Victor Ostrovsky a grandi en Israël, bien que né au Canada. À 18 ans, il est devenu le plus jeune officier de l’armée israélienne, puis il fut promu au grade de lieutenant en charge des tests d’armes pour la marine. Il a été officier du Mossad de 1984 à 1986. Victor Ostrovsky est l’auteur des ouvrages By Way of Deception [ouvrage traduit et publié en français, mais ce livre est pratiquement introuvable…] et The Other Side of Deception.
Par Victor Ostrovsky (mars 2000)
Occasionnellement paraît un article tellement dérangeant de par sa teneur que l’on aurait aimé crier au monde, en proie à la colère et à la frustration : « Stop ; arrêtez, ça suffit ! ». Le quotidien israélien Ha’aretz a publié un article tel que celui-là, sous la plume d’Aviv Lavi, le 23 décembre 1999.
Généralement, Ha’aretz traduit ses articles (publiés originellement en hébreu, ndt) – ou, tout au moins, des versions quelque peu édulcorées des dits articles – en anglais, après quoi il les met à la disposition du public sur son site ouèbe à l’adresse www.haaretz.co.il/english. Mais certains articles, comme celui dont nous allons traiter ci-après, ne sont pas traduits en anglais, pour des raisons qui vont vite s’avérer évidentes…
C’est l’histoire d’Haim Peretz, un Israélien apparemment ordinaire, grandi dans la petite ville d’Ofakim – qui n’est pas particulièrement le genre d’endroit où grouillent des militants d’extrême-gauche. Néanmoins, en le déclarant bon pour le service militaire, les responsables israéliens avaient négligé chez lui un vice de caractère. Figurez-vous que ce jeune homme quelconque originaire d’une ville on ne peut plus ordinaire avait, à l’insu des autorités, développé une conscience ! Cela ne fut apparemment pas remarqué durant toute la période, de près de trois ans, durant laquelle Haim Peretz travailla sur l’avion F-16 en tant que technicien de l’armée de l’air israélienne. Toutefois, alors qu’il ne lui restait plus que quinze jours à tirer avant la « quille » de son service militaire obligatoire d’une durée de trois ans, le premier sergent à la conscience sans tache fut envoyé pour une corvée de quinze jours dans un centre de rétention au point de passage d’Erez, entre Israël et la bande de Gaza…
Il n’est absolument pas inhabituel que des soldats arrivant à la fin de leur service soient « désignés comme volontaires » par leur unité pour donner un coup de main à certaines unités en sous-effectifs, dans lesquelles personne ne veut être affecté. Peretz n’avait pas la moindre intention de faire des vagues, dans sa nouvelle et ultime affectation : tout ce qu’il voulait, c’était tirer paisiblement ses trois semaines, et retourner dans le civil…
Le centre de rétention en question se trouve du côté israélien du checkpoint d’Erez ; il sert à incarcérer des Palestiniens arrêtés tandis qu’ils tentaient de pénétrer en territoire israélien sans avoir les papiers requis. En majorité, ces prisonniers sont des gens qui ont été arrêtés tandis qu’ils essayaient d’entrer en Israël pour y trouver du travail. Ils sont arrêtés, et amenés dans le centre, où ils attendent de passer en jugement. Leur attente peut aller d’une semaine à trois mois. Généralement, ce centre de détention compte environ soixante pensionnaires, il est géré par une unité régulière de soldats de « Tsahal », renforcée par une aide temporaire envoyée par d’autres unités, comme celle d’Haim Peretz. Il est arrivé dans ce centre en mars 1999. Après la fin de son service et son retour à la vie civile, il est allé au siège du quotidien Ha’aretz afin de raconter son expérience. Voici quelques extraits :
Peretz a passé les deux dernières semaines de son service militaire au centre de rétention d’Erez.
« Dès le premier jour, j’ai compris ce qui se passait, là-bas. Six ou sept prisonniers sont enfermés dans des cellules de trois mètres sur trois. Il n’y a pas de lits. Les prisonniers (des hommes de tous âges, depuis des adolescents jusqu’à des hommes âgés) dorment sur des couvertures étalées à même le sol en béton. »
« La cellule n’a pas d’autre ouverture que deux petits trous de ventilation munis de barreaux. Il n’y a pas de toilettes : les prisonniers peuvent se rendre aux toilettes une fois par jour, au moment où on les emmène à l’extérieur, le matin, pour leur promenade quotidienne. Le reste du temps, ils utilisent un gros seau, placé au centre de la cellule. Au passage, je mentionne que cette pratique les empêche de faire leurs prières (leur religion, l’islam, leur demande de prier cinq fois par jour), parce que ce seau transforme leur cellule en latrines, un environnement dans lequel les musulmans ne peuvent pas prier). »
« Le règlement spécifie que les prisonniers ont droit à une promenade d’une durée d’une heure, quotidiennement. Mais cette « heure » est extrêmement élastique : parfois, le sergent (terme désignant quiconque est responsable des prisonniers, il s’agit généralement d’un caporal, voire même d’un civil) décide que la promenade ne durera qu’une demi-heure, ou même un quart d’heure. Le simple fait de laisser sortir les prisonniers de leur cellule pour la promenade quotidienne est une corvée, pour lui, et, dans la plupart des cas, il ne veut pas se casser la tête.
