Une des victimes méconnue des rivalités entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar et la Turquie (sans même parler de l’Iran) est le continent africain où ces pays s’affrontent à coup de dollars.
Le 24 octobre 2018, lors du « Davos du désert » que l’affaire Khashoggi avait largement torpillé, le Premier ministre éthiopien a chaleureusement serré la main du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman au moment où de telles marques de sympathie étaient rares. Quinze jours plus tôt, c’était son allié émirati qui inaugurait les travaux de réfection du port de Berbera au Somaliland, pays sans existence légale internationalement reconnue et donc sans siège à l’ONU. Pour se « couvrir » diplomatiquement, Abou Dhabi n’avait envoyé pour l’ouverture du chantier que Sultan Ben Suleiman, PDG de DP World, la compagnie para-étatique de Dubaï, ce qui représentait un investissement, mais pas une forme de reconnaissance. Que conclure de ces deux gestes ? Que les querelles du monde arabe/musulman se répercutent au-delà du monde arabe, dans toute l’Afrique.
La crise qui s’est ouverte le 5 juin 2017 entre l’Arabie saoudite et ses alliés d’une part, le Qatar et ses amis de l’autre a toujours été vue comme une fêlure du monde arabo-musulman. Pour cette puissance énorme mais friable qu’est l’Arabie saoudite, les « printemps arabes » avaient été un avertissement menaçant. Comme en son temps le socialisme nassérien puis la révolution religieuse khomeiniste, l’islam révolutionnaire et la démocratie libérale désormais en compétition dans le monde musulman depuis 2011 constituaient des menaces pour le pouvoir théologique conservateur saoudien sunnite installé sur une assise tribale qui avait claniquement annexé sa propre version de l’intégrisme sunnite salafiste. Pourtant, ni le Qatar ni ses alliés de facto turc et iranien n’avaient la même lecture des événements et leur rivalité avec Riyad, en partie idéologique allait évoluer en une rivalité géopolitique dans laquelle des portions croissantes de l’Afrique allaient se trouver impliquées.
Premiers touchés, les deux Soudan
Khartoum s’était rangé militairement aux côtés des Saoudiens dès le début de l’intervention de Riyad au Yémen en 2015, essentiellement pour des raisons financières. Khartoum avait envoyé comme corps expéditionnaire non pas son armée, mais la milice formée par certaines tribus arabes — surtout des Rizzeyqat des sous-clans Mahariya — sous le nom de Rapid Support Forces (RSF). Les RSF ne dépendent pas du ministère de la Défense, mais du National Intelligence and Security Services (NISS) qui les utilise comme troupes de choc au Darfour ; elles y sont tenues pour responsables de sérieuses exactions contre les populations civiles. Les RSF ont été engagées uniquement sur le front nord où elles n’ont guère eu de succès contre les houthistes et où elles ont subi de lourdes pertes. Khartoum est peu satisfait de son engagement, car Riyad avait promis 5 milliards de dollars (4,43 milliards d’euros) et les sommes versées ont été nettement inférieures.
Pour faire monter les enchères, le président Mohamed Omar El-Béchir a accueilli le chef de l’État turc Recep Tayyip Erdoğan les 24 et 25 décembre 2017. Or, Erdoğan avait volé au secours du Qatar en juin 2017, au moment où après la rupture des relations diplomatiques avec l’émirat, le prince Mohamed Ben Salman songeait sérieusement à renverser Cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani par la force. Erdoğan avait envoyé une petite force expéditionnaire à Doha avec l’ordre de tirer en cas de besoin. L’effet sur Riyad avait été dissuasif. Erdoğan a depuis renforcé son alliance avec Khartoum en obtenant la quasi-rétrocession de la ville portuaire de Souakin, ancienne capitale du Soudan colonial à l’époque de la domination turco-égyptienne. Les deux présidents s’y sont rendus ensemble et Erdoğan a promis à son homologue soudanais de « reconstruire la ville ». Pour faire bonne mesure, il a fait hisser la bannière turque, ce que n’ont apprécié ni les Américains — qui font face à l’armée d’Erdoğan au Kurdistan syrien — ni les Saoudiens.
La fitna [1] s’est même transportée au Sud-Soudan où le général libyen Khalifa Haftar apporte une aide logistique et financière à l’Armée de libération du Soudan/Minni Minnawi (ALS/MM), groupe de guérilla darfourien dirigé par Minni Arko Minnawi qui appelle au renversement du gouvernement de Khartoum par la lutte armée. C’est par l’intermédiaire de ce dernier et de son allié du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) dirigé par Jibril Ibrahim que Khartoum se retrouve profondément impliqué dans une spirale de combats qui s’étend jusqu’aux Grands Lacs. En effet, les deux groupes darfouriens se sont rangés aux côtés du gouvernement de Juba (Mouvement populaire de libération du Soudan SPLM-G) dirigé par le président Salva Kiir Mayardit.
Dans un chassé-croisé diplomatique pour le moins paradoxal, les deux groupes de rebelles darfouriens appuient le SPLM-G allié de Khartoum. Pourquoi ? Parce que tous deux ne survivent que grâce à l’aide du régime ougandais de Yoweri Museveni qui appuie Salva Kiir et orchestre la survie du pouvoir de Juba. C’est pourquoi les récents « accords de paix sur le Sud-Soudan » en septembre 2018 se sont tenus à Khartoum et ont visé un double « découplage » : les Darfouriens se sont retirés du sud et Museveni a accepté d’arrêter son aide aux rebelles anti-Khartoum du Kordofan.
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Un sujet qui illustre les dissensions entre Qatar et Arabie :
La blocus anti-qatari des Saoudiens en 2017 :
Une explication mainstream par le journal La Croix :
Un sujet sur le différend égypto-soudanais propos du Nil :