Au terme de plusieurs décennies, où l’Amérique latine avait servi aux USA de laboratoire du néolibéralisme est apparu un mouvement d’émancipation, qui n’a cessé de se renforcer au cours des dernières années, porté essentiellement par les peuples et leurs représentants élus. Ce sont avant tout les efforts pour se libérer de la tutelle des USA et acquérir une indépendance économique qui en font foi. La victoire aux élections présidentielles d’Evo Morales en Bolivie, de Hugo Chávez au Venezuela, de Rafael Correa en Équateur, Fernando Lugo au Paraguay ou Lula da Silva au Brésil ont représenté des étapes décisives de ce processus, qui a également permis de développer dans la population le sens communautaire et celui des responsabilités. Les médias occidentaux sont rarement objectifs lorsqu’ils rendent compte de cette évolution chez les Latino-Américains. Zeit-Fragen a rencontré Walter Suter, ex-ambassadeur suisse au Venezuela et excellent connaisseur de l’Amérique latine. Dans l’interview ci-dessous, Walter Suter fait part de l’évolution du Venezuela et des changements intervenus dans ce pays.
Walter Suter a été pendant quatre décennies membre du service diplomatique suisse, dont plus de trente ans en relations avec l’Amérique latine (Argentine, Chili, Paraguay) ; de 2003 a 2007 il a occupé le poste d’ambassadeur suisse extraordinaire et plénipotentiaire auprès de la République bolivarienne du Venezuela, à Caracas. Parallèlement il a été jusqu’à sa retraite en 2007 chef de l’inspection consulaire et financière de l’EDA (Département fédéral suisse des Affaires étrangères, NdT).
Zeit-Fragen : Avant l’élection de Hugo Chávez le Venezuela a connu une relative instabilité : changements de gouvernement, putschs et tentatives de putschs. Qu’est-ce qui a permis de stabiliser le pays ?
Walter Suter : Après l’élection de Chávez en 1998 une opposition très forte s’est rapidement manifestée et pendant quatre ans le gouvernement a dû se défendreen permanence contre toutes les tentatives imaginables pour le renverser, le pire venant de putschistes. La plus importante a été celle d’avril 2002, dont Chávez a été sauvé par la population, notamment celle de Caracas. Les habitants des « barrios », les quartiers les plus pauvres, sont descendus jusqu’au palais présidentiel pour exiger sa libération. Lorsqu’à son retour il a voulu tendre la main à ses adversaires, cette attitude a été interprétée comme un signe d faiblesse. Six mois plus tard, en collaboration ou plutôt avec la complicité du syndicat officiel, a été lancé le « knock-out », une grève-sabotage qui devait permettre de chasser Chávez en six jours. Mais deux mois après les saboteurs n’y étaient plus, et Chávez, lui, est toujours là. Après on a eu la paix. Mais tout cela avait duré quatre ans ; quatre ans durant lesquels le gouvernement n’avait pas vraiment pu travailler. Ensuite seulement il a pu mettre son programme en application et se mettre véritablement au travailOn a commencé par les « misiones sociales » : d’abord des programmes de santé, lancés avec l’aide de médecins cubains, puis des programmes d’éducation, de logement etc. Depuis, ces programmes ont été élargis, approfondis et mis en œuvre à grande échelle. Les plus marquants sont la prise en charge de la santé populaire dans les quartiers pauvres et l’éducation. Ce dernier comporte deux volets : l’alphabétisation, mais aussi la possibilité pour de nombreuses gens, particulièrement issus des quartiers pauvres et des campagnes, et qui n’avaient naguère pas accès à l’éducation, de terminer leur cursus scolaire. C’est une très bonne chose. Et cela a permis une certaine stabilité à la base. C’était la première fois que le gouvernement pouvait prendre des mesures sociales effectives en faveur des défavorisés et des exclus. On n’en est certes qu’au tout début, mais c’est en bonne voie.
