Ce texte repose sur une trouvaille brillante, c’est-à-dire la conceptualisation de l’idée que l’Ukraine est un modèle grandeur nature de l’effondrement, du collapsus qui est le thème de la discipline développée par Orlov de la collapsologie : « …un laboratoire in vivo et en temps réel du processus de l’effondrement ». D’une certaine façon, on pourrait exposer l’hypothèse que le destin de l’Ukraine est sans doute un des modèles de ce qui nous attend...
D’autres pays se sont effondrés – on les appelle des failed States – mais aucun ne l’a fait, ou plutôt n’est en train de le faire, de lui-même, sans intervention brutale décisive de l’extérieur ; et certains d’eux sont éventuellement capables de se relever lorsqu’une cause extérieure majeure sera annihilée. Ce n’est pas le cas de l’Ukraine. Littéralement, l’Ukraine se déstructure et se dissout d’elle-même, parce qu’elle dispose de tous les « ingrédients collapsologiques » que produit le Système dans le développement de son équation surpuissance-autodestruction.
Il n’y a pas eu d’attaques extérieures très violentes et destructrices, comme en Irak ou en Libye par exemple, ni de multitudes de conflits internes très violents alimentés par de nombreux acteurs extérieurs, comme en Syrie, ni de guerre civile de forte intensité, ni d’invasion, ni de campagne d’annihilation, ni d’installation importante de contingents étrangers armés importants, ni de groupes transnationaux de désordre ou de terreur actifs, etc. Il y aurait pu y avoir l’un ou l’autre de ces éléments, et il y a eu comme on dit des « départs de feu » dans ce sens, mais rien de décisif et l’Ukraine a été laissée à elle-même. D’où cet aspect de « laboratoire », sans aucun doute.
Le sort actuel de l’Ukraine a été préparé et développé par une intervention déstabilisatrice initiale de l’Union européenne (novembre 2013), un coup d’État complètement manipulé par les USA (février 2014), un conflit interne (depuis avril 2014) qui aurait pu devenir une sorte de « guerre d’Espagne » postmoderne mais qui s’est transmuté en une sorte de sécession stagnante, une sécession rapide et décisive (mars 2014) qui a provoqué une rupture sans riposte (la Crimée), une agitation de groupes extrémistes armés (extrême droite néo-nazie) quasi-permanente mais qui ne s’est jamais transmutée en une action de désordre organisé significative. Il y a eu des interventions diverses des acteurs extérieurs principaux (UE, USA, Russie), mais toutes assez dissimulées, par des moyens indirects, aucune ne prenant l’aspect d’une intervention puissante, visible, ni décisive en aucune façon.
Tout cela fait qu’on peut juger que le pays a vraiment été laissé à lui-même avec les habituels contacts extérieurs de confrontation dont aucun n’est décisif, et qu’il est lui-même le principal responsable de son évolution, certainement depuis le début de 2015 et les accords divers et bancals dits « de Minsk ». Ainsi l’Ukraine s’effondre-t-elle toute seule, on dirait presque « comme une grande », en un sens « protégée » par sa position de tampon entre deux groupes hostiles d’une trop grande puissance pour risquer un affrontement direct sur son territoire. La description qu’en fait Orlov peut alors être considérée, en plus d’« …un laboratoire in vivo et en temps réel du processus de l’effondrement », comme une sorte de « répétition générale » du processus d’effondrement auquel mènent notre Système et la contre-civilisation qu’il a développée.
Comme on peut le lire, Orlov y distingue les cinq formes de collapsologie qu’il a lui-même déterminées dans sa théorie, – effondrements culturel, social, politique, commercial et financier. Le modèle est remarquablement bien structuré et cohérent, mais je pense qu’il faudrait le compléter par un autre domaine qui s’est largement manifesté en Ukraine et qui a largement contribué à l’évolution remarquable du« laboratoire ». J’y ajouterais en effet l’« effondrement psychologique » qui touche aussi bien les cadres-collapsologiques ukrainiens que les observateurs-collapsologues du bloc-BAO, que la perception collective finalement du pays et dans le pays. Il s’agit, du point de vue des effets de cette collapsologie spécifique, de l’effondrement de la perception de la réalité, de l’effondrement de toute intelligence critique, de l’effondrement de tout usage du libre-arbitre dans le chef de ces deux groupes collapsologiques.
