L’Histoire est peu soucieuse de rappeler l’âge d’or d’un pays, surtout quand celui-ci fut le fruit de l’intelligence collective.
Aujourd’hui, par exemple, une majorité de chroniqueurs s’acharnent à énumérer les dynasties régnantes de Russie sans même jamais évoquer les traditions démocratiques antérieures pourtant foisonnantes. Forme de révisionnisme oligarchique légitimant encore et toujours les pouvoirs en place. On connaît la manigance, elle est universelle.
Un cas plus déroutant reste celui d’Emmanuel Todd qui, fidèle à sa méthode sociologique et historique, justifie le totalitarisme communisme russe par une longue tradition et culture autoritaire, patrilinéaire, persécutrice de l’individu, et étrangère à toute expérience démocratique jusqu’en…1914 ! Entre propagande et pure invention, il devient difficile, sans travailler sérieusement, de retrouver les vrais chemins menant aux révolutions…
C’est Alexandre Skirda qui, dans son remarquable livre Les anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, présente cette moyenâgeuse coutume foncièrement démocratique au sein des peuples slaves. Il expose sur de nombreuses pages la généalogie de ce pouvoir autonome et égalitaire qui se déclinera avec plus ou moins de succès jusqu’à sa variation ultime lors de la Révolution des soviets en 1917.
Tout a débuté donc fin Xème, début du XIème siècle. A l’époque, on ne dénombrait pas moins de 150 tribus slaves disséminées sur les actuelles terres de Russie, Biélorussie et Ukraine. Un tiers fonctionnaient sur la base politique du vétché.
Une assemblée souveraine
Le vétché – de véchtchats : parler – désignait l’assemblée souveraine des républiques russes du moyen âge qui élisait ou révoquait l’ensemble des responsabilités politiques ou fonctions sociales importantes de la cité. Ainsi l’on instituait ou destituait un prince ou un évêque.
A titre d’exemple, via ce protocole trente monarques se succédèrent au XIIème siècle dans la cité de Novgorod. Quant à la province de Viatka, elle alla même jusqu’à se passer de souverain pendant 278 années…
Tous les hommes libres – et certaines femmes également, en particulier les veuves – pouvaient participer au vétché. Toutes les classes sociales étaient présentes et le droit y était égal pour tous. On le sollicitait communément au moyen d’une cloche. Il n’y avait pas de délégué, pas de président des débats, celui qui le convoquait prenait la parole. L’assemblée se faisait à ciel ouvert, le plus souvent sur la grande place de la ville, parfois sur des bancs, parfois à cheval comme à Kiev, la plus importante cité du vétché qu’il eût existée.
Le vétché était une réunion du peuple pour discuter des affaires politiques. Les décisions se tranchaient à très forte majorité, voire à l’unanimité. De la même manière elles s’abrogeaient. Cette entreprise collective planifiait les questions de guerre et de paix autant que les lois réglementant la ville. Elle influait radicalement sur les actes des notables féodaux. Ainsi, pour ne pas interférer ou influencer la prise de décision, les candidats au titre princier comme tous les hauts responsables issus de l’armée, de l’administration, de la justice, de la fiscalité ou encore du commerce ne pouvaient prendre part aux votes.
Précisons par ailleurs que tous les membres de la cité étaient armés et donc le rapport de force, au-delà de toute servitude volontaire, était, de fait, du coté de la majorité. Les verdicts du vétché ne se prenaient donc jamais à la légère…
Ainsi celui qui avait le plus à craindre demeurait le prince qui, s’il refusait sa destitution, se faisait confisquer ses biens ou pouvait être condamné à mort ! Et pourtant les slaves ne se leurraient pas quant à la nature corruptible de l’homme ivre d’autorité : pour que leur monarque puisse se départir plus facilement du trône, ils le faisaient venir d’une contrée extérieure : tout prince se présentait en tant qu’invité de la ville !
"Le peuple était vraiment souverain ; chaque citoyen avait au même titre voix égale au gouvernement du pays et ni le prince régnant ni aucun autre fonctionnaire public n’avait de contrôle sur l’assemblée populaire."
Faire taire le vétché
Le pouvoir est grisant, et il en faut peu pour qu’on veuille en abuser…
Il eut donc suffit de quelques invasions pour faire progressivement disparaître l’organe démocratique slave. En effet, du XIIIème au XVème siècle, les princes de la Rouss (Ukraine et Russie Centrale actuelles) profitèrent de quelques débordements tartares à l’Est, puis allemands et scandinaves par l’Ouest, pour renouveler leur statut jusqu’alors trop périssable…
C’est ainsi, que sous la férule et la tutelle de ces envahisseurs – cherchant de nobles intermédiaires pour administrer leurs nouveaux empires -, les princes proscrivirent le vétché. Symbole d’une clarté draconienne : dès l’instant où la cloche fut confisquée, la concertation populaire s’éclipsa…
Désormais là où était la force était le pouvoir. Comme l’illustre parfaitement le cas retentissant du prince de Moscou : protégé par les Tartares en échange d’impôts collectés, il devint rapidement si puissant, qu’il put se débarrasser de la tutelle de ses maîtres (peu à l’aise sur ces terres boisées et froides), et exercer un pouvoir absolu et indépendant… S’ensuit une domination sur les autres principautés du territoire avec l’aide de l’Eglise qui voyait alors dans un prince unique l’incarnation idéale de son dessein monothéiste.
De prince à Tsar, le pas fut fait au prix de l’abolition d’une incontestable et authentique aventure démocratique…malheureusement pas assez faste et prestigieuse pour intéresser nos historiens trop aveuglés par les éclats royaux.