Elles n’ont jamais rien produit, mais sont universellement admirées ; vous n’en voudriez sûrement pas chez vous, mais vous voulez absolument qu’elles fassent la loi chez vos adversaires, et qu’ils les adorent. Vous voulez que je vous fasse un dessin ? Elles ont choisi un nom qu’on ne peut pas répéter en société, nous les appellerons par leurs initiales, les PR, et on ne saurait nier qu’elles aient du talent pour les relations publiques.
Mais de quoi s’agit-il ? Ce n’est pas un groupe de rock ou des punk. Un journaliste anglais s’en étonnait : elles n’ont jamais produit un air, une chanson, un graffitti, rien, nada de nada, nothing at all. Alors comment peut-on les qualifier d’artistes ? Question délicate pour leurs supporteurs, mais ils s’en tirent élégamment : c’est le Département d’État US, réputé pour son amour de l’art, qui a payé pour leur premier et unique single, fabriqué par The Guardian à partir de quelques images et bruitages.
Chris Randolph, sur Counterpunch, a pris leur défense en les comparant à Igor Letov et son orchestre aussi contesté que contestataire des années 1990 Grazhdanskaya Oborona (Défense Civile). Mais la comparaison est bien mal venue. J’avais beaucoup de sympathie pour Letov, qui m’a lui-même dédié l’une de ses chansons, mais ce qu’il écrivait, c’était de la poésie, débordante d’obscénités, mais de la poésie quand même. Nous pouvons digérer obscénités et blasphèmes ; personnellement j’admire sincèrement Notre Dame des Fleurs de Jean Genet, qui les combinait fort bien. Mais les PR n’ont jamais rien écrit, composé ou dessiné quoique ce soit qui tienne la route.
Fans de pub à mort, mais chahutées sur le plan artistique, trois jeunes femmes de Russie avaient décidé... On dirait un conte drolatique. Elles s’en allèrent voler un poulet congelé dans un supermarché et s’en servirent comme d’un godemiché ; elles avaient filmé le tout, l’ont baptisé art et l’ont mis sur le net (et on le trouve toujours, mais je n’en dirai pas plus, je préfère éviter la réputation du baron de Munchhausen). A part ça, une orgie dans un musée, et une bite érigée, crûment exaltée, voilà leurs chefs-d’¦uvre. Mais même dans ces exploits douteux, leur rôle était surtout technique : la gloire en est revenue à l’artiste israélo-russe Plucer-Sarno, de Mevasseret Zion, qui a revendiqué l’idée, la réalisation et le copyright, et illico décroché un prix important en Russie. Les futures PR n’y ont rien gagné du tout, et ont été décrites par Plucer comme "des provinciales ambitieuses", ou pire.
Alors elles ont essayé de se raccrocher aux wagons de la politique. A nouveau, un flop. Elles ont déversé un torrent d’obscénités sur Poutine, sur la Place Rouge, dans les stations de métro, partout, pour rien. Personne ne les a arrêtées, elles n’ont pas eu une amende, elles ont juste été chassées pour nuisance. Et elles ne sont pas arrivées à attirer l’attention des foules. Il faut se souvenir que Poutine est un ennemi déclaré des oligarques, qui sont les propriétaires de l’essentiel des media russes, et ceux qui pourvoient aux besoins des littérateurs. Il se publie tellement d’invectives tous les jours contre Poutine, que cela en perd complètement son effet choc. Impossible d’inventer encore une diatribe contre Poutine, tout à déjà été dit et publié. Et Poutine n’a jamais interféré avec la liberté de la presse (si ce n’est peut-être une fois).
Mes amis journalistes étrangers s’étonnent généralement de l’unanimité et de la férocité des attaques contre Poutine dans les media russes. On peut comparer avec les attaques contre GW Bush dans la presse libérale aux USA, mais là-bas, il y a aussi beaucoup d’organes conservateurs qui le soutenaient. Poutine n’a pratiquement aucun soutien dans les media, qui sont tous propriété des barons de la com. La télévision fait exception, mais elle est explicitement apolitique, et offre principalement du divertissement ras de gamme, dont les présentateurs sont également des militants anti-Poutine comme Mlle. Xenia Sobtchak. Les PR avaient donc échoué à réveiller la bête.
Et voilà que les jeunes viragos ont été embrigadées pour un raid sur l’Église. A ce moment-là, elles auraient fait n’importe quoi pour un peu de publicité. Et la campagne contre l’Église a commencé il y a quelques mois, aussi soudainement que si c’était une opération sur commande. L’Église russe avait vécu vingt ans de paix, et se remettait après la période communiste : la férocité de l’attaque l’a prise par surprise.
