Il y a de cela environ neuf ans, je nourrissais l’idée d’écrire un livre sur les « identités de groupe » afin d’être en mesure de mieux comprendre ces concepts qui causent tant de maux dans nos sociétés. Les deux guerres mondiales ont en effet découlé d’interprétations du nationalisme (le nationalisme étant une forme d’identité collective) et le conflit en Palestine émane pour l’essentiel d’une autre identité groupale, le sionisme.
Les horreurs perpétrées par les Croisés l’ont été par l’identité groupale de la chrétienté. Aujourd’hui, nous connaissons le problème posé par les notions de l’islamisme politique, à la mode Oussama Ben Laden. Je continue aujourd’hui à explorer cette question et à lire à son sujet chez différents auteurs, et cela m’a amené à lire le livre de Gilad Atzmon, qui traite de ce concept tel qu’il se manifeste dans les communautés juives.
De son vécu personnel, Atzmon a conclu qu’il n’aime pas la politique identitaire juive ni aucune autre forme de ce qu’il qualifie d’« identités marginales de groupes ». Il commence par expliquer sa propre éducation en tant qu’Israélien de la troisième génération dont le grand-père était membre de l’organisation terroriste clandestine Irgoun et la façon dont, à travers le jazz (et les questions qu’il se posait), il a décidé « de laisser l’élection derrière lui et de devenir un être humain ordinaire ».
Atzmon est accusé par nombre de détracteurs d’être un « juif haineux de lui-même », voire un « antisémite ». En ce qui concerne la première stigmatisation, il est prêt à l’accepter. En revanche, il rejette catégoriquement la deuxième. Son livre est à bien des égards une mise au point sur les raisons qui font qu’il pense ce qu’il pense aujourd’hui. Il écrit (page 52) qu’il fait un distinguo entre les juifs (le peuple), le judaïsme (la religion) et la judaïté (l’idéologie). Les deux premières catégories ne lui posent aucun problème, mais il remet fortement en cause la troisième.
Il égrène des citations qui montrent que ceux qui adhèrent à cette idéologie mettent la judaïté au-dessus de toute autre considération. Ainsi, il comprend fort bien ce que veut dire Chaim Weizmann lorsque celui-ci affirme qu’« il n’existe pas de juifs anglais, français, allemands ou américains ; il n’existe que des juifs vivant en Angleterre, en France, en Allemagne ou en Amérique », (page 53). Cette troisième catégorie, à laquelle Weizmann appartient, y compris lorsqu’elle empiète sur les deux premières, a tendance, aux yeux d’Atzmon, à marginaliser tout le reste et à définir une politique marginale très puissante.
En se servant de ces définitions, Atzmon entreprend d’expliquer comment et pourquoi cette croyance (en la politique identitaire de la judaïté) a joué un rôle déterminant dans l’erreur fondamentale qu’a constitué la guerre contre l’Irak, dans l’espionnage perpétré par Jonathan Pollard, dans l’idéologie néoconservatrice d’un Paul Wolfowitz et d’un Richard Perle, et même dans les décisions économiques prises par Alan Greenspan. Il explique qu’il ne voit pas en cela un quelconque complot juif, mais simplement des actions autonomes fondées sur un ensemble de discours politico-idéologiques constitutifs de la politique identitaire juive.
Pour moi, les lecteurs ne doivent pas juger de cette question en se fondant sur le ouï-dire, mais bien en faisant par eux-mêmes l’effort de réflexion [qu’a fait Atzmon] en lisant son livre. Quelqu’un convaincu par l’analyse que fait Atzmon pourrait parvenir à l’une des conclusions radicales de celui-ci, à savoir qu’on peut « difficilement endosser une philosophie universelle tout en étant identifié politiquement en tant que juif », (p.80).
Pour Atzmon, les problèmes inhérents à la politique marginale identitaire que sont, par exemple, la judaïté et son alter ego le sionisme, tiennent au fait que celle-ci est définie par opposition, par négation : « Le juif politique est dans tous les cas contre quelque chose, ou séparé de quelque chose d’autre. Voilà qui est très éloigné d’une recette idéale pour une vie pacifique et éthique mue par la réconciliation et l’harmonie. » (p.92).
