenir, ne s’est jamais démenti. Des années 80 à aujourd’hui de nombreux sondages le montrent avec éclat (IPSOS-HCF en 1986 et 1993, SOFRES-HCF en 1994, IFOP-Le Figaro en 2002, iSAMA en 2010).
Ainsi, en mars 1994, un rapport d’enquête de la SOFRES auprès d’un échantillon de plus de 1000 personnes révèle que le Français sont massivement attachés à leur langue et fiers de sa diffusion internationale (70%). Ils pensent qu’il faut résister à la perte de terrain devant l’anglais par une politique volontariste de défense du français (65%) et approuvent à plus de 80% le contenu de la loi Toubon, relative à l’emploi de la langue française.
Le sentiment de solidarité avec les pays francophones, d’appartenance à la francophonie, est aussi caractéristique chez les Français. En 1986 un sondage IPSOS révèle que 52% des Français déclarent se sentir plus proche d’un francophone que d’un habitant d’un pays voisin de la France, mais non francophone. En avril 2002, Le Figaro publiait un sondage de l’IFOP sur les Français et la politique internationale. À la question « Selon vous, qu’elle doit être l’ambition prioritaire de la France dans les années à venir ? », les sondés plaçaient en deuxième position (22%) la réponse : « Redynamiser la solidarité entre les pays francophones ».
Un récent sondage, celui d’iSAMA, confirmait la constance des Français dans leur attachement massif à leur langue, à sa défense et à son rayonnement. Publié en octobre 2010, à la veille du Sommet de la Francophonie à Montreux, l’enquête de l’institut montre que 91% des Français se sentent appartenir à la francophonie, 90% d’entre eux pensent que la défense de la langue française doit être une priorité. Les sondés attendent notamment des dirigeants français, dans les champs politique et économique, un comportement offensif pour l’usage du français sur la scène internationale (1).
Ironie de ce sondage, il était publié alors qu’un chantre de l’anglomanie hexagonale, pour qui « la langue française n’est pas indispensable » et l’anglais est « l’avenir de la francophonie », vivait ses ultimes jours de ministre des affaires étrangères de la République française en participant au Sommet de la Francophonie à Montreux (2). La coupure entre le peuple français et sa classe dirigeante était visible à l’œil nu, caricaturale.
La démission linguistique des élites
C’est dès les années 60 qu’apparaissent les prémisses de la démission linguistique de nos élites. Le général de Gaulle comme Georges Pompidou ont une conscience aiguë du danger. Ce dernier définira clairement l’importance de l’enjeu : « Si nous reculons sur notre langue, nous serons emportés purement et simplement. C’est à travers notre langue que nous existons dans le monde autrement que comme un pays parmi les autres ». Mais ce phénomène de démission, jusque-là marginal, prendra une autre dimension quand l’exemple du renoncement viendra de la tête de l’État.
Le signal, l’acte spectaculaire de capitulation linguistique, date du 27 mai 1974, jour de l’élection à la présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing : reléguant le français au rang d’un patois local, c’est en anglais qu’il commenta sa victoire devant la presse étrangère. Le nouveau président enfoncera le clou en 1976 à la Nouvelle-Orléans où il prononcera son discours exclusivement en anglais devant des milliers de Cajuns catastrophés par une telle trahison !
Sous la plupart des gouvernements qui se sont succédés depuis, derrière des discours lénifiants sur la francophonie et de fiers effets de manche, les décideurs ont, à pas feutrés, poursuivi et consolidé le mouvement de démission linguistique en se jouant sans vergogne des avancées législatives et constitutionnelles en faveur de l’usage du français obtenues grâce à la pression de l’opinion publique et à l’action déterminée de quelques responsables politiques dans tout l’éventail républicain. Le mouvement s’est même accéléré ces dernières années. Plusieurs responsables gouvernementaux français ont décidé, hors de toute légitimité démocratique, d’imposer à la France une politique du “« tout-anglais » dans plusieurs secteurs stratégiques de notre vie nationale.