Cette question mériterait d’être développée, mais soyons bref. Après l’effondrement de l’URSS, l’Église est restée la seule force spirituelle soucieuse de solidarité dans la vie des Russes. Les régimes de Yeltsine et de Poutine ont été aussi matérialistes que les régimes communistes ; ils n’ont cessé de prêcher le darwinisme social dans le plus pur style néo-libéral. L’Église offrait quelque chose au-delà des fugaces biens de ce monde. Les Russes qui regrettaient le lien fort de solidarité qu’offraient jadis les communistes se sont jetés avec passion dans l’alternative qu’offrait l’Eglise.
Le gouvernement et les oligarques traitaient bien l’Église, et dans l’Église il y avait une forte tendance anti-communiste, au moment où les nantis avaient encore peur des rouges qui pourraient prendre la tête des dépossédés. L’Église était florissante, bien des cathédrales ont été superbement reconstruites, et nombre de monastères ont reconquis le terrain perdu après des décennies de décadence. L’Église à nouveau puissante redevenait une force de cohésion en Russie.
En reprenant du poil de la bête, l’Église lançait des appels au nom des pauvres et des dépouillés ; les communistes réformés, sous la direction de Gennadi Zuganov, qui va à la messe, allaient dans le même sens. L’économiste et penseur bien connu Michael Khazin avait prédit que l’avenir appartient à un nouveau paradigme de "christianisme rouge", quelque chose qui reprenait la pensée de Roger Garaudy dans sa jeunesse. Il s’agit d’un projet qui constitue une menace pour les élites et une espérance pour le monde, écrivait-il. Parallèlement, l’église russe prenait une position très nationaliste russe et anti-mondialisation.
Tout cela a probablement précipité l’assaut, mais ce n’était qu’une question de temps, les forces mondialistes hostiles à l’Église devaient faire un pas en avant et attaquer l’Église russe comme elles ont attaqué l’Église en Occident. Dans la mesure où la Russie est entrée dans l’Organisation Mondiale du Commerce (WTO) et a adopté les m¦urs occidentales, elle devait adopter la laïcisation. Et l’Église russe s’est vue attaquée par les forces qui ne veulent pas que la Russie retrouve une cohésion : les oligarques, le monde des affaires, les seigneurs des media, l’intelligentsia pro-occidentale moscovite, et les intérêts occidentaux qui préfèrent de loin, bien entendu, une Russie divisée.
Cette offensive contre l’Église a commencé sur des sujets mineurs ; des gens qui n’étaient pas membres de l’Église ont condamné le patriarche pour une montre très chère qu’il portait au poignet, et qui était un cadeau du président Medvedev. Tous les media se sont répandus là-dessus pendant un mois. Après quoi, l’union était faite entre la Fronde blanche (la mouvance anti-Poutine et pro-démocratie) et les militants anti-cléricaux. Les deux groupes se superposent mais pas tout à fait. L’Art, voilà le nouveau créneau choisi pour attaquer, parce que cela permet d’exprimer les vues les plus insultantes et de revendiquer un statut privilégié pour les artistes. De même qu’un artiste américain a présenté un Christ modelé avec de la crotte, et un crucifix trempant dans un verre de pisse, un artiste russe s’est mis à piétiner des icônes, et à faire des églises en poires à lavement. Le public russe était outré, ce qui a corroboré l’idée que c’est une excellente méthode pour provoquer des empoignades entre croyants et athées.
Les PR ont fait deux tentatives pour provoquer l’indignation publique dans la deuxième cathédrale de Moscou, l’ancienne cathédrale Elochovsky ; par deux fois, elles ont été mises à la porte, mais non arrêtées. La troisième, elles ont mis le paquet : elles sont allées à la cathédrale Saint-Sauveur qui avait été démolie par Lazare Kaganovitch dans les années 1930 et reconstruite dans les années 1990 ; elles ont rajouté une couche de blasphème bien salée en obscénités, et pourtant, elles sont encore une fois reparties tranquillement. La police a tout fait pour éviter d’arrêter les viragos, mais elle n’avait vraiment pas le choix après que les PR se mirent à projeter une vidéo de leur apparition dans les cathédrales, avec une bande-son obscène.
Pendant le procès, la défense et les accusées ont fait de leur mieux pour indisposer la juge, la menaçant de la colère des USA (sic !) et vociférant des discours haineux contre les chrétiens. La juge n’a eu d’autre choix que de les reconnaître coupables d’incitation à la haine (hooliganisme assorti de haine religieuse, voilà la qualification du délit). Le procureur n’a pas donné cours à l’accusation de crime d’incitation à la haine plus grave, le délit qui aurait été "accompagné de tentative de provocation à l’affrontement religieux", alors même que cela aurait probablement pris. Dans ce cas, la sentence aurait été plus sévère ; les gens qui dessinent des swastika et qui se retrouvent accusés de promouvoir des affrontements en prennent pour cinq ans.
