Samir (prénom changé) était sur le terrain ce jour-là. Spécialiste de la radicalisation islamiste, sa direction l’a muté, dit-il, en raison de son zèle « anti-salafiste ».
Le 13 novembre, peu après 21 heures, mon téléphone sonne. Un collègue CRS, en garde statique près du Stade de France, souhaite me prévenir qu’une explosion a retenti. Les ondes [radio police, NDLR] parlent d’une possible explosion au gaz, mais les collègues se souviennent que j’avais établi des statistiques rendant plus probables les attaques kamikazes le vendredi, les candidats au martyre choisissant généralement de se laisser aller vers l’au-delà en ce jour saint de l’islam. Ils ne se sentent pas rassurés, et souhaiteraient que je vienne jeter un œil. Je m’arme, j’endosse mon gilet pare-balles, j’embrasse ma compagne et mes enfants en leur rappelant que je les aime.
J’enfourche ma moto, portable à vue. Quelques minutes plus tard, un SMS s’affiche à l’écran : « Deuxième explosion secteur porte E ». J’accélère, et j’arrive aux alentours du stade. Certains collègues ayant mis en place des barrages me reconnaissent, et m’ouvrent l’accès sans difficulté. Quand, arrivé à proximité du McDonald’s, l’impensable se produit. Un kamikaze actionne sa charge au milieu de la foule. J’aperçois Farid, mon collègue de la protection, qui établit immédiatement un périmètre autour de la dépouille du criminel. La confusion règne, les trottoirs sont jonchés de sacs, de plateaux-repas, de vêtement et de chaussures abandonnés par les visiteurs. Mais, comme Farid et moi, des dizaines de policiers ont spontanément quitté leur domicile pour converger vers les lieux assiégés par les terroristes.
Des collègues en civil me barrent l’accès
J’appelle deux policiers membres d’une unité spécialisée pour les avertir des faits, mais l’un d’eux est déjà présent au Bataclan, l’autre à la salle de commandement. Celui-ci m’évoque une fusillade sur une terrasse, probablement un règlement de compte. Puis les doutes s’estompent rapidement : au moins l’un des assaillants est porteur d’une ceinture d’explosifs. Nous resterons en contact toute la nuit.
Le temps de patrouiller autour du stade, sans connaître notre ennemi ni son intention, des collègues en civil me barrent l’accès. L’un d’eux me dévisage, osant à peine évoquer un doute sur ma qualité de policier. Une atmosphère apocalyptique règne : personne n’a plus confiance en personne, et nous guettons le moindre bruit ou élément suspect. Je reconnais le présentateur du JT, présent sur les lieux pour regarder le match. Il ne comprend pas et souhaite des éclaircissements. Je reste silencieux, et lui conseille de fuir. Pour des terroristes, il pourrait constituer une cible symbolique. Il me rétorque : « Pour vous, c’est donc avéré, c’est bien une attaque terroriste ? » Avant de trouver mes mots, il reçoit sur son mobile l’information que le président de la République a été évacué et qu’il va s’exprimer de façon imminente.
Je sillonne les lieux, et aperçois derrière moi, parmi les 80 000 spectateurs et les milliers de policiers présents, le préfet de Seine-Saint-Denis. Il me reconnaît, et vient vers moi. Je lui signifie être armé et doté d’une protection, que je me propose de mettre à sa disposition. Il décline, avançant qu’il avait suffisamment vécu, et que je devais par contre avoir quelques belles années à vivre devant moi. Je le guide néanmoins dans les rues de la Plaine Saint-Denis, en le suivant comme son ombre. Rien n’indique que les terroristes aient été neutralisés en totalité.
Explosions et fusillades en cours au Bataclan
Nous découvrons, horrifiés, les scènes de crime. Le préfet, ancien militaire, reste d’un calme olympien. Il me questionne sur le bien fondé d’avoir pris la décision d’avoir maintenu les spectateurs à l’intérieur du stade. Je lui rétorque modestement que, selon moi, la bonne décision a été prise. J’émets l’hypothèse que les terroristes aient actionné leur charge à défaut d’avoir pu pénétrer dans le stade, et que le premier kamikaze avait probablement précipité l’action des deux suivants. Je crains néanmoins des tirs d’armes automatiques, ou des charges improvisées abandonnées sur place. Un fin couloir d’évacuation est donc mis en place, conduisant l’ensemble du public vers une unique station RER. Aucune voiture ne sera récupérée, aucune chambre d’hôtel regagnée.
À distance, mon collègue présent à la salle de commandement m’informe des explosions et des fusillades en cours au Bataclan, informations que je répercute. Nous finissons notre travail d’évacuation des lieux, et cédons enfin place à la brigade criminelle, la police scientifique et au déminage. Le préfet me demande mes coordonnées, et souhaite me proposer sa collaboration. Il me connaît de longue date, pour m’avoir croisé à de maintes reprises sur le terrain, et reconnaît ma fiabilité et ma compétence.
Je rentre chez moi, le cœur lourd et avec le sentiment qu’une page de l’histoire vient de s’écrire. Nous sommes en guerre. Il va me falloir resserrer les rangs avec toutes les forces utiles, y compris ceux avec qui j’avais des dissensions. La France est en guerre contre Daech, et je suis plus que jamais français. Pourtant, quelques semaines plus tard, ma direction d’origine réussira à dissuader la préfecture de maintenir son offre. On me notifiera le jour de ma reprise le retrait de mon habilitation secret Défense. Celle-ci m’avait été accordée après une rude négociation entre mon ancien responsable et cette même direction.
Les ressources humaines avaient cédé, jugeant néanmoins que mon frère, musulman pratiquant, pouvait représenter une gêne au bon exercice de mon métier. L’habilitation m’avait donc été accordée à titre dérogatoire et sous conditions, après une longue attente dans une salle déjà occupée par deux fonctionnaires de police, eux aussi d’origine maghrébine. Lorsque j’ai annoncé à mes correspondants du 93 mon départ du service de renseignement, certains ont voulu savoir qui allait désormais pouvoir les écouter et les protéger.
J’étais redevenu, en dépit de mes efforts, un Arabe...