« C’est à ce moment précis (de la promenade quotidienne) que les prisonniers sont censés aller aux toilettes, utilisant deux WC pour vingt personnes, dès lors que vingt prisonniers sont emmenés à la promenade à la fois. Souvent, il n’y a pas de papier hygiénique. Quand les prisonniers en demandent, parfois on leur dit oui, parfois on leur dit non, souvent on leur dit peut-être. »
« Les samedis (shabbat), il n’y a pas de promenade. Après tout, le sergent doit avoir son repos de shabbat. Aussi les prisonniers sont-ils enfermés durant quarante-huit heures, du vendredi matin au samedi matin. Tout le monde a droit à deux cigarettes par jour, mais les gardiens se servent des cigarettes comme d’une monnaie d’échange, et ils font passer les prisonniers par les sept degrés de l’enfer avant de leur refiler leurs clopes. Parfois, les gardiens ne donnent pas de cigarettes aux prisonniers, pour la simple raison qu’ils n’ont pas envie de leur en donner. »
« Une fois par semaine (le mercredi), on emmène les prisonniers à la douche. C’est un spectacle horrible : les prisonniers, en groupes nombreux, sont poussés dans deux salles de douche, avec un seul pain de savon pour tout le groupe. Pendant ce temps-là, les gardiens surveillent leur chronomètre, et ils gueulent aux prisonniers de se grouiller. »
[...]
« Il y a là des enfants de douze-treize ans. Quand j’étais au centre (au mois de mars), il y avait un gamin qui était arrivé sans chaussures. Il est resté pieds nus. Il allait et venait, dans cet état. D’ailleurs, c’est toujours les pieds nus qu’il a été emmené devant le juge… »
« Les prisonniers n’ont aucun contact avec leur famille. Le jour de leur arrestation, on les autorise à passer un coup de fil, et s’il n’y a personne chez eux, c’est leur problème. Quiconque est mis en examen est autorisé à conférer avec un avocat, mais cela n’arrive pas souvent, car les procès en eux-mêmes semblent une aberration. »
« J’escortais les prisonniers au tribunal, en tant que garde de sécurité. Les jugements se déroulent dans une petite pièce, dans un local adjacent. Il s’agit de procès à la chaîne. Sans aucune valeur. La juge et la procureure ont déjeuné ensemble avant les auditions, et elles sont elles-mêmes lassées par la routine. Elles s’interpellent par leur prénom. Elles produisent des sentences de plusieurs mois de prisons ou d’amende, mais comme les prisonniers n’ont de toutes les manières pas un seul radis en poche pour payer une quelconque amende, ils restent en prison. »
[...]
« Les prisonniers reçoivent trois repas par jour. Le matin, un grand plat est déposé au centre de la cellule, sur lequel les gardiens balancent une miche de pain, un petit bol de fromage blanc et quelques légumes. Le seul petit bol de fromage blanc est supposé suffire à sept adultes. Au déjeuner, il y a du riz et un ou deux hot-dogs par prisonnier. La quantité de nourriture reçue par un prisonnier dépend de la lèche qu’il fait auprès des soldats qui le gardent. »
« En cas de visite annoncée d’Amnesty International au centre, les inspecteurs étaient amenés dans la cellule où les collaborateurs étaient enfermés. Les collabos disaient aux visiteurs que la nourriture était grandiose. Le soir, le prisonnier reçoit la même chose que le matin. La plupart du temps, ils ont faim. Si quelqu’un doit être emmené à l’extérieur, pour son procès, par exemple, durant le déjeuner, ou s’il doit être emmené pour une quelconque raison, on ne lui donnera pas son déjeuner. Quand j’ai demandé qu’il soit pallié à cela, on m’a intimé l’ordre de « la fermer ». Même dans les conditions telles qu’elles sont, l’entretien des prisonniers coûte trop cher au pays, m’a-t-on dit, et « ces sangsues nous bousillent la vie… »