Une peine de deux ans est tout à fait dans les normes européennes en vigueur. Pour des discours bien plus tièdes incitant à la haine des juifs, les pays européens condamnent habituellement les contrevenants à des peines de deux à cinq années de prison, pour les primo-délinquants. Les Russes ont appliqué les lois contre l’incitation à la haine à ceux qui attaquaient la foi chrétienne, et c’est probablement là l’élément nouveau apporté par la Russie. Les Russes ont prouvé qu’ils se font autant de souci pour le Christ que les Français pour Auschwitz, et c’est cela qui a choqué les Européens, apparemment persuadés que les "lois contre la haine" ne sauraient s’appliquer que pour la protection des juifs et des gays. Les gouvernements occidentaux réclament plus de liberté pour les Russes anti-chrétiens, et la refusent aux dissidents anti-juifs chez eux.
L’opposition anti-Poutine a fait bloc pour soutenir les PR. L’aile nationaliste de l’opposition (tel Navalny) est anti-chrétienne et flirte avec les vieux cultes païens. Du côté des libéraux, il y a beaucoup de gens d’origine juive (quoique pas autant que ce qu’on prétend parfois), et on ne trouve nulle tendresse pour l’Église Orthodoxe russe. Signalons cependant que les Russes d’origine juive qui ont rejoint l’Eglise sont nombreux, mais ils n’appartiennent pas à l’opposition.
L’organisateur supposé, et qui est certainement un grand promoteur des PR, est Marat Gelman, un collectionneur d’art russo-juif, qui a trempé dans d’autres performances artistiques contre l’Église. Autre militant russo-juif et hostile à Poutine, supporteur d’Israël, Viktor Shenderovich, a dit qu’il comprendrait fort bien que les les prêtres russes orthodoxes soient massacrés comme dans les années 1920.
Et nous avons le cas d’un autre personnage en vue, Igor Eidmann, qui a appelé à "exterminer la vermine", c’est-à-dire l’Église. Il a écrit dans L’Echo de Moscou, le bulletin principal de l’opposition : "Du temps de l’URSS, la vermine que constitue l’Église a été bouclée une bonne fois pour toutes et n’a plus élevé la voix. Désormais la vermine a retrouvé le goût du sang et a commencé à terroriser les libres penseurs, à commencer par les PR. Si nous n’écrasons pas la vermine elle va tout dévorer". (Il s’est servi d’une périphrase russe pour reprendre la devise de Voltaire "Écrasons l’infâme", en remplaçant "l’infâme" par "la vermine").
On présente Igor Eidmann comme un "militant du mouvement démocratique, un expert en relations publiques et réseaux sociaux, un homme d’affaires, le directeur d’un Centre pour les innovations sociales, etc., qui réside à Berlin." Son appel, les organisations chrétiennes l’ont compris comme un "discours d’incitation à la haine dans le but de provoquer des affrontements". Quoiqu’il en soit, effectivement, ses efforts et ceux des PR parviennent effectivement à dresser les uns contre les autres les croyants et les athées.
Un dirigeant charismatique de l’opposition, le poète Edouard Limonov, a écrit que l’opposition a commis une erreur en soutenant les PR, parce qu’elle se place en opposition avec le sentiment populaire ; effectivement le fossé entre les masses et l’opposition s’agrandit. Mais c’est une voix qui crie dans le désert, et le reste de l’opposition a joyeusement embrassé la cause des PR pour essayer d’en faire une arme contre Poutine. Les media occidentaux et les gouvernements en ont également profité pour attaquer Poutine. L’éditorialiste du Guardian a appelé Poutine à démissionner. Poutine a demandé la clémence pour les PR, et le gouvernement était bien embarrassé. Mais ils n’avaient pas le choix : les organisateurs invisibles derrière les PR voulaient que les viragos se retrouvent en prison, et y ont réussi.
Commercialement parlant, c’est le jackpot. Avec le soutien de Madonna et du Département d’État, elles sortiront de prison pour faire le tour du monde et une séance de photos à la Maison Blanche. Elles ont breveté leur nom comme une marque, et commencent à signer des contrats. Et leurs concurrentes, le groupe des Femen (dont l’art consiste à montrer leurs seins à des emplacements inhabituels) ont essayé de riposter à coups de hache sur une grande croix de bois installée à la mémoire des victimes de Staline. Plus haut c’est le soleil.
En août, la saison des congés, il n’y a guère d’évènements frappants, et les lecteurs de journaux sont à la plage ou à la campagne, si bien que le procès des PR a servi de distraction bien nécessaire aux uns et à la bête qui sommeille en d’autres. Espérons que tout cela retombera dès la fin de la saison stupide, mais je ne parierais pas là-dessus.
Israël Shamir, correspondant à Moscou, est joignable à l’adresse adam@israelshamir.net
Traduction : Maria Poumier