Bien évidemment, la psychologie est présente dans les diverses formes d’effondrement identifiées par Orlov, simplement parce qu’elle est présente partout, dans toute activité humaine. Mais je crois qu’il faut lui donner une dimension singulière et spécifique, qui transcende les diverses autres formes d’effondrement.
Il s’agit d’une sorte de « bulle » psychologique dans laquelle est enfermée le sujet (ici l’Ukraine), qui a conduit à identifier des traits spécifiques hors du commun, des phénomènes extraordinaires apparus dans toute leur dimension à l’occasion de la crise ukrainienne, principalement le phénomène du « déterminisme-narrativiste » dont je fais grand usage et dont on fait grand usage sur ce site. Je crois fermement, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, que c’est avec la crise ukrainienne qu’est apparu ce phénomène psychologique de négationnisme total de la réalité, et que, par conséquent, dans tous les cas selon ma perception, s’est complété le modèle achevé du processus d’effondrement, le phénomène collapsologique tel que le décrit Orlov.
(Bien entendu, ces phénomènes spécifiques à l’effondrement psychologique, dont le déterminisme-narrativiste est le principal, ne sont pas restés confinés à l’Ukraine. Au contraire, ils ont essaimés et se sont généralisés partout très rapidement au sein du bloc-BAO qui représente la principale opérationnalisation du Système, et ils sont présents partout désormais comme l’élément principal du processus d’effondrement, – quasiment en attente des autres facteurs pour accomplir l’effondrement général).
Je veux dire par là, enfin, qu’il faut une perversion fondamentale de la psychologie pour permettre à l’effondrement d’évoluer, on dirait « en toute tranquillité » et sans qu’aucune mesure de freinage, de ralentissement, de blocage encore moins, ne soit prise. J’insiste sur le caractère spécifiquement psychologique en précisant qu’il touche aussi bien les cadres et dirigeants ukrainiens que les cadres et les bureaucraties qui accompagnent le processus ukrainien, principalement en Union européenne.
Ainsi, il existe une atmosphère qu’on pourrait presque qualifier de terreur psychologique dans la bureaucratie des institutions européennes, quant à l’appréciation de la situation ukrainienne. Parfois, un individu, – un ambassadeur, un conseiller en mission, etc., – ne parvient plus à se contenir et rédige un rapport rendant compte de cette dérive collapsologique en Ukraine ; en général, il n’est pas contredit, encore moins réprimandé, et même on s’exclame devant les vérités-de-situation qu’il met en lumière ; puis, le processus de collapsologie psychologique se remet en marche, on s’empresse d’oublier le texte impie et pourtant indiscutable, comme on fiche les cendres de cigarette sous le tapis.
Autrement dit, cette conception que je défends ici, qui complète le schéma à mon sens indiscutable d’Orlov, lui est néanmoins complètement nécessaire. Ce collapsus de la psychologie, c’est un peu, si l’on veut, la liquidation totale des défenses immunitaires de l’esprit, du caractère, de la perception et de toutes les fonctions intellectuelles de cette sorte, laissant ainsi la raison complètement à découvert et à la merci permanente de la subversion, sinon de l’inversion de tout ce qui forme une réalité, conduisant à une mesure faussaire empêchant d’analyser la situation d’effondrement, ses causes et son processus, et donc de tenter de prendre des mesures en conséquence.
Bien entendu, il reste à savoir la cause originelle de ce processus d’effondrement, de collapsologie psychologique, qui n’est en aucune façon selon ma conviction une pathologie innocente et tout au contraire une orientation opérationnelle maléfique. On comprend bien que le système de la communication en est la cause véhiculaire, qui fait que par sa diffusion très pressante et très rapide ce processus est d’une puissance extraordinaire dans son expression et dans son efficacité… Mais la cause première ? Nous sommes à nouveau dans ces grands mystères dont je ne cesse de répéter qu’ils dépassent évidemment les capacités d’une raison qui est elle-même, dans la situation présente, complètement réduite aux lambeaux de sa subversion d’elle-même.