Les déclarations et les actes d’allégeance se sont multipliés, en particulier dans un lieu essentiel de l’identité française, l’éducation nationale, de la maternelle aux grandes écoles. Après avoir déclaré vouloir « faire de la France une nation bilingue », le ministre de l’Education nationale (et ancien ministre de la francophonie !) avait financé pour la rentrée de septembre 2008 l’installation de dispositifs de visioconférence pour l’enseignement de l’anglais dans mille écoles primaires.
Quant à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, elle annonçait à des journalistes français à Bruxelles qu’elle voulait « rompre avec le tabou de l’anglais » en rendant obligatoire pour tous son enseignement en France, et révélait le 19 mai 2008 avoir décidé de consacrer un important budget pour que 100% des étudiants français parlent anglais. L’actuel ministre de l’éducation nationale ne sera pas en reste : début 2011 il déclare qu’il veut « réinventer l’enseignement de l’anglais dans notre pays » en l’organisant dès l’école maternelle. Il annonce la mise en place d’un comité stratégique sur l’enseignement des langues qui sera chargé de réfléchir à un enseignement généralisé précoce de… l’anglais.
Glissement sémantique souvent utilisé par nos décideurs pour faire discrètement passer leur rejet de la diversité linguistique. Ce tour de passe-passe sera utilisé pour la réforme de l’École de la Magistrature qui pour « assurer la maitrise des langues étrangères » par les futurs magistrats devra « se concentrer sur l’anglais » !
Les décideurs ne prennent souvent même plus de gants pour imposer le « tout-anglais ». Ainsi, en mars 2011, dans le cadre de la sélection des Initiatives d’excellence (IDEX) des universités françaises pour le Grand emprunt, l’administration avait prévu d’imposer à la communauté universitaire de défendre ses projets en … anglais devant un jury notamment composé de consultants étrangers !
La Conférence des présidents d’université (CPU) a heureusement immédiatement protesté (3) et obtenu du président du jury que les porteurs de projets puissent s’exprimer en français et qu’un dispositif de traduction simultanée soit installé.
Ce constat flagrant peut se faire dans de nombreux autres domaines. Ainsi celui des organisations internationales où le français est langue officielle et langue de travail : des représentants français s’ingénient de plus en plus souvent à y baragouiner l’anglais, au grand dam des délégations francophones.
En septembre 2008, lors de la réunion à Nice de la conférence des ministres des Finances européens sous la présidence française, l’ECOFIN, qui disposait de la traduction simultanée, la ministre française, le gouverneur de la Banque de France, le directeur du Trésor français, le directeur français de la Banque centrale européenne, le président de BNP-Paribas, se sont systématiquement exprimés en anglais ; les délégations belge et luxembourgeoise, elles, avaient choisi la langue française. Récent exemple dans une longue liste pathétique, début octobre dernier avait lieu au siège de l’UNESCO à Paris un colloque sur la bioéthique disposant de tous les moyens de traduction simultanée. Les experts arabophones s’exprimèrent donc naturellement en arabe, les hispanophones en espagnol. Nos experts français en bioéthique, eux, se distinguèrent fièrement en s’exprimant en anglais !
Et, début janvier, un communiqué du syndicat CFE-CGC nous a révélé une autre décision de nos chers décideurs, jamais à cours d’imagination pour liquider notre langue : un établissement public, l’Agence française de développement, qui organisera le 14 juin prochain une conférence à Paris avec appel à projets, exige des soumissionnaires de langue française des contributions rédigées uniquement en anglais !
Une impasse dont il faut sortir au plus vite
Au XXème siècle, un tel comportement obsessionnel se camouflait facilement derrière le « réalisme », nom pudique de la servilité devant la domination du modèle américain. Mais depuis une décennie ce comportement de la caste dirigeante française s’est poursuivi et même accéléré malgré l’évident déclin de l’hégémonie américaine et les perspectives d’un monde multipolaire. Pourquoi ? Par complexe d’infériorité et haine de soi, souvent.
