Coup de colère du sociologue Michel Wieviorka, qui ne comprend pas pourquoi les propos tenus la semaine dernière à la télévision par Eric Zemmour sur “les races” et la “hiérarchie des cultures” ne sont pas sanctionnés. Dans cette tribune envoyée à “Télérama”, il demande qu’Arte fasse connaître son indignation, voire que la justice soit saisie.
Au sortir de la Deuxième guerre mondiale, Jean-Paul Sartre expliquait, fort justement, qu’après le nazisme, il n’était plus possible de tenir l’antisémitisme pour une opinion : c’est un crime. Sa remarque peut sans difficulté être étendue au racisme, en général. C’est pourquoi les récents propos d’Eric Zemmour, sur Arte doivent être relevés. Pour lui, en effet, les races humaines existent, et se voient à la couleur de la peau. La « négation des races » lui est aussi insupportable que la « sacralisation des races » de la période nazie. Ces propos sont racistes pour moi, sans l’ombre d’une hésitation. Ils le sont parce que les scientifiques, à commencer par les généticiens, ont apporté la démonstration du caractère fallacieux de l’idée de « races » : entre deux supposées races, en effet, la distance génétique n’est pas plus grande que celle qui sépare en moyenne deux individus supposés appartenir à une même « race ». Mais ne pourrait-on, à la décharge d’Eric Zemmour, accepter le raisonnement selon lequel les « races » sont non pas une réalité objective, mais une « construction sociale », une perception partagée dans une société racialisée ? Cette manière de parler de races est fréquente dans le monde anglo-saxon, où de bons esprits parlent de « races » et de « relations de races » sans qu’on puisse le moins du monde les tenir pour racistes. Mais dans ce cas, le propos s’affranchit nécessairement, et complètement, de toute prétention à l’objectivité, il ne s’intéresse qu’aux représentations ou aux perceptions. Ce n’est pas le cas d’Eric Zemmour, qui ne peut donc se réfugier derrière les catégories du débat américain : il a parlé en son nom, et non pas parce que dans la société règnerait l’image de races humaines. Ce n’est pas pour lui une question de construction sociale, mais bien de réalité physique, biologique – la couleur de la peau fonde la race.
Peut-on accepter que des propos comme ceux d’Eric Zemmour soient tenus dans l’espace public, et qui plus est, sur une chaîne prestigieuse – Arte –, connue pour son exigence intellectuelle et symbole de la capacité de la France et de l’Allemagne à travailler ensemble ? Certainement pas, et on attend des dirigeants de cette chaîne, de part et d’autre du Rhin, et au plus haut niveau, qu’ils fassent connaître leur indignation et qu’ils sanctionnent, pourquoi pas jusqu’en allant devant la justice, celui qui se laisse aller à des déclarations racistes, avec pour conséquence de salir leur chaîne et de ternir leur image. Car enfin : les programmes à contenu anti-raciste ne manquent pas, sur cette chaîne, et voici qu’elle accepterait de s’exonérer de ses propres responsabilités en se taisant et en laissant passer l’événement ?
La question vaut pour Arte, elle vaut aussi pour l’ensemble du système audiovisuel. Car ce n’est pas la première fois qu’un individu se permet sur les ondes de tels débordements. Il y a là un phénomène inquiétant. Dans d’autres domaines, on est prompt à s’indigner et à dénoncer le racisme. Ainsi, les cris de singe visant des footballeurs noirs et autres expressions de racisme sont-elles constamment dénoncées et combattues lorsqu’il s’agit des stades. Mais évidemment, il s’agit là de pourfendre le racisme populaire, celui de supporters sans grande éducation. Eric Zemmour, lui, relève de l’univers policé des spécialistes des plateaux de télévision, il est même de ceux qui nous expliquent les arcanes de la vie politique ; il est supposé apporter de l’intelligibilité là où l’actualité appelle décryptage. C’est ce qui le rend intouchable, comme s’il avait tous les droits. Pour lui, comme pour d’autres avant lui, qui appartiennent à la même grande famille de l’audiovisuel, et qui se sont laissés aller à tenir des propos racistes, l’impunité est la règle. Il faut donc le dire très nettement : les responsables de médias qui continuent d’accueillir Eric Zemmour doivent être tenus pour complices, du moins aussi longtemps qu’il n’aura pas été sanctionné par la justice ou, mieux encore, par ces médias eux-mêmes. Arte s’honorerait de faire savoir qu’elle l’interdit de plateau pour une certaine durée, tout comme Nicolas Domenach devrait se sentir sali de continuer à bavarder comme il le fait avec lui sur i>télé.