Mais Atzmon va au-delà, et c’est à cet endroit qu’à mon sens sa thèse lui attire l’ire de certains membres de l’establishment juif et de certaines foules aux nerfs à fleur de peau : le sionisme est un « projet de préservation juif tribal » et, « à l’intérieur de la structure sioniste, les Israéliens colonisent la Palestine ; et la diaspora juive a, elle, pour fonction de mobiliser les lobbies en recrutant un réseau de soutien international.
Les néoconservateurs transforment l’armée américaine en une force israélienne investie d’une mission. Les antisionistes d’origine juive (cette catégorie peut englober des gens haineux d’eux-mêmes et fiers de l’être, comme moi) sont là pour donner une image de pluralisme idéologique et de souci de l’éthique. » (p.118). De plus, avance Atzmon, dans le discours politique juif laïc, il n’est nul besoin de Dieu : l’on enseigne aux juifs politiques à servir le collectif juif et à porter atteinte à tous les autres au nom de ce même collectif.
Beaucoup des arguments avancés par Atzmon tombent sous le sens, même si nous sommes dubitatifs sur certains autres.
Lorsqu’il explique le « syndrome de stress pré-traumatique », il écrit que certains juifs sont formés à anticiper des choses négatives et qu’à ce sujet ceux qui ont réellement vécu ces choses négatives (par exemple les rescapés de l’Holocauste) semblent plus rationnels et bien moins haineux envers les non juifs que les juifs qui n’en ont pas eu une expérience directe. Ces derniers peuvent même inventer des événements afin de justifier leur peur et leur haine éternelles.
J’avais moi-même pensé à cela en réfléchissant à tous ces sionistes qui nous mentaient, nous embobinaient, nous harcelaient, nous cajolaient, nous menaçaient, nous et nos amis et nos employeurs, et en opposant ceux-ci à des frères humains qui se trouvaient être d’origine juive (parmi lesquels nombre de survivants de l’Holocauste), et se tenaient à nos côtés dans notre combat pour les droits humains. Atzmon m’a confié que c’est dans ce domaine que son étude et son expérience personnelle lui ont permis d’aboutir à ses découvertes dérangeantes les plus importantes.
Atzmon explique, d’une manière très convaincante, que « ce n’est pas l’idée qu’ils sont amoraux qui tourmente les Israéliens et leurs partisans, mais bien celle d’être ‘pris sur le fait’ en tant que tels. » (p.134). D’après lui, cette phobie explique les morts et la désolation qu’Israël sème autour de lui dans sa tentative de résoudre, ou à défaut de se distraire de ce conflit intérieur entre le tribal et l’universel. Mais cela ne fait qu’ajouter à la phobie car, pour Atzmon, « plus ils s’acharnent à s’aimer en raison de ce qu’ils pensent être, et plus ils se détestent en raison de ce qu’ils sont devenus. » (p.138). Il explique que cela ne laisse que trois échappatoires : la ségrégation totale, le retour à l’orthodoxie (religieuse) et le combat pour se sortir de la « judaïté » (ce qui est l’option qu’il a retenue).
Dans les écrits d’Atzmon, je vois un certain nombre de “mèmes” qui font leur chemin dans le discours ordinaire. Un “mème”, c’est une idée persuasive qui se répand dans une population à la manière dont un gène dominant se répand au sein d’une population donnée. Certains de ces “mèmes” sont notamment :
le fait désormais bien établi que les juifs ne constituent pas un groupe racial, mais sont adeptes d’une croyance religieuse idéologique qui s’est répandue, il y a bien des siècles de cela, parmi des gens de diverses origines (ce “mème” provient d’études sur les Khazars et d’autres populations par des auteurs tels qu’Arthur Koestler, Kevin Alan Brooks, Shlomo Sand et, désormais, Gilad Atzmon) ; l’idée d’un conflit entre le nationalisme chauvin et l’humanisme universel ; une étrange mixture, dans le discours politique juif, constituée d’héritage/croyance religieux et de notions tribales ; la mobilisation biaisée d’études archéologiques (mais pas seulement) visant à étayer l’idéologie politique au moyen d’un lien allégué entre les juifs contemporains et les Israélites des temps bibliques ; la mobilisation de l’idéologie de la souffrance en tant que croyance quasi religieuse échappant désormais à tout examen historique normal (et même, en réalité, protégé contre un tel examen historique par la force des lois).
