Laurent Alexandre, en avance d’un point de vue scientifique sur la majorité de ses semblables, semble parfois politiquement dépassé (sa critique du populisme est assez incongrue) par les possibilités de l’IA, l’intelligence artificielle, qui fait délirer – dans le bon sens du terme – un nombre grandissant de chercheurs et d’intellectuels.
Les capacités technologiques se révèlent jour après jour sans limites, mais n’oublions pas que nous connaissons encore mal notre propre cerveau, qui est l’outil de connaissance et de vie sociale numéro un.
La grande question devient : notre cerveau se laissera-t-il faire lorsqu’on se proposera de l’augmenter, voire quand on le forcera à s’augmenter ?
Faut-il avoir peur du transhumanisme ? Entre fantasmes et réalité, Laurent Alexandre répond à toutes les questions que nous nous posons sur l’intelligence artificielle. Il dresse le portrait vertigineux et inquiétant du monde à venir, où les technologies transformeront radicalement l’humain. Laurent Alexandre est chirurgien-urologue, cofondateur du site Web Doctissimo. Il s’intéresse de près aux problématiques du transhumanisme.
Figarovox : La puissance des GAFA sur le monde (puissance financière, numérique) entretient fantasmes et inquiétudes. Cette puissance est-elle réelle et en quoi peut-elle dominer les anciennes Etats-Nations ?
Laurent Alexandre : Oui, les GAFA [1] et demain les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) sont les nouveaux maîtres du monde. L’Europe ne sait que geindre. Elle a raté la révolution numérique. Aucun opérateur, qu’il s’agisse des GAFA ou des BATX n’est issu de notre continent. Après un tel échec, une telle absence de vision on pourrait espérer que l’Europe se mette au travail pour rattraper son retard. En fait, les Européens préfèrent geindre et accuser les géants du numérique de tous les maux. Ce réflexe infantile ne mènera nulle part. Il faut certes que les GAFA paient des impôts en Europe mais le principal enjeu est ailleurs : nous devons essayer de créer des plateformes numériques.
Cela sera très difficile car nous avons des régulations inadaptées : nous avons la CNIL, ils ont les GAFA. La CNIL est remarquable mais il y en a 27 en Europe…. ce qui est lourd pour internationaliser. De surcroît, l’essentiel des règles n’émane plus des Parlements mais des plateformes numériques. Par ailleurs, les systèmes d’Intelligence Artificielle (IA) sont très difficiles à auditer : les poids et les comportements des différents neurones virtuels – il y en a souvent près d’un milliard – changent à chaque milliseconde, comme nos neurones biologiques changent de comportement en fonction de l’expérience et de l’environnement.
La puissance publique n’a pas pris la mesure de la révolution en cours : la loi va devoir se réinventer pour encadrer l’IA et donc notre vie. La gouvernance, la régulation et la police des plateformes d’IA vont devenir l’essentiel du travail parlementaire. Contrairement aux algorithmes traditionnels qui comportent peu de branches et sont imprimables, évaluables et auditables, une IA est un système trop complexe pour être analysé par des méthodes traditionnelles. La documentation complète d’un algorithme d’IA de type « deep learning » ferait des milliards de milliards de milliards de pages…. obsolètes quelques instants plus tard.
Le Parlement va devoir se réinventer et un parlementaire qui ne maîtrise pas l’IA – ou qui pense encore que l’IA est un programme informatique banal – va devenir un danger public, une machine à attiser le populisme parce qu’il n’aura aucune prise sur le réel. Le Parlement doit se moderniser pour devenir un rempart contre les pulsions populistes dont nous n’avons vu que les prémisses, jouer le rôle de tampon entre les aspirations populaires et l’impossibilité politique de satisfaire des demandes infinies. Cela suppose que les parlementaires comprennent que la vraie loi est produite par l’IA des géants du numérique, que leur rôle est d’encadrer ces derniers et qu’un bon parlementaire doit avoir une bonne culture technologique.
L’intelligence artificielle est déjà dans nos vies à travers les outils technologiques. Jusqu’où peut s’étendre son influence ?