La solidité de Chávez a permis une consolidation politique. Ceci parce qu’il jouit d’un large consensus populaire, comme on a déjà pu le constater lors de l’élection présidentielle, puis de l’élection de l’Assemblée constituante, enfin du référendum sur la Constitution et du référendum de mi-mandat. C’est son capital. La majorité de la population l’estime sincère ; on le croit. Sa méthode convainc : en dix ans il a bien montré que son projet d’améliorer le sort des défavorisés et d’instaurer plus de justice sociale était sincère et honnête. Et aujourd’hui une majorité y ajoute foi, celle que la société défavorise. C’est ce qui fait sa force.
Que répondez-vous au reproche récurrent, fait au Venezuela, d’être une dictature ?
La légitimité de Chávez et celle de son gouvernement sont attestées par des élections démocratiques, suivies par de nombreux observateurs. On ne peut plus contester que les élections aient été régulières et légales. La stabilité s’en est derechef trouvée accrue, car aucun chef d’État n’avait joui jusqu’à présent d’une telle crédibilité. Les précédents sont souvent restés peu de temps au pouvoir. Les résultats des dernières élections municipales et régionales ont encore confirmé Chávez. Même si le parti au gouvernement a perdu quelques sièges de gouverneur, son score est de 17 à 6, c’est à dire que 70% des gouverneurs sont des partisans du gouvernement. Les sièges perdus sont certes en partie des sièges qui font problème, comme le grand Caracas ou Miranda. En revanche le nombre des municipalités détenues par le parti au pouvoir est passé de 60 à 80% du total. Un énorme accroissement.
La Constitution de 1999 a été, une fois de plus en toute légalité, soumise à référendum l’an dernier, et le Président en accepté l’issue, qui cette fois lui était défavorable. Les résultats électoraux ont également été acceptés par des adversaires éminents, qui avaient participé au putsch, et qui non seulement n’étaient pas en prison, mais avaient pu faire acte de candidature, et être élus sans être contestés. Chávez avait amnistié au début de l’année 2008 tous les participants au putsch, à l’exception de ceux qui étaient inculpés d’actes de violence, usage d’armes à feu etc. Il fait donc montre d’une grande générosité. Il est important, au moins au plan symbolique, que des leaders de l’opposition aient remporté tel ou tel siège de gouverneur. Cela rend obsolète le reproche de manipulation électorale, puisqu’ils devraient alors se suspecter eux-mêmes.
Ce qui pourrait maintenant provoquer à nouveau quelques désordres est la tenue, le 15 février, d’un nouveau référendum, prévoyant de supprimer la limitation à deux législatures du mandat de chef de l’État ainsi que d’autres charges importantes.
Dans nos médias on entend souvent dire que Chávez souhaiterait rester Président à vie.
Peut-être le souhaite-t-il. Mais il faudrait qu’il se fasse réélire, ne l’oublions pas. Et là ses adversaires ont le champ libre. Ils peuvent poursuivre leur activité politique, et s’ils présentent en 2012 un adversaire suffisamment fort, rien ne dit que Monsieur Chávez sera réélu. Il est possible qu’un autre candidat remporte la victoire, cela n’est pas mis en question, tout est ouvert. Pensons-y bien, car c’est très important. Bien sûr, celui qui a les plus grandes chances de remporter à nouveau une victoire incontestable, c’est lui. Nous n’allons pas en discuter. Ses intentions sont claires, il a l’appui, jusqu’ici incontesté, de la majorité de son parti (PSUV, Partido Socialista unificado de Venezuela),. Ce parti est récent, moins d’un an (auparavant c’était un mouvement, le Mouvement V ((ème)) République). Vu sa nouveauté, il a eu beaucoup de succès, en particulier si l’on pense aux élections locales. Avant les élections, les « chavistes », en interne, craignaient vraiment des pertes importantes. Les résultats ont été dans une certaine mesure une bonne surprise pour eux. Bien que certains insiders, dont le directeur de campagne en juillet, aient prédit de récolter 60 à 70% de voix. Ils connaissent donc bien la base. L’opposition, elle, ne la connaît pas, elle connaît son microcosme (dont fait partie le Grand Caracas, peut-être Valencia et d’autres grandes villes, et elle a aussi des appuis dans le monde de l’industrie et du commerce ; c’est là que se recrute le gros de ses électeurs, qu’elle est en position de force). Mais à l’échelle nationale elle n’est pas très entendue, et la majorité de la population est derrière le gouvernement.