Par moments, d’aucuns pourraient arguer du fait qu’Atzmon va trop loin dans ses conclusions ou qu’il ne va pas assez loin, au contraire, dans les nuances de la politique identitaire. Ainsi, par exemple, il affirme que ceux qui s’identifient en tant que politiquement juifs, mais antisionistes, servent le même but que les juifs sionistes en maintenant le débat « au sein de la famille » (p.157).
Dans un autre chapitre (Chapitre 19), Atzmon analyse le Livre d’Esther et la fête juive de Pourim qui y est associée, dans un contexte politique contemporain, arguant que les leçons retirées de l’accent mis aujourd’hui sur le Livre d’Esther (qui ne mentionne jamais Dieu) traduit le besoin qu’ont les juifs de ne compter que sur eux-mêmes et de s’efforcer de conquérir des positions de pouvoir dans les sociétés des goyim (des Gentils) afin d’être en position de décider de leur propre destin.
Si cette interprétation explique l’existence et le rôle des lobbies sionistes dans les pays occidentaux, certaines personnes peu inclines à la mentalité tribale pourraient retirer des leçons d’un autre ordre du Livre d’Esther, ou tout au moins lui accorder une moindre importance, et en accorder par ailleurs davantage à d’autres chapitres de la Torah.
À un autre endroit, Atzmon questionne la sincérité d’un sioniste ayant appartenant au groupe ayant collaboré avec Hitler, et qui a plus tard confié à Lenni Brenner (un historien de la collaboration entre les nazis et les sionistes) que ces gens avaient tort, et qu’il est aujourd’hui un citoyen Américain loyal à l’Amérique. Atzmon pense que cela correspond au vieil adage « être juif chez soi, mais devenir Gentil une fois sorti dans la rue » (ce qui était le « mantra de la Halaska » chez Moses Mendelssohn).
L’on pourrait bien entendu chipoter à propos de certaines de ces notions, de ces liens de cause à effet et de ces conclusions. Les opinions exprimées par Atzmon doivent être respectées, même si certaines d’entre elles sont fondées sur des jugements subjectifs (de sa part) au sujet d’émotions et de motivations individuelles d’autrui.
Pourquoi ? Parce que beaucoup de ses opinions résultent aussi de ses expériences personnelles. D’autres parties du livre sont intimes et personnelles et je ne vois pas trop, au juste, comment les détracteurs d’Atzmon pourraient lui demander des comptes à leur sujet.
Ainsi, je suis entièrement d’accord avec lui lorsqu’il écrit que « la lutte sérieuse contre le racisme passe nécessairement, au préalable, par la lutte contre le raciste qui sommeille en nous. » (p.148). Tous autant que nous sommes, nous devons combattre les démons qui sont en nous avant de nous attaquer à ceux qui sont autour de nous. Je trouve ces sections du livre qui exposent les réflexions personnelles d’Atzmon sur son passé et sur l’évolution de sa pensée particulièrement fascinants et riches d’enseignements.
Quant aux autres thèmes et notions (annexes) présentées dans ce livre fascinant, je pense qu’elles relèvent d’un dialogue qu’il est fondamental de mener, même si certains d’entre nous peuvent ne pas être d’accord avec certaines interprétations de Gilad Atzmon. Cent trente années de colonisation sioniste ont abouti à la dévastation d’une société et d’une culture autochtones, qui a généré 7 millions de réfugiés sur une population totale de 11 millions de Palestiniens (les autres se retrouvant abandonnés dans des « entrepôts humains » ne cessant de rétrécir).
De plus, après plusieurs guerres et d’innombrables vies détruites, il est plus que temps de débattre plus en détail des motifs et de la psychologie inhérents au sionisme. La tentative de censurer et de couper court à ce débat est en train de produire un retour de manivelle. De plus en plus de gens sont en train de diffuser des “mèmes” défiant ce tribalisme fauteur de tensions et de guerres. Les gens ont le choix : ils peuvent soit rejeter ces considérations et éviter le dialogue, soit l’engager. Personnellement, je suis persuadé qu’il est bien plus constructif de s’y engager que de le rejeter d’un revers de la main.