« Overdose d’autoritarisme », « adoption hâtive de lois », « politique absurde »… Penseurs telle Barbara Stiegler, associatifs, défenseurs des libertés, syndicats, politiques s’inquiètent des mesures liberticides de l’exécutif. Car avec le pass sanitaire, un cran de plus a été atteint dans le contrôle des corps et des esprits.
Dans quelle société avons-nous basculé ? Il est difficile aujourd’hui de mesurer toute l’ampleur des conséquences du discours d’Emmanuel Macron, lundi 12 juillet 2021. Mais, face à la quatrième vague de Covid-19, le gouvernement semble déjà avoir choisi sa voie avec le triptyque menace, chantage et répression.
Le projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire a été adopté à l’Assemblée nationale vendredi 23 juillet au petit matin, à 117 voix pour, 86 contre, après une nuit de discussions houleuses. Il prolonge l’état d’urgence de trois mois supplémentaires, jusqu’au 31 décembre 2021 ; étend l’obligation de présenter un pass sanitaire à l’entrée de très nombreux lieux et événements — restaurants et lieux de loisirs, transports publics de longue durée et même hôpitaux — et pour de très nombreux professionnels, assortie de sanctions pouvant aller jusqu’au licenciement pour ces derniers ; oblige tous les professionnels des secteurs médicaux et du soin à se faire vacciner, sous peine de licenciement ; et force à un isolement strict de 10 jours les personnes testées positives au Covid-19, sous peine d’amende voire d’emprisonnement en cas de récidive (lire notre appui « Que dit le texte de loi »).
Depuis qu’Emmanuel Macron a annoncé ces mesures, lundi 12 juillet, un mouvement populaire a émergé (qu’il est caricatural de réduire aux indignes références à la Shoah). Des institutions et des associations sonnent l’alerte. À l’Assemblée nationale, des élus de gauche expriment leur inquiétude. De nombreux intellectuels s’interrogent aussi sur cette évolution liberticide depuis l’apparition du virus. Nous avons plongé dans un régime politique inédit, disent-ils. La philosophe Barbara Stiegler l’a baptisé « la Pandémie ». Celle-ci n’est pas tant la propagation d’un nouveau virus qu’un mode de gouvernement : « Un continent aux contours flous et évolutifs qui risque de durer des années et pourquoi pas des siècles et des siècles », écrit-elle dans un tract publié aux éditions Gallimard. Notre société est en train de muter et les dernières annonces du président de la République marqueraient, selon le site Lundi matin, « le parachèvement historique de la société du contrôle, du monde cybernétique et de la smart-city ».
« Les non-vaccinés, je ferais tout pour en faire des parias de la société »
Au cours des manifestations, certains opposants peu inspirés ont ajouté une moustache au portrait du président de la République. Ils auraient dû plutôt le coiffer d’un brushing. Car s’il devait y avoir une comparaison historique pour qualifier la politique d’Emmanuel Macron, ce ne serait pas celle de Hitler, mais plutôt de Margaret Thatcher, avec son pouvoir néolibéral et sa main de fer. Depuis un an et demi, nous avançons à marche forcée. Sans débat ni consultation véritable. Quarante ans après la formule célèbre de la Première ministre libérale de la Grande-Bretagne, le chef de l’État clame à nouveau qu’« il n’y a pas d’alternative ». Le gouvernement réduit la lutte contre le variant delta à un choix binaire : « C’est soit la vaccination générale, soit le tsunami viral », répète ainsi son porte-parole, Gabriel Attal, dans les colonnes du Parisien. L’exécutif impose la vaccination sans l’assumer et fracture le pays entre « la France laborieuse et volontariste qui veut mettre le virus derrière elle et travailler » et « la France capricieuse et défaitiste », selon les mots du porte-parole. Comme si la société n’existait pas, simplement des individus soumis à des choix plus ou moins justes, plus ou moins rationnels.
Et pendant ce temps-là, la surenchère gagne le pays. Sur RMC, Christophe Castaner, chef de file des députés de La République en marche (LREM), joue les conspirationnistes. Il dit voir chez les opposants à la politique sanitaire « une influence de la Russie ». Dans une envolée typiquement orwellienne, le délégué général de LREM, Stanislas Guérini, affirme sur LCI que « le pass sanitaire est un outil de liberté ». Pour justifier le non-remboursement du dépistage du virus à l’automne, le Premier ministre qualifie les tests PCR de « récréatifs ».