Je plaide donc pour que les médias fassent eux-mêmes le ménage, faute de quoi leurs campagnes anti-racistes apparaîtront comme pure hypocrisie. Pour pouvoir faire ce ménage, il faut aussi qu’ils se montrent capables de réagir à chaud, quand l’événement a lieu. Il est déjà arrivé, en effet, qu’un animateur dont les valeurs morales ou éthiques sont incontestables se retrouve impuissant sur un plateau de télévision, débordé par les propos d’un invité. Il est vrai qu’il n’est pas facile, instantanément, de trouver les mots et les gestes adaptés à ce type de situation. Peut-être pourrait-on inclure, dans la formation des animateurs ou des journalistes, une préparation à faire face à des dérives comme celle qui nous préoccupe aujourd’hui ?
Certains voudront peut-être faire de cette affaire un problème politique, mettre en cause les orientations d’Eric Zemmour : là est d’autant moins la question qu’il est arrivé dans le passé que des propos racistes soient tenus à la télévision sans qu’on puisse les associer à des positions politiques publiques ou marquées. En fait, ce qui est en jeu est maintenant la dignité et la crédibilité de ceux qui, concernés par cet épisode, resteront silencieux ou passifs.
Michel Wieviorka
directeur d’études à l’EHESS, directeur du CADIS et président de l’Association Internationale de Sociologie
Source : http://www.telerama.fr
Lire en complément : Affaire Zemmour : Arte sort enfin du silence
Au sortir de la Deuxième guerre mondiale, Jean-Paul Sartre expliquait, fort justement, qu’après le nazisme, il n’était plus possible de tenir l’antisémitisme pour une opinion : c’est un crime. Sa remarque peut sans difficulté être étendue au racisme, en général. C’est pourquoi les récents propos d’Eric Zemmour, sur Arte doivent être relevés. Pour lui, en effet, les races humaines existent, et se voient à la couleur de la peau. La « négation des races » lui est aussi insupportable que la « sacralisation des races » de la période nazie. Ces propos sont racistes pour moi, sans l’ombre d’une hésitation. Ils le sont parce que les scientifiques, à commencer par les généticiens, ont apporté la démonstration du caractère fallacieux de l’idée de « races » : entre deux supposées races, en effet, la distance génétique n’est pas plus grande que celle qui sépare en moyenne deux individus supposés appartenir à une même « race ». Mais ne pourrait-on, à la décharge d’Eric Zemmour, accepter le raisonnement selon lequel les « races » sont non pas une réalité objective, mais une « construction sociale », une perception partagée dans une société racialisée ? Cette manière de parler de races est fréquente dans le monde anglo-saxon, où de bons esprits parlent de « races » et de « relations de races » sans qu’on puisse le moins du monde les tenir pour racistes. Mais dans ce cas, le propos s’affranchit nécessairement, et complètement, de toute prétention à l’objectivité, il ne s’intéresse qu’aux représentations ou aux perceptions. Ce n’est pas le cas d’Eric Zemmour, qui ne peut donc se réfugier derrière les catégories du débat américain : il a parlé en son nom, et non pas parce que dans la société règnerait l’image de races humaines. Ce n’est pas pour lui une question de construction sociale, mais bien de réalité physique, biologique – la couleur de la peau fonde la race.