Ce sont donc les mesures sociales et la solidité du Président qui ont permis la stabilité. Tout autre que lui aurait été balayé par le putsch de 2002. C’est d’ailleurs ce qui serait arrivé sans la réaction de la base. C’était une première en Amérique latine. Donc quelque chose a changé.
Qu’est-ce qui, d’après vous, a permis ce changement ?
Chávez a été élu par une majorité qui avait foi en lui et en son projet d’entreprendre de véritables changements. C’est à dire d’inclure les exclus, c’est à dire plus de justice sociale. C’est son programme de toujours, depuis les années 80, au sein de ce mouvement de jeunes officiers. C’était un programme socialiste. On y a cru- et on aussi cru à ces mesures, qu’il a essayé de mettre en œuvre et qui correspondaient à son programme. En dépit des oppositions, ces mesures ont convaincu la majorité qui avait voté pour lui qu’il voulait vraiment un changement. Et il a aussi bien montré qu’il se défendrait, et ils veulent garder leur président. Ils continuent à lui faire confiance, parce qu’il émane de lui crédibilité et sincérité. Chávez n’a pas déçu ses électeurs.
Voyons de plus près les réformes sociales. En quoi consistent-elles ?
Je ne peux bien sûr pas entrer dans tous les détails. Mais la plus importante est la prise en charge de la santé populaire, la « Barrio Adentro » (approximativement : Entrons dans les quartiers pauvres). C’est ce que l’on appelle « atención médica primaria ». Ce programme a été complété par de petites cliniques, où l’on peut effectuer des interventions mineures, des services ambulatoires, où les gens peuvent se faire soigner, et des centres spécialisés (centres de diagnostic etc.) S’y ajoutent les hôpitaux publics, encore en activité ou non, car il y en avait déjà, mais ils étaient plus ou moins laissés à l’abandon. Ils font désormais partie intégrante du programme, ils sont en cours de rénovation et d’aménagement, afin de disposer d’un système sanitaire complet. 90% des cas peuvent ainsi être pris en charge. Les cas un peu plus compliqués relèvent des hôpitaux. Voilà en gros le système. Ce n’est pas encore parfait, mais dans l’ensemble ça fonctionne, du moins en ce qui concerne l’« atención médica primaria ». Et cette dernière est très présente dans le pays. Des centaines de milliers, voire des millions de gens ont pu pour la première fois consulter un médecin.
La prise en charge est-elle gratuite ?
Complètement gratuite. Tous les programmes sociaux, y compris les écoles sont financés par les revenus pétroliers. C’est une caisse spéciale, car une partie des recettes de l’entreprise pétrolière publique n’est pas versée au budget de l’État, mais alimente directement un fonds spécial. Celui-ci, un fonds social couplé avec un fonds destiné aux infrastructures, est toujours couvert à hauteur de deux à trois milliards environ, tant que l’argent arrive. Et il finance directement tous les programmes sociaux. Il en va de même pour les infrastructures, des projets pharaoniques, en tête un réseau ferré national, pour les transports à longue distance. Le chantier doit durer 25 à 30 ans et comprend 13 000 km de voies ferrées à travers tout le pays, une liaison Nord-Sud ainsi que l’amélioration du réseau déjà existant, des transports en commun au voisinage des grands centres, l’aménagement de la circulation des marchandises et l’amélioration des transports publics en ville. À ce jour les transports publics restent sous-développés. C’est une constante de la « civilisation du pétrole » ; tout le monde voulait une voiture. Mais il existe des projets d’infrastructures pharaoniques. On construit aussi des routes, des aéroports, il y en a un à Caracas, financé directement par ce fonds, abondé par l’entreprise pétrolière d’État. Pour nous c’est inhabituel, mais c’est gravé dans le marbre de la législation, cela permet des décisions plus rapides. Le financement des programmes d’infrastructures sociales a été approuvé par le Parlement.
Mais ce financement par le pétrole ne comporte-t-il pas un danger ? Une théorie avance que la baisse des cours pétroliers est, ou peut être, une arme politique. S’appuie-t-on uniquement sur la rente pétrolière, ou bien est-on en train de développer et d’aménager la production industrielle et agricole, pour qu’elles puissent aussi exporter ?
