Il est temps de revenir sur la crise ukrainienne afin de comprendre les acteurs et les enjeux. Nous verrons qu’une fois de plus, la lutte du bien contre le mal n’a pas grand-chose à y voir.
Les États-Unis
Nous avons souvent évoqué la nécessité revendiquée, pour les géopoliticiens anglo-saxons, de séparer de manière radicale l’Ukraine de la Russie. Le but est de réduire au maximum l’« européannité » de l’empire eurasiatique, dont la proximité géographique en fait un partenaire naturel des deux autres grandes puissances continentales, française et allemande. Les États-Unis souhaitent aujourd’hui maintenir leur domination sur l’Europe à moindre frais, afin de concentrer leurs forces vers l’Asie. La rupture entre l’Ukraine et la Russie écarterait pour un temps l’ascension inévitable de Moscou comme première puissance européenne.
Les États-Unis utilisent donc l’Union européenne, dans le but pour lequel ils l’ont créée : empêcher l’émergence de puissances continentales en Europe, en rejetant la Russie à ses frontières et en diminuant les puissances française et allemande, par le truchement du parlement européen et de la présidence tournante. Cela produit le genre de situations ridicules, où nous voyons des micros États comme la Slovénie, la Croatie ou les pays baltes et plus actuellement, la Lituanie, parler au nom de la France et l’Allemagne.
La Pologne
La Pologne est l’allié continental privilégié des États-Unis, toujours méfiants vis-à-vis de la France et de l’Allemagne. Varsovie s’est tournée dès les années 90 vers les États-Unis, faute de pouvoir s’appuyer sur son allié français traditionnel. Les frontières orientales de la Pologne contemporaine sont loin de celles de son expansion historique maximum. Elle a certes beaucoup gagné en 1945 en se voyant attribuer par Staline, la Silésie et la Prusse orientale. Elle aurait donc beaucoup à perdre en remettant en cause ouvertement ces redécoupages. Faire basculer l’Ukraine dans le camp occidental serait un bon moyen pour elle, de reprendre pied sur les territoires disputés. La Pologne dispose d’un atout non négligeable, qui est celui de sa transition exemplaire et réussie vers l’économie de marché. Malgré cela, la galaxie de mouvements fascistes autour du parti « Svoboda », sur laquelle elle s’appuie, lui est autant hostiles qu’aux Russes. Leur figure historique, Stepan Bandera, avait d’ailleurs commencé sa carrière en assassinant le ministre de l’intérieur polonais en 1934.
L’Allemagne
L’Allemagne, l’autre grand bénéficiaire de l’Union européenne après les États-Unis, souhaite intégrer l’Ukraine dans son nouveau « Zollverein ». L’accord de coopération lui permettrait de le faire pour rien. Les intérêts allemands sur cette question, rejoignent ceux des États-Unis, comme dans les années 90, où l’Allemagne organisa la bascule de la Yougoslavie vers la guerre civile. Pour elle, le contrôle de l’Ukraine achève celui qu’elle souhaite exercer sur la « Mittel-Europa », conformément à ses buts géopolitiques traditionnels.
L’Union européenne
Vouée tôt ou tard à disparaître, comme son prédécesseur soviétique, l’Union européenne, ou plus exactement, les apparatchiks qui en vivent, souhaitent évidemment faire croire que le cadavre bouge encore… Il faut donc nourrir le « Léviathan » au moyen de nouveaux membres. L’accord avec l’Ukraine était le seul réellement significatif, au contraire de ceux signés avec la Géorgie et la Moldavie. Les technocrates de l’Union européenne souhaitent, eux aussi, rejeter hors d’Europe, la Russie, dont le social-conservatisme et le souverainisme affirmés séduisent de plus en plus les populations européennes. C’est le sens du rejet par J.-M. Barroso, de la tenue, pourtant nécessaire, de négociations tripartites. Cela démontre une nouvelle fois, que l’objectif réel de cet accord n’est pas le bien de l’Ukraine, mais sa séparation forcée d’avec la Russie.