Peut-on accepter que des propos comme ceux d’Eric Zemmour soient tenus dans l’espace public, et qui plus est, sur une chaîne prestigieuse – Arte –, connue pour son exigence intellectuelle et symbole de la capacité de la France et de l’Allemagne à travailler ensemble ? Certainement pas, et on attend des dirigeants de cette chaîne, de part et d’autre du Rhin, et au plus haut niveau, qu’ils fassent connaître leur indignation et qu’ils sanctionnent, pourquoi pas jusqu’en allant devant la justice, celui qui se laisse aller à des déclarations racistes, avec pour conséquence de salir leur chaîne et de ternir leur image. Car enfin : les programmes à contenu anti-raciste ne manquent pas, sur cette chaîne, et voici qu’elle accepterait de s’exonérer de ses propres responsabilités en se taisant et en laissant passer l’événement ?
La question vaut pour Arte, elle vaut aussi pour l’ensemble du système audiovisuel. Car ce n’est pas la première fois qu’un individu se permet sur les ondes de tels débordements. Il y a là un phénomène inquiétant. Dans d’autres domaines, on est prompt à s’indigner et à dénoncer le racisme. Ainsi, les cris de singe visant des footballeurs noirs et autres expressions de racisme sont-elles constamment dénoncées et combattues lorsqu’il s’agit des stades. Mais évidemment, il s’agit là de pourfendre le racisme populaire, celui de supporters sans grande éducation. Eric Zemmour, lui, relève de l’univers policé des spécialistes des plateaux de télévision, il est même de ceux qui nous expliquent les arcanes de la vie politique ; il est supposé apporter de l’intelligibilité là où l’actualité appelle décryptage. C’est ce qui le rend intouchable, comme s’il avait tous les droits. Pour lui, comme pour d’autres avant lui, qui appartiennent à la même grande famille de l’audiovisuel, et qui se sont laissés aller à tenir des propos racistes, l’impunité est la règle. Il faut donc le dire très nettement : les responsables de médias qui continuent d’accueillir Eric Zemmour doivent être tenus pour complices, du moins aussi longtemps qu’il n’aura pas été sanctionné par la justice ou, mieux encore, par ces médias eux-mêmes. Arte s’honorerait de faire savoir qu’elle l’interdit de plateau pour une certaine durée, tout comme Nicolas Domenach devrait se sentir sali de continuer à bavarder comme il le fait avec lui sur i>télé.
Je plaide donc pour que les médias fassent eux-mêmes le ménage, faute de quoi leurs campagnes anti-racistes apparaîtront comme pure hypocrisie. Pour pouvoir faire ce ménage, il faut aussi qu’ils se montrent capables de réagir à chaud, quand l’événement a lieu. Il est déjà arrivé, en effet, qu’un animateur dont les valeurs morales ou éthiques sont incontestables se retrouve impuissant sur un plateau de télévision, débordé par les propos d’un invité. Il est vrai qu’il n’est pas facile, instantanément, de trouver les mots et les gestes adaptés à ce type de situation. Peut-être pourrait-on inclure, dans la formation des animateurs ou des journalistes, une préparation à faire face à des dérives comme celle qui nous préoccupe aujourd’hui ?
Certains voudront peut-être faire de cette affaire un problème politique, mettre en cause les orientations d’Eric Zemmour : là est d’autant moins la question qu’il est arrivé dans le passé que des propos racistes soient tenus à la télévision sans qu’on puisse les associer à des positions politiques publiques ou marquées. En fait, ce qui est en jeu est maintenant la dignité et la crédibilité de ceux qui, concernés par cet épisode, resteront silencieux ou passifs.
Michel Wieviorka
directeur d’études à l’EHESS, directeur du CADIS et président de l’Association Internationale de Sociologie
Source : http://www.telerama.fr
Lire en complément : Affaire Zemmour : Arte sort enfin du silence