La diversification de l’appareil productif en est encore à ses débuts, et ça n’avance pas vite. On a surtout commencé à développer la production agricole, car le pays importe plus de 80% de sa nourriture, alors qu’il pourrait la produire. C’était le cas jusqu’à présent, et cela n’a guère changé. Les tentatives de diversifier la production en encourageant la formation de coopératives etc. progressent très lentement. Les grands propriétaires terriens qui produisaient déjà auparavant, continuent en partie à produire, mais le volume total n’a toujours pas augmenté. Pour favoriser la progression des coopératives, on a lancé une mission spéciale dans le cadre d’un des programmes d’éducation, dont font partie l’alphabétisation, l’école primaire, le cursus secondaire complet, et aussi la formation universitaire ou technique. Cette mission se nomme « Vuelvan caras ». Elle est destinée à former des agriculteurs et vise à ramener à la campagne des jeunes des quartiers défavorisés, venus en ville avec leurs parents pour trouver du travail. C’est l’idée fondamentale, et qui doit leur permettre de créer, sous une direction et avec d’autres, également formés, des coopératives où produire eux-mêmes leur nourriture. Il est fondamental de diversifier la production agricole pour ne pas tout miser sur les seules richesses du sous-sol.
C’est donc une partie du programme politique ?
Bien sûr, ils voudraient aussi avoir une production locale d’un haut niveau de technologie. Et dans ce contexte des accords avec d’autres États intéressent beaucoup le Venezuela, et ils en ont notamment passé un avec la Suisse, pour acquérir des savoir-faire - peut-être en échange de pétrole, je ne sais pas -, en tout cas un accord qui prévoit une collaboration économique, technologique et scientifique visant à développer les forces productives vénézuéliennes en dehors du secteur pétrolier, et à les diversifier. Donc des efforts sont faits dans ce domaine, en partie couronnés de succès, mais on pourrait imaginer quelque chose d’un peu plus vaste et rapide.
Qu’est-ce qui explique cette lenteur ?
En partie des problèmes d’organisation ou de bureaucratie. Il existe aussi une opposition interne qui perdure au sein de l’administration publique. Les personnes en désaccord avec Chávez n’ont pas été purement et simplement remerciées. On trouve ainsi beaucoup d’opposants à Chávez dans la petite et moyenne administration. La corruption - sans cesse dénoncée par Chávez - constitue également un mal, et un frein. Il est difficile de venir à bout de tout cela. Il y faut du temps, et cela n’avance pas aussi vite qu’on voudrait. Une autre raison pourrait être que certains États, même après la conclusion d’accords, ne mettent pas beaucoup d’ardeur à coopérer et préfèrent se décharger sur leurs entreprises. Les médias internationaux ne créent pas non plus un climat propice aux investissements. Cependant différents accords ont été conclus : avec l’Espagne, le Portugal ainsi que la Chine et l’Iran, sans parler de la Russie. Mais de tels accords sont rares, concernant les technologies de pointe. Les plus importants sont ceux qui ont été passés avec l’Espagne et le Portugal, mais aussi la France, l’Autriche et l’Italie. Ils concernent toutefois essentiellement les infrastructures ferroviaires. C’est sans doute aussi le cas de la Suisse. Il y a des essais, et le gouvernement est intéressé, et l’a dit clairement. Il aimerait aussi diversifier les formations, les formations professionnelles, afin que ce secteur crée davantage d’autonomie, de souveraineté. Le programme existe, mais ça patine. Le programme social, en revanche, progresse bien.
Comment la terre est-elle répartie aujourd’hui ?
À la campagne il y a, comme par le passé, beaucoup de terres appartenant à l’État. Je crois que le pourcentage est de l’ordre de 30 à 40%, des terres en friche, comme par le passé. Les« polígonos agroindustriales » ont été négligés. Pour les hauts responsables d’alors il était plus facile de se faire de l’argent avec les recettes pétrolières. Il y a donc encore beaucoup de terres appartenant à l’État.