Les éditorialistes montent aussi au créneau : les non-vaccinés seraient des « dangers publics ». « Je ferai tout pour en faire des parias de la société, a déclaré à une heure de grande écoute le chroniqueur libéral Emmanuel Lechypre. Moi, je les attends, on vous vaccinera de force. Moi, je vous ferai emmener par deux policiers au centre de vaccination. Il faut aller les chercher avec les dents et les menottes ! » La presse étrangère ne s’y trompe pas : Emmanuel Macron, accompagné par des médias dominants, lance « la traque » aux vaccino-réticents. « Il leur déclare la guerre. »
« On empêche la pensée »
Pour la philosophe Barbara Stiegler, jointe par Reporterre, cette hystérisation du débat public crée un état de sidération qui « empêche la pensée ».
« On construit une scène sur laquelle s’affrontent les vaccinés et les anti-vaccins, et toute position critique vous enferme dans une dissidence invivable. » « Au lieu d’aller vers les populations à risque, on utilise la menace et le chantage, déplore Barbara Stiegler. On va les pousser à se marginaliser davantage. On risque de se retrouver avec une France de CSP + survacinnés faisant sans cesse leur rappel, et une autre partie de la France, comme une sorte de “quart monde”, complètement abandonnée. Ça n’a pas de sens, cela risque de nous conduire à une impasse sanitaire. Cette politique est absurde. »
En décembre 2020, Emmanuel Macron excluait fermement la vaccination obligatoire. En avril dernier, il affirmait que « le pass sanitaire ne sera jamais un droit d’accès qui différencie les Français. Il ne saurait être obligatoire pour accéder aux lieux de la vie de tous les jours comme les restaurants, théâtres et cinémas, ou pour aller chez des amis ». Au-delà du fait que ces changements soudains montrent que la parole du président ne vaut pas grand-chose face aux évolutions déroutantes de la pandémie, ces revirements éclairent aussi sur le mode de fabrication de la norme et sur ses dérives.
« La norme n’est plus le résultat d’un processus démocratique »
Pour le professeur de droit public Serge Slama, plusieurs éléments caractérisent aujourd’hui notre « régime d’exception ». D’abord « l’instabilité de la norme » et « l’absence de prévisibilité ». « On ne donne aucune possibilité aux Français de se projeter. L’instrument que l’on rejette un jour devient le lendemain la norme », analyse-t-il pour Reporterre. Dans cette situation de crise, « la norme n’est plus le résultat d’un processus démocratique, constate-t-il. Toutes les décisions sont prises dans l’urgence par le président de la République sur la base de critères que l’on ignore totalement et qui surprend tout le monde, y compris ses propres ministres ».
Emmanuel Macron, « monarque absolu en CDD », selon Libération, n’a-t-il pas lui-même décidé à la dernière minute d’étendre le pass sanitaire aux restaurants ? Auprès d’un journaliste de LCI, quelques heures avant l’allocution présidentielle du lundi 12 juillet, un conseiller de l’Élysée expliquait qu’« inclure les restaurants dans le pass sanitaire n’était pas envisagé mercredi dernier lors du Conseil de défense sanitaire », et que ce n’est pas ressorti des discussions de préparation de celui de ce lundi, qui ont eu lieu vendredi 9 juillet. Il ajoutait qu’en « termes d’organisation ça me paraît très compliqué, mais le président peut nous surprendre ». Ce que le président a fait en incluant les restaurants.
Cette évolution est « inquiétante » et « peu satisfaisante », juge Serge Slama. Il n’est pas le seul à le penser. Dans une tribune publiée dans Le Monde, Raphaël Maurel, le secrétaire général de l’Observatoire de l’éthique publique, observe que « l’adoption hâtive de lois sous la pression de l’urgence sanitaire ou terroriste mine la légitimité de la représentation nationale ». Dans son avis rendu le 19 juillet, le Conseil d’État constatait aussi « qu’eu égard à la date et aux conditions de sa saisine il a disposé de moins d’une semaine pour rendre son avis », situation « d’autant plus regrettable que le projet de loi soulève des questions sensibles et pour certaines inédites », écrit-il.
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