L’histoire du pure player Rue89 est emblématique de l’histoire de l’indépendance des médias sur l’Internet. Il y a 10 ans ou presque, le 7 mai 2007, soit le lendemain de la victoire de Nicolas Sarkozy à la présidentielle, et sa grotesque soirée place de la Concorde (l’essentiel se passant au Fouquet’s, avec les sponsors du nouveau président), une bande d’ex-journalistes de Libé monte un journal en ligne.
En l’appelant Rue89, ils montrent leur volonté de faire un média populaire – la rue – et très à gauche – 1789. Un an plus tard, ses fondateurs lèvent un bon million d’euros, car l’info est gratuite et ne rapporte rien. Malgré son penchant antisarkozyste, le site hérite l’année suivante d’une subvention de 250 000 euros. Comme quoi c’était pas bien méchant pour le pouvoir. Le miracle survient 4 ans après la création du titre, avec un rachat par le groupe du Nouvel Obs. 7,5 millions d’euros, qui sonnent comme la fin de l’indépendance. Malheureusement, l’année suivante, soit 2012, celle de la victoire de François Hollande à la présidentielle, donc des valeurs de Rue89, le site fait mécaniquement moins le buzz, et ses stats chutent.
La même chose arrivera au Canard enchaîné, qui encaissera une terrible chute des ventes après la victoire de François Mitterrand à la présidentielle de 1981. Toute la presse de gauche souffrira. C’est le problème de la presse d’opinion par rapport à la presse d’information. Peu à peu, le Nouvel Obs absorbera Rue89, tout en réduisant sa voilure (et la sienne, avec 40 départs programmés sur 180 journalistes). La rédaction passera de 20 journalistes à 10, puis à 4. Vie et mort d’un titre de presse en ligne, mangé par le Grand méchant Capital.
La politique de gauche sociétale n’ayant pas trouvé son public – Rue89 était pourtant dans la ligne dominante LGBT-socialo-sioniste –, on fait de plus en plus appel au sexe, cette béquille éditoriale. En général, le sexe signe la mort clinique d’un titre politique (Le Monde en injecte de plus en plus dans ses pages, comme une drogue). Le 13 décembre 2016, les derniers lecteurs ont droit à l’interview d’une « travailleuse du sexe », le mot poli pour « pute », sur Rue89 Lyon. Morceaux très intellectuels choisis...
Rue89Lyon : Le nom de votre projet Golden Flux m’a évoqué le roman court de Pierre Bourgeade, Venezia, dans lequel une séance de pratique uro bouleverse tout à coup l’équilibre sexuel (relativement précaire) qui existait entre trois personnages. Quel est le principe de votre performance ?
Marianne Chargois : Je suis travailleuse du sexe, j’exerce comme dominatrice, et dans ce cadre je fais beaucoup de pratiques urologiques avec mes clients. La découverte de ces jeux sexuels avec urine s’est révélée pour moi totalement étonnante et réjouissante, avec le constat que mon urine me rapporte de l’argent puisque des personnes me paient pour l’absorber.
Cette transformation du déchet organique en or, je la rapproche des dynamiques queer qui retournent l’insulte en fierté, se ré-approprient des mots qui cherchaient à l’origine à blesser pour en faire des auto-désignations et affirmations de puissance : comme pour le mot « pute » par exemple, dont se servent beaucoup de militantes sexworkeuses pour s’auto-identifier.
Cette performance est une espèce de déambulation réflexive et physique autour d’une même idée : celle d’un alchimisme queer, d’un métabolisme de transformation de l’abjection et puissance.
Vous avez besoin de glace carbonique pour la performance. C’est intriguant.
Cette réflexion que je mène autour de ce que nous inventons depuis la relégation, sur nos capacités à remâcher le sale, l’infériorisant, pour re-créer du beau, de l’empowerment, je la mène également physiquement sur le plateau avec certains mélanges et manipulations.
L’esthétique renvoie aux imageries de sorcières avec leurs chaudrons magiques, et l’invocation de cet imaginaire est totalement délibérée, puisque comme le développe la chercheuse féministe Silvia Federici dans son brillant ouvrage « Caliban et la sorcière », l’invention de cette figure et surtout les massacres des femmes accusées de sorcellerie jusqu’au 17ème siècle étaient des processus d’asservissement des femmes dans le passage historique du féodalisme au capitalisme.
Loin d’être ces personnages ridicules qui peuplent à présent les contes d’enfant, l’appellation « sorcière » était accolée à toute femme indépendante, détenant des savoirs, et transgressant par là-même les normes sociales en vigueur.
Bref, l’articulation entre le propos et l’image est assez précise dans la performance Golden Flux.
Pour les curieux, les amateurs de l’étrange ou de la transgression super créative, la suite de l’article figure sur rue89lyon.fr.
Cette évolution n’a rien de malheureux, ni d’hasardeux : le choix d’une ligne éditoriale sociétale mène immanquablement à la mort du politique, qui fait l’ossature des organes d’information qui se respectent. C’est-à-dire ? Le socialisme dilué à l’eau de rose n’a pas d’avenir, et ses déboires actuels annoncent la fin d’une comédie et d’une imposture, qui aura pourtant tenu trois décennies. Il n’y a de vraie gauche que communiste, dont le parti a théoriquement disparu en France, et de vraie droite que nationaliste. Entre les deux, des compositions aux lignes fluctuantes basées sur des arrangements et des concessions, mais qui, en cas de crise profonde, retournent vers leurs parents respectifs. La social-démocratie (qui marche bien quand tout va bien), prise entre ces deux feux, a du mal à convaincre car elle est assimilée à la dégradation des valeurs. Ce qu’elle prône, d’ailleurs. L’interview de Rue89 en est le formidable exemple.
La question qui se pose est celle de l’affrontement – ce que le Système recherche – ou de l’union entre la gauche du travail (l’esprit du communisme) et la droite des valeurs (l’esprit du nationalisme).
Il y a trois ans, le 5 décembre 2013, Rue89 analysait le public d’Égalité & Réconciliation. Un article à peu près honnête, sans les insultes et contre-vérités habituelles (même si on évoque « les pires déclarations d’Alain Soral », sans en citer une seule), basé sur un panel de... quatre « habitués » du site, mais qui laissait les (116 000) lecteurs penser ce qu’ils voulaient, ce qui est rare, sur un média dit de gauche. À l’époque, pas si lointaine, Rue89 rappelait que le site E&R faisait la moitié du trafic de Rue89.
Sorti de la confidentialité, le site de l’association Égalité et Réconciliation aurait aujourd’hui [en 2013] une audience quasi équivalente à celle du pure player Atlantico, soit celle de Rue89 divisée par deux
Le 16 décembre 2016, E&R se situe à la 259e place du classement Alexa, tandis qu’Atlantico, en difficultés financières – le site ne trouve pas de racheteur – a glissé à la 617e. Quant à Rue89, il ne figure plus dans le classement, car il a été ravalé au rang d’« onglet » par L’Obs.