Et sinon la plupart des exploitations sont aux mains des grands propriétaires, pas des petits paysans Dans le cadre de la réforme agraire on a commencé à exproprier des exploitations laissées en friche, en dédommageant bien sûr les propriétaires, pour les mettre à la disposition des coopératives. Il y a suffisamment de terre pour augmenter la production agricole. C’est sûrement possible. La totalité des terres cultivables ne se trouve pas aux mains des grands propriétaires, ce n’est pas vrai. Il y a beaucoup de terres appartenant à l’État. On pourrait faire quelque chose avec ce qui existe déjà.
Qu’est-ce qui freine le développement ?
L’un des dangers, c’est une certaine bureaucratisation, que Chávez ne cesse de dénoncer. Il est très difficile de venir à bout de tout cela. On essaie d’y parvenir en donnant plus de pouvoir à la base, aux gens de la campagne directement concernés ; les communautés paysannes doivent prendre elles-mêmes les choses en mains au niveau communal. La constitution a donc prévu la mise en place de « consejos comunales », les conseils communaux. Les projets ne sont pas parachutés. Les gens concernés ont la possibilité de mettre sur pied leurs propres projets, mais dans un processus ouvert, où tous discutent. Ces projets, qui pour l’instant concernent surtout les infrastructures, doivent bien sûr être productifs, et il y en a encore très peu qui pourraient être soumis à l’approbation du gouvernement et obtenir le feu vert. J’ai appris que 80% des projets présentés jusqu’ici ont été acceptés. L’accord et l’argent qui va avec sont alors envoyés aux communautés. Cet argent est administré par un conseil interne restreint, composé d’élus issus de leurs propres rangs, et non par un individu. Cela permet un contrôle social de l’utilisation des fonds.
Auparavant seul le maire décidait de l’utilisation des fonds, avec pour conséquence un problème permanent dans la production. Les maires élus sont toujours là, mais ils sont maintenant soumis à ce contrôle social. Ce contrôle passe par les « consejos comunales », et de ce fait la participation de la base revêt une grande importance. Il devrait permettre à long terme un recul de la corruption institutionnalisée et peut-être par ricochet mettre un terme à l’opposition interne de certains bureaucrates, et en conséquence casser un peu les circuits fermés bureaucratiques, car nous avons affaire à de petites unités, mais en très grand nombre.
Il y a plusieurs conseils communaux par municipalité, par « municipio ». Ce peuvent être de petites associations de voisinage, de quartier etc. C’est donc très décentralisé. Cette décentralisation vise à instaurer un contrôle social et à maîtriser un peu la corruption et la bureaucratie, et parallèlement à associer aux processus de délibération et de décision toutes les personnes concernées. Car les faire participer signifie les prendre au sérieux. Auparavant ils recevaient uniquement des ordres, sans pouvoir se faire entendre, et maintenant ils le peuvent, et naturellement cela renforce la confiance en soi de ces personnes. J’en ai personnellement fait l’expérience sur le terrain, et je le sais aussi par des personnes de confiance ; elles disent que cela commence à s’implanter dans les campagnes. J’ai vu quelque chose de facile à voir : la « télévision communale » est désormais monnaie courante, et on y retransmet souvent, le soir, ces séances et assemblées communales. On essaie ainsi de promouvoir une grande transparence.
On peut établir certains parallèles avec l’autonomie communale en Suisse.
Oui, et si quelqu’un doit s’y intéresser, c’est bien nous, qui connaissons le principe et savons comment cela doit fonctionner - et à l’inverse, cela éveille l’intérêt pour notre petit pays. On a là, bien sûr, des embryons de démocratie directe, participative, qui vont encore plus loin sur le papier avec la possibilité de révoquer des élus par voie référendaire etc. La participation de la base est très importante et offre, je crois, une chance de casser ou de freiner un peu la corruption généralisée. Déjà les gens en place ne sont plus de fait des petits souverains ou seigneurs locaux. Tout cela est en route.