Mais également, chez certains, par un aveuglement idéologique qui empêche de voir la complexité du « monde qui s’en vient » si contraire à l’univers mental qui a façonné leur existence (4). Ces élites françaises, encore dirigeantes, mais déjà étrangères au monde qui émerge, restent blotties dans la nostalgie d’une bulle euro-atlantique, celle de la toute puissance des marchés, de l’idéologie libérale et de sa langue unique (5). Les élites anglo- saxonnes, elles, ont plus largement pris conscience de la réalité linguistique d’aujourd’hui, et même certains le clament.
Ainsi, en 2009 la British Academy mettait en cause le principe du « tout-anglais » qui condamne les chercheurs du Royaume-Uni à être « mondialement connus…seulement en Angleterre » ! Et le 23 août dernier, le secrétaire d’État américain à la Défense, Leon E. Panetta, déclarait devant plusieurs milliers de soldats : « Les langues sont la clef pour comprendre ce monde ».
Le « tout-anglais » est à l’évidence une dangereuse impasse d’où la France doit sortir. Il est urgent qu’elle prenne conscience de cette impérieuse nécessité, qu’elle engage une véritable révolution des esprits. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de nier le rôle que l’anglais continue de jouer dans la communication planétaire, mais de nous ouvrir à la diversité du monde, de nous adapter à sa complexité.
Stratégie linguistiue et monde multipolaire
La France doit préparer l’avenir en mobilisant des moyens, dérisoires par rapport aux enjeux, au service d’une stratégie linguistique diversifiée qui nous donnera de vrais atouts dans la compétition planétaire. Cette stratégie doit constituer l’un des axes d’un grand chantier de l’éducation nationale (6) : en proposant aux nouvelles générations une offre élargie de filières bilingues dans les quelques grandes langues de communication qui s’affirment aujourd’hui dans le monde, aux côtés de l’anglais et du français : l’allemand et le russe pour l’Europe, l’espagnol et le portugais pour l’Amérique latine, l’arabe et le chinois pour l’Orient (7).
La France pourra ainsi former de nouvelles élites, au diapason du monde réel, capables de dialoguer directement avec ces grands espaces linguistiques de la planète qui aujourd’hui rassemblent environ trois milliards d’habitants. Non seulement cette stratégie portera efficacement notre message, notre culture et nos intérêts au cœur de grandes civilisations du monde, mais elle permettra de développer des accords de réciprocité avec les États qui, soucieux également de dialogue et d’efficacité dans la mondialisation multipolaire, souhaiteront renforcer l’enseignement de la langue française et son usage pour échanger avec la France et l’ensemble des pays de la francophonie.
Le temps est venu d’une réflexion approfondie sur les conditions du rayonnement de la France au XXIème siècle. Après des décennies de démission linguistique, c’est la responsabilité de tous les républicains de conviction de mener cette réflexion en prenant conscience des aspirations du peuple français, et de se réconcilier avec lui en s’engageant, clairement et concrètement, dans un patriotisme de la langue française à l’heure de la mondialisation multipolaire.
(1) Il est intéressant de rapprocher cette série de sondages soulignant l’attachement des Français à leur langue de celui qui vient d’être réalisé par l’Institut de recherche Pew en Allemagne, en Espagne, aux États-Unis d’Amérique et en France. 49% des Américains pensent que leur culture « est supérieure aux autres », 47% des Allemands le pensent de leur propre culture, 44% des Espagnols, 32% des Britanniques. Et seulement 27% des Français : fierté pour leur langue, oui, arrogance culturelle, non !
(2) Ironie, toujours : au moment du départ de Bernard Kouchner du gouvernement, l’opposante birmane Aung San Suu Kyi, venant d’être libérée, annonçait le 19 novembre 2010 à l’envoyée spéciale de Libération qu’elle avait tenu à apprendre le français pendant sa détention : « Pendant mes années d’isolement, je me suis entrainée avec des CD audio. J’avais le temps ! Donc je comprends très bien le français. Mais je n’avais personne à qui parler, donc je ne suis pas encore à l’aise à l’oral ». La rebelle birmane croit à l’avenir de la langue française, pas le ministre français !
