Manuel Valls fait preuve d’habileté tactique en s’attaquant à la quenelle de Dieudonné. Mais il prend le risque d’être débordé par un clivage sensible.
Les propos proférés par Manuel Valls à l’encontre de Dieudonné dans Le Parisien sont d’une remarquable habileté tactique et méritent d’être salués comme tels.
En s’affichant comme le protecteur des journalistes Haziza (de LCP et de Radio J) et Cohen (de France Inter), Manuel Valls ménage les susceptibilités de la profession, ce qui n’est jamais inutile dans la course au pouvoir. S’agissant de Patrick Cohen, très exposé que ce soit à la radio ou à la télévision, la manoeuvre est particulièrement habile. L’intéressé est le chouchou des bobos parisiens, au demeurant bon intervieweur sur l’une des matinales les plus écoutées de France. Il est aussi la cible de Dieudonné pour ses propos de « chien de garde » de la nomenklatura française, qui aime bien que les médias officiels ne sortent pas d’un certain ton, ni d’un certain champ de pensée ou d’expression.
Le moment venu, on imagine que ces deux journalistes n’hésiteront pas à renvoyer l’ascenseur à ce ministre de l’Intérieur qui est le seul, au fond, à mouiller la chemise sur une affaire qui fait grand bruit dans la webosphère. Ceux qui s’informent par Internet savent en effet toute la puissance de Dieudonné et de son écosystème, et toute l’influence qu’ils y exercent sur les esprits. Le phénomène est d’ampleur, et nul doute que Valls l’ambitieux vise juste pour faire plaisir aux médias officiels. On peut d’ailleurs s’étonner de l’étrange passivité du seul détenteur constitutionnel du pouvoir de police : Jean-Marc Ayrault lui-même, sur un sujet de plus en plus sensible.
Tactiquement, le choix de s’attaquer à Dieudonné est lui aussi extrêmement habile.
Naïvement, on aurait pu penser que, dans la liste des tâches prioritaires qui incombent aux pourfendeurs de l’antisémitisme, l’interdiction du site boulevardhitler.com aurait figuré en premier. J’en livre cette simple capture d’écran :

Il suffit d’y jeter un coup d’oeil pour comprendre que Dieudonné fait figure d’enfant de choeur en comparaison des délires que l’on trouve sur Internet. Alors pourquoi s’occuper de lui avant les autres ?
J’ajouterais volontiers que la manoeuvre vallsienne paraît juridiquement bien mal embouchée : il ne faut pas être un grand spécialiste du droit public pour savoir qu’une interdiction générale et absolue est très fragile et facilement contestable devant le juge administratif. Dieudonné n’hésitera à saisir les juges administratifs les uns après les autres pour obtenir l’annulation des arrêtés préfectoraux empêchant son spectacle. Chaque référé sera l’occasion d’une polémique publique, et chaque annulation sera l’occasion de défier l’autorité de l’Etat dans un désordre inquiétant.
Autrement dit, la tactique du ministre n’est pas de régler le problème Dieudonné, mais bien de lui « chercher quenelle », c’est-à-dire de monter le dossier en épingle. Quand Nicolas Sarkozy se livrait à cet exercice, on disait de lui qu’il clivait. En l’espèce, la stratégie de Valls est bien de cliver et d’aller à une polarisation de l’opinion entre gauche et extrême droite. Une stratégie de Valls hésitation, au fond.
Ce jeu est extrêmement dangereux.
On en comprend la logique : à l’approche des élections, qui devraient être une claque pour la gauche gouvernementale, la mise sous tension de l’opinion autour de l’antisémitisme et du racisme sont une bonne façon de regagner quelques points et de marginaliser la droite « institutionnelle » sur un champ où le Front national règne en maître. Là encore, on salue l’habileté tactique, toute mitterrandienne au fond, du ministre.
Le problème, c’est que le débat public tout entier risque d’être débordé par un sujet dont il ne mesure peut-être pas toute la sensibilité. La quenelle est en effet devenue un symbole, là où la LICRA ne voit qu’une allégorie. Pour la LICRA, l’allégorie de la quenelle, c’est le salut hitlérien inversé, donc un geste monolithique à interdire d’urgence. Pour les adeptes de la quenelle, le geste symbolise bien d’autres choses que cela (comme tout symbole, il est polysémique) : la résistance au pouvoir, aux élites dominantes, au « système ».
La réaction d’un Anelka après son but en Angleterre montre bien tous les dangers de l’engrenage que Valls a actionné. Le clivage ne se limitera pas aux élites, il ne se limitera pas non plus à l’espace politique. Il risque d’envahir tout le champ public et de dévoiler brutalement un rapport de force inattendu, favorable aux « quartiers » contre les ghettos urbains où se réfugie l’élite française.
Et là, nous entrons dans ces terres inconnues…