Mais il n’y a pas que les campagnes ; ces possibilités existent en ville, et même davantage encore. À ce jour, des maires qui y étaient opposés commencent à trouver que ce n’est pas si mal. La démocratie participative est une bonne chose, on y gagne à tout coup une solide base électorale. C’est en et pour soi une forme de démocratie dans laquelle -à assez long terme- tout le monde est gagnant. Cela pourrait, tant qu’il y aura de l’argent, contribuer à plus long terme à une grande stabilité, parce que le tout dispose plus au moins d’un ancrage dans la base, tous étant impliqués ici ou là par leur participation directe, ou du moins pouvant l’être s’ils le désirent. Chávez et d’autres mettent aussi l’accent sur l’importance de cette « corresponsabilidad », cette coresponsabilité prévue par la Constitution, qui entraîne non seulement des droits, mais aussi des devoirs. La responsabilité de l’édification de la nouvelle société nous incombera à tous, elle sera partagée par tous. Et son but reste tout simplement la justice sociale. Il ne doit plus y avoir d’exclus. Personne ne parle d’un nivellement égalitariste, mais d’une certaine justice sociale. Les mesures en cours d’application, en particulier avec ces « consejos comunales » commencent à s’établir.
Qu’a signifié cette évolution pour le pays ?
L’essentiel du processus de stabilisation. Nous n’en sommes qu’au tout début. C’est une phase radicalement nouvelle, nous l’avons mentionné. 500 ans d’autoritarisme. Et maintenant nous assistons à un changement de paradigme, à une mutation civilisationnelle - cela ne peut pas se faire du jour au lendemain. Mais les gens sont plus intelligents qu’on ne le croit, il ne faut pas les sous-estimer. Car ils voient bien que maintenant leur dignité est vraiment respectée, que leur être est respecté, qu’ils sont au sein de l’État des sujets, non plus des objets. Cela modifie naturellement l’attitude intellectuelle ; ils sont désormais des êtres conscients, ils sont conscients de leur être, ils ne végètent plus dans une semi-conscience. Il y a là, déjà, une énorme mutation, qui à plus long terme contribuera à la cohésion sociale et donc à une certaine stabilisation.
Dans cette première phase, dont ce projet fait partie, il y a peut-être encore deux points importants pour la poursuite de cette stabilisation. Le premier est que l’actuel Président peut vouloir briguer un nouveau mandat. S’il souhaite un succès au référendum, c’est surtout parce que l’actuelle Constitution n’autorise que deux mandats pour le même Président. C’est ce que je ne cesse de souligner. Mais cette fois il s’agit de Chávez. Et il est clair qu’il a la majorité du pays derrière lui, que cette majorité souhaite qu’il reste, parce qu’il est un garant de la poursuite de cette première phase, encore en cours. En Amérique latine, nous apprenons beaucoup relativement à cette mutation, on a encore bien peu d’expérience en matière de coresponsabilité et de décentralisation de la responsabilité. Avant certains commandaient, et les autres obéissaient. Et maintenant Chávez est un garant du changement, c’est lui qui l’impulse.
Dans de nombreux États de l’UE, il n’est pas rare de voir des gens rester très longtemps au pouvoir. Personne n’a encore parlé de dictature.
Oui, il faut le faire remarquer. Dans 17 ou 18 des 27 États de l’Union une réélection éventuelle ne pose aucun problème à personne. Éventuelle, pas sûre - mais Chávez non plus n’est pas sûr de sa réélection, personne ne l’est jamais. Même si c’est en principe possible, rien n’est garanti. Nous savons maintenant que le système électoral est démocratique, c’est attesté non seulement en interne, mais en externe, par la mission européenne. L’une des raisons de sa possible réélection est que, dans toute la mesure du possible, il continuera dans cette voie ; il en est sûrement le garant aux yeux de la majorité. Il est très ancré dans cette culture politique, c’est un véritable leader, un leader naturel, ce qui en Europe ne nous plaît pas. Mais nous devrions essayer de porter là-dessus un regard latino-américain. Un regard dénué d’ethnocentrisme européen. Là-bas ils se trouvent dans une toute autre configuration historique, ils n’ont pas eu de révolution bourgeoise. Ils tentent un saut ou ont sauté directement de la société féodale à l’ère moderne. Cela signifie nécessairement qu’on va « brûler les étapes » (en français dans le texte, NdT). Ce qui n’est jamais simple. Et en pareil cas ces donneurs d’impulsions - je veux dire, les leaders qui impulsent un changement- jouent un rôle majeur, et aux yeux des intéressés, des populations concernées, ils représentent en quelque sorte une garantie.
Quel était le second point dont vous parliez ?