La Russie
La Russie a évidemment beaucoup à perdre en cas de signature de cet accord, qui annulerait automatiquement celui qu’elle a déjà signé avec son ancienne capitale. Il faut cependant garder à l’esprit que sur le long terme, la position russe en Ukraine est assez solide. La Crimée et l’Est de l’Ukraine « industrialisé » resteront toujours liés à la Russie, car elle y compte de nombreux binationaux. Dans le cas où l’Ukraine actuelle éclaterait – ce qui est possible si les occidentaux continuent de mobiliser l’Ouest contre l’Est – la Russie récupérera la meilleure part dans sa zone d’influence.
La France
La France a tout à gagner dans ce conflit UE/Russie, si elle arrive à créer une relation bilatérale forte avec l’Ukraine. Elle peut y trouver un moyen de se rapprocher plus étroitement avec la Russie, en soutenant la solution médiane d’accords tripartites. Elle renforcerait ainsi l’axe Paris-Moscou, ce qui freinerait les ambitions impériales allemandes ; l’axe Paris-Berlin-Moscou n’étant qu’une vision romantique sans réalité historique ou politique. On a d’ailleurs apprécié la discrétion des dirigeants français sur les derniers événements.
L’Ukraine
L’Ukraine est l’État qui a le plus à perdre de la signature de cet accord. L’UE n’a pas plus d’argent à distribuer en 2013, que l’URSS n’en avait en 1991… Cet accord priverait Kiev de son principal partenaire économique, sans obtenir rien en retour avant 10 ans. La visibilité économique du gouvernement ukrainien est à 6 mois. Que se passera-t-il si l’Ukraine perd 35 % de son marché à l’export en quelques mois ? Si Yanoukovitch perd les prochaines élections, son successeur sera mis devant le même dilemme : signer l’accord et faire basculer l’économie ukrainienne dans la dépression, où chercher une solution médiane.
Ces manifestations ont, en tout cas, permis de mettre en évidence, l’ineptie des leaders de l’opposition ukrainienne, entre l’insignifiance d’Arseni Iatseniouk et la maladresse de Vitali Klitchko, hésitant l’un et l’autre à basculer dans l’illégalité la plus totale. C’est peut-être finalement la chance de Viktor Yanoukovitch, de ne pas avoir de prétendant sérieux contre lui. Même si l’on peut reprocher à l’actuel Président ukrainien d’avoir maintenu à son profit, le pouvoir oligarchique, il garde à son crédit d’avoir tenté de réconcilier les deux « Ukraines », celles de l’Est et de l’Ouest. Sa politique qui consistait à faire pression sur la Russie et l’UE, pour obtenir le plus possible de l’un et de l’autre fut judicieuse, quoique maladroite dans son exécution. Ajoutons qu’il est l’initiateur de la politique ukrainienne d’indépendance énergétique.
La solution serait pour le gouvernement ukrainien, de tenir le rôle d’une puissance d’équilibre entre les puissances continentales germanique, française et russe. Pour cela, le Président Yanoukovith doit s’efforcer de négocier de manière bilatérale avec les puissances qui comptent, européennes bien sûr mais également extra-européennes (25 % des exportations ukrainiennes se font vers l’Asie et la Turquie est son deuxième partenaire économique derrière la Russie). Avec 45 millions d’habitants et un pays de la taille de la France, le gouvernement ukrainien a mieux à faire que de se faire sermonner par les micro-états qui composent l’UE. En tout état de cause, la négociation tripartite semble aujourd’hui être la solution à développer en priorité, dans la mesure où la France et l’Allemagne pourront réduire les eurocrates au silence.
La raison fondamentale de l’échec de la signature du traité de coopération repose sur le fait que l’Ukraine d’un côté, les États-Unis, l’Allemagne et la Pologne de l’autre, avaient deux objectifs différents. Le but de l’Ukraine était économique et politique : assurer ses exportations vers l’Union européenne pour rééquilibrer sa balance commerciale déficitaire de 10 milliards d’euros et pouvoir parler d’égal à égal avec la Russie, son principal fournisseur d’énergie et son premier partenaire commercial. Le but de la coalition américano-germano-polonaise était uniquement géopolitique : séparer l’Ukraine de la Russie sans rien donner en échange. En signant cet accord, Yanoukovitch aurait rejoint la vaste équipe des « visionnaires » qui ont un jour fait confiance aux États-Unis tel Noriega, Saddam Hussein, Milosevic, Chevardnadze, le Shah d’Iran…
Xavier Moreau