(3) Lettre de la Conférence des présidents d’universités (11 mars 2011) : « Sans même parler des règles fixées par la loi Toubon, que les porteurs des initiatives d’excellence ne puissent pas exprimer dans leur langue toutes les nuances, les complexités et les ambitions des projets qui vont dessiner la carte de la France scientifique de demain ne peut être ressenti, par la communauté universitaire, que comme une mise en doute de la vocation de la langue française à exprimer une modernité scientifique intelligible au-delà de nos frontières. La France a été l’un des principaux promoteurs de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité culturelle, adoptée le 20 octobre 2005 par l’UNESCO. Il y aurait quelque paradoxe à ce que, dans le domaine même de la production et de la diffusion des savoirs, qui sont la mission éminente des universités, elle manifeste une sorte de volontarisme à rebours, qui serait celui du renoncement ! »
(4) Dans ses travaux publiés en mars 2007 (GEAB n°13) sur le thème « Quelles langues parleront les Européens en 2025 », le LEAP 2020 (Laboratoire européen d’anticipation politique) prévoit notamment « le grand retour de la langue allemande », « la revitalisation de la langue française » et « la fin de l’anglo-américain comme langue hégémonique de la modernité ». Il décrit à l’horizon 2025 « un paysage linguistique clair très en rupture avec l’opinion dominante des élites communautaires actuelles » avec « quatre langues trans- européennes dominantes anglais-allemand-français-russe [...] dont deux seront les langues sélectives de l’élite de l’UE dans vingt ans (français et allemand, puisque l’anglo-américain ne sera plus socialement discriminant) » et « trois langues européennes internationales, anglais-français-espagnol ». Il est intéressant de noter que le LEAP 2020 est un institut de prospective qui avait annoncé dès 2006 la crise financière systémique que nous vivons depuis le déclenchement en 2008 de la crise des “sub-primes“ jusqu’à aujourd’hui.
(5) Une entreprise de la taille de la multinationale Michelin, numéro 2 mondial des pneumatiques, montre l’exemple, aujourd’hui si rare dans le monde de l’entreprise, du rejet du « tout-anglais » : avec un important budget pour la formation au français des cadres étrangers et l’obligation pour les 900 cadres français expatriés de parler couramment la langue du pays où ils travaillent. Le responsable de la formation de Michelin, Dominique Tissier, explique l’esprit de cette politique : « Le brassage des cultures fait partie de notre mode de management depuis toujours. Mais nous aimons l’idée d’avoir une langue de référence : le français est davantage garant de nos valeurs que l’anglais, qui devient un jargon international vidé de toute subtilité » (Capital du 15 juin 2011).
(6) Bien sûr, à plus long terme, cette politique linguistique de la France doit aussi s’appuyer sur les immenses perspectives technologiques de la traduction automatique. Le biologiste et futurologue Joël de Rosnay déclarait déjà il y a quelques années : « L’autosélection de l’anglais, sorte d’espéranto commode mais limité, est probablement un phénomène transitoire dans l’attente des systèmes de traduction automatique individuelle en temps réel ». Plusieurs pays s’y préparent maintenant activement. Ainsi l’Inde, dont les chercheurs travaillent sur un programme qui permettra aux locuteurs des différentes langues maternelles du pays de se parler directement par téléphone mobile. Mais aussi des sociétés comme Microsoft, Google, Samsung ou Docomo-NTT. Dans ce secteur essentiel de l’intelligence artificielle, la France doit contribuer fortement au développement de sa recherche et des applications industrielles, ce qui assurera la présence du français parmi les grandes langues pivots qui s’imposeront dans l’intercommunication planétaire.
(7) Seuls quelques rares établissements français proposent jusqu’à présent de véritables filières bilingues ; ainsi le collège-lycée Jean de La Fontaine à Paris 16ème, pour le chinois, le japonais et le vietnamien.