La question du pétrole, bien sûr. Je dois dire que le gouvernement vénézuélien a jusqu’ici géré son budget prudemment, « en bon père de famille ». Le budget de l’État se basait sur un pétrole à 35 dollars le baril, c’est dire que les recettes ont beaucoup augmenté ces derniers temps. Le fonds social a pu être abondé ainsi que les réserves de devises de la Banque centrale etc. Il y a un an le prix a été modifié. Il est resté assez longtemps nettement au-dessus de 35 - j’entends par là 60, pas 100 dollars le baril - puis il est redescendu à 40. Il y a deux ou trois semaines, j’étais là-bas avec le Ministre du Plan, que je connais très bien et je lui ai posé la question. Il m’a dit : « Nous avons beaucoup diversifié, avec beaucoup de prudence, et nous avons déjà décidé pour l’an prochain d’adapter le budget, donc de le réduire un peu. Nous abaisserons aussi un peu le prix de référence. C’est à dire que nous devrons procéder à quelques coupes, mais nous ne projetons pas de renoncer à aucun des programmes mis en place, ils seront poursuivis, mais avec un peu moins d’énergie. Un peu plus lentement ».
Ils adapteront leur budget avec le souci de gérer leurs fonds, dans toute la mesure du possible, « en bons pères de famille » et avec une grande rigueur. Le Venezuela est très bien conseillé dans ce domaine, il existe un conseil économique au Ministère des finances et ce sont des gens très compétents, qui soutiennent la révolution bolivarienne et bons connaisseurs en ces matières. Ils ont commencé il y a deux ou trois ans à retirer leurs investissements des USA, pour se libérer du dollar, et les ont déplacés, essentiellement vers l’Europe. On voudrait continuer dans cette voie, bien sûr en escomptant que les cours pétroliers ne s’effondrent pas complètement. Et les contributions au fonds social seront augmentées en fonction de l’évolution de ces cours. Dans la mesure du possible le Venezuela essaie d’utiliser les fonds de manière ciblée et de les gérer à peu près « en bon père de famille ». C’est l’idée générale : les recettes pétrolières, le budget et bien sûr si possible une réélection. Se redonner une chance d’être élu n’est pas une garantie. Il n’y a pas non plus d’article de la Constitution précisant que « Monsieur Chávez doit être élu à vie. » Je vois poindre ici un changement fondamental en Amérique latine, une révolution pacifique, ancrée dans la légalité. Il ne s’agit pas de dictature, il y a des élections libres, ce qui a un coût, car les adversaires peuvent toujours y prendre part, s’ils ne décident pas comme en 2006 le boycott, qui a conduit à l’élection d’un Parlement composé à 100% de membres progouvernementaux. Et pour deux ans encore. C’est seulement alors qu’il y aura de nouvelles élections, auxquelles ils pourront se présenter. Cette circonstance ainsi que les dernières élections locales ont notablement consolidé le pouvoir de Chávez. L’ère des affrontements violents semble révolue. On est face à un processus démocratique, et il sera plus difficile de lui mettre des bâtons dans les roues.
S’y ajoute la stature de Chávez à l’échelon continental. Les nouvelles directions nationales résultent en partie de l’action de Chávez au Venezuela. L’exemple vénézuélien a montré aux défavorisés des autres États d’Amérique latine qu’être livré aux forces jusqu’ici dominantes, à l’intérieur comme à l’extérieur, n’était pas un destin, mais qu’on pouvait effectivement leur résister. On peut par exemple voter à gauche, et ceci a fortement influé sur ce qui ce passe là-bas, y compris sur le choix d’une politique plus solidaire. Il existe diverses organisations, comme l’Unasur (Unión de Naciones Suramericanas) et quelques autres, qui ont déjà agi dans le cas de la Bolivie. La fondation de l’Unasur date de mai 2008 et la première réunion d’urgence s’est tenue dès le mois d’août suivant ; tous les États - même la Colombie ! - ont refusé de soutenir les sécessionnistes boliviens. Les Américains ne peuvent plus y mettre leur nez. Quelque chose est en marche sur le continent, on se sent plus forts, plus solidaires, et cela a été initié par le Venezuela. De là tout le processus bolivarien a des effets par-delà les frontières.
Nous vous remercions vivement pour cette interview.