Partout y compris dans nos cerveaux : Musk a tout compris. Le 28 mars 2017 marque le début de la fusion entre les cerveaux biologiques et l’intelligence artificielle (IA). Elon Musk, l’industriel le plus médiatique au monde, fondateur de PayPal, Tesla, SolarCity, Hyperloop, The Boring Company et SpaceX, a annoncé sur Twitter le lancement de Neuralink, une société destinée à augmenter nos capacités cérébrales grâce à de minuscules composants électroniques entrelacés entre nos 83 milliards de neurones, ce qui nous transformerait en cyborgs. Elon Musk se donne cinq ans pour sortir les premiers prototypes Neuralink. Cette course au neuro-enhancement (l’augmentation cérébrale) est motivée par sa hantise d’un dépassement de l’homme par l’IA, qui nous transformerait en animaux domestiques dans le meilleur des cas. Il pense que l’interdiction de l’IA à l’échelle mondiale est illusoire, même s’il a créé Open AI, une structure destinée à encadrer, surveiller et policer l’IA.
« Nous ferons des machines qui raisonnent, pensent, et font les choses mieux que nous le pouvons », avait déclaré Sergey Brin, le cofondateur de Google, il y a deux ans déjà ; il a confessé cette année à Davos qu’il avait sous-estimé la révolution de l’IA. Musk s’est d’ailleurs fâché avec Larry Page, le président de Google, à qui il reproche de prendre le risque d’être la fabrique d’une IA hostile à tout moment, même sans qu’il s’en rende compte.
Elon Musk est très influencé par Nick Bostrom, le théoricien des IA hostiles, qui défend l’idée qu’il ne peut y avoir qu’une seule espèce intelligente (biologique ou artificielle) dans une région de l’Univers : la version moderne de la sagesse populaire selon laquelle, il ne peut y avoir deux crocodiles dans le même marigot. Ayant comme premier objectif sa survie, toute IA forte se protégera en cachant ses intentions agressives et en attaquant préventivement. L’augmentation de nos capacités intellectuelles semble à Elon Musk la seule solution, avec le développement de colonies sur Mars, pour éviter que l’humanité tout entière soit exterminée d’un coup.
Comment fonctionne l’augmentation cérébrale ?
L’augmentation cérébrale ne peut se faire que de deux façons : par sélection et manipulation génétique des embryons, ou par action électronique sur notre cerveau. Musk se refuse à toucher à l’ADN ; il ne reste donc que les implants intracérébraux. Ce projet suscite de la moquerie de la part de beaucoup de neuroscientifiques, qui le jugent irréaliste mais ils oublient que Musk délivre toujours ce qu’il promet ; la seconde est Musk peut mobiliser des moyens considérables et recruter les meilleurs spécialistes mondiaux payés à prix d’or.
Les projets révolutionnaires d’Elon Musk posent de multiples questions politiques. Serait-il éthique de ne pas augmenter les capacités cognitives des gens peu doués ? Ces implants augmenteront-ils le QI de tout le monde de façon homogène ou les gens les plus intelligents bénéficieront-ils de facto d’un gain plus élevé, ce qui créerait un monde ultra inégalitaire ? Les neurotechnologies vont bouleverser nos institutions : nous sommes à la veille d’une révolution de l’école dont le rôle va devenir la programmation, sous le contrôle de la CNIL, des prothèses cérébrales. Face à ces enjeux, les discours sur l’enseignement sont une succession de poncifs qui semblent bien niais à l’heure des manipulations cérébrales made in Californie.
Quelle est la limite entre l’homme augmenté et la simple réparation médicale ?
Le champ de l’augmentation est large. La vaccination, les lunettes de soleil, la crème solaire ou bien encore la pilule contraceptives sont des augmentations. Nous nous augmentons déjà pour prévenir des maladies ou pour maîtriser notre destin biologique. Mais nous irons bientôt beaucoup plus loin. Demain l’augmentation va prendre plusieurs formes. La sélection embryonnaire sous une forme un peu plus sophistiquée que Bienvenue à Gattaca [NDLR : film de science-fiction décrivant un monde parfait où les individus ont tous un patrimoine génétique impeccable] deviendra la norme. Ce n’est pas mon souhait personnel mais un pronostic.
Et nous accepterons des prothèses neurotechnologiques pour éviter d’être dépassés par l’IA ou par nos voisins qui auraient accepté par exemple les implants que Musk est en train de mettre au point.