Depuis le martyre du Colonel Kadhafi en 2011, la Libye, pays autrefois le plus développé et au niveau de vie le plus élevé du continent africain, frise dangereusement l’état de faillite, titre qu’elle dispute à la Somalie et duquel se rapprochent à la vitesse grand V l’Afghanistan et l’Irak, des nations victimes de la « croisade démocratique » menée par les États-Unis, l’Union européenne, Israël, la Turquie et les monarchies pétrolières du Golfe. La résistance décidée du peuple syrien et de son gouvernement ont pu éviter à la Syrie de s’inscrire elle aussi dans cette triste liste.
L’ex-puissance libyenne n’a plus été depuis lors dirigée par un gouvernement autoritaire. En réalité, on ne sait pas bien qui gouverne le pays et il ne fait nul doute que n’importe quel dirigeant de compagnie pétrolière – ceux-ci ont rapidement pris le soin de sceller leurs contrats pour arroser les économies européennes de pétrole libyen – a davantage de pouvoir qu’Ali Zeidan, un avocat qui fait office de Premier ministre. Ce dernier a osé déclarer que celui qui faisait preuve de faiblesse n’était pas lui, sinon l’État libyen lui-même.
Le 11 septembre 2012, jour où un commando rebelle au pouvoir central d’Al-Qaida, les Brigades du prisonnier Omar Abdel Rahmane – cheikh et idéologue salafiste condamné à perpétuité aux États-Unis pour un attentat contre les tours jumelles en 1993 – a attaqué le consulat des États-Unis à Benghazi et tué son ambassadeur Christopher Stevens ainsi que trois autres fonctionnaires américains, Washington n’a demandé aucun compte au gouvernement libyen et personne ne s’est interrogé sur le cas de la Libye. Aux États-Unis, l’incident fut l’objet de discussions en interne et d’accusations croisées de faiblesse, d’erreurs de commandement et de contrôle entre différents services, comme s’il s’était agit d’un crime commis sur la 5e Avenue. On soupçonne toutefois Ahmed Abou Khattala, leader de la milice d’Al-Qaida Ansar al-Charia, qui n’a pourtant pas été dérangé.
En réalité, si la Libye existe aujourd’hui, c’est grâce à son pétrole. Dans le cas contraire, elle serait devenue une région sauvage et abandonnée de l’Occident, comme la Somalie.
Les informations se succèdent, comme dans un cauchemar récurrent : voitures piégées, milices d’Al-Qaida régnant sur plusieurs secteurs de la ville – qui, à l’instar des maras d’Amérique centrale, se disputent les territoires de contrebande et de trafic de drogue, avec les mêmes armes que leur a fourni l’Union européenne pour lutter contre le « Régime » et pour la démocratie -, sanctuaires islamistes, terre promise pour les Frères musulmans, trafics d’armes et de drogue, paralysie de la production de pétrole, sans parler du chômage, de l’inflation et des droits de l’homme.
Sans lois, sans élections à l’horizon, un gouvernement qui, logiquement, s’agrippe de toutes ses forces à la politique de Washington – comment pourrait-il survivre sinon ? -, la Libye navigue dans le néant, balançant entre la fragmentation absolue et la possibilité de devenir un État satellite de l’Occident disposé à se laisser exploiter jusqu’à l’épuisement, pour ne pas tomber aux mains des salafistes, qui attendent leur tour.
De la guerre de libération à la guerre de dissolution
Après la guerre de libération dirigée contre le tyran Kadhafi – qui, en 42 ans, avait élevé le pays à un état de bien-être jamais rêvé par aucun pays de la région – la Libye est confrontée aux guerres de dissolution. Entre juin et juillet de cette année, des dizaines de libyens ont trouvé la mort dans des affrontements entre bandes armées de Benghazi (Cyrénaïque) et de Tripoli (Tripolitaine). Les deux villes entretiennent une rivalité enracinée dans l’Histoire. Vendredi 26 juillet, à Benghazi, Abdel Salam Al-Mismari, un des principaux leaders de la rébellion de 2011, est exécuté à la sortie d’une mosquée. Al-Mismari était alors en conflit avec le parti pour la Justice et la Construction, figure de proue des Frères Musulmans. Toujours à Benghazi, plus de mille prisonniers se sont échappés de prison le 27 juillet. Cette évasion a coïncidé avec d’autres tout aussi massives attribuées à Al-Qaida à Bagdad et aux Talibans au Pakistan.
La Libye est incapable de contrôler ses rues, ses prisons, sans parler de ses frontières, le long desquelles des hordes de contrebandiers vivent leur âge d’or. Pendant ce temps, les brigades d’Al-Qaida se targuent de l’importance de leur arsenal, et il ne fait pas de doute que de nombreux miliciens vaincus en Syrie aient commencé ces jours-ci à regagner leurs rangs, afin de se rétablir et se mettre à disposition du département d’État pour accomplir les missions qu’il leur a réservées.
Revenons à la question de la contrebande : la frontière tunisienne s’est transformée en véritable comptoir de vente où l’on propose tout type de marchandises : pneus, pièces détachées de voitures, tissus, le tout échappant aux impôts, ou tout au plus soumis de temps en temps au versement de pots-de-vin. La survie des populations frontalières ainsi que la paix sociale dépendent de ce commerce illégal. En ce qui concerne le pétrole, la contrebande s’organise à grande échelle ; en Libye, le litre se vend 0,12 $. En Tunisie, c’est huit fois plus. En conséquence, la contrebande est telle que les habitants libyens vivant à la frontière ne trouvent plus d’essence pour leur usage personnel.
Le colonel Kadhafi tenait à lui seul le pouvoir de l’ensemble des tribus qui forment en réalité le véritable squelette de la nation libyenne. Aujourd’hui sans figure représentative, ces tribus s’organisent en mini-États, un scénario sur lequel avait parié Washington dès le début du fameux printemps arabe.
La Cyrénaïque (zone orientale du pays), grande région productrice de pétrole dont Benghazi est la capitale, fait ses premiers pas vers la déclaration d’une certaine indépendance en accusant le gouvernement central de faiblesse. Aujourd’hui c’est au tour de la région de Fezzan, au Sud-Ouest, qui a décidé de se proclamer province fédérale autonome et de nommer président Nouri Mohammed el-Qouizi, pour les mêmes raisons que la Cyrénaïque. Les chefs tribaux de la région ont annoncé qu’ils désigneraient un chef militaire chargé de protéger les frontières et les ressources naturelles de la nouvelle région autonome, qui s’étend sur 551 170 km2 et dont la population est estimée à 443 000 habitants. Il se peut qu’aujourd’hui la Libye échappe au titre d’État en faillite, car elle est beaucoup plus susceptible d’être un État en voie de disparition.