Tout le monde a entendu parler d’OJ Simpson ou de l’affaire OJ Simpson, la star du football américain des années 60-70. À l’époque, le « problème noir » (d’autres diraient le « problème blanc ») explose à la face de l’Amérique : l’apartheid est à son comble, les Noirs ne peuvent étudier dans les universités blanches, les campus prennent position en faveur des droits civiques et se révoltent contre la guerre du Viet Nâm (1965), les Kennedy se font assassiner (en 1963 et 1968), le gauchisme fait paniquer les instances dirigeantes et c’est le départ de l’État profond, cette alliance des milieux d’affaires et de la politique occulte qui transgresse les frontières démocratiques...
Bref, l’Amérique est secouée par des bouleversements sociaux très violents. La prise de conscience politique des déterminismes historiques provoque une contestation qui va jusqu’à l’action radicale. Des opposants sont éliminés (Black Power). Les policiers tirent sur les manifestants, les Noirs se soulèvent dans leurs ghettos (quartier de Watts à Los Angeles en août 1965), la question sociale est liée à la question raciale, et les deux débordent.
L’Amérique se déchire.
Heureusement, il y a OJ. L’homme qui ne voulait pas être noir.
OJ est noir, mais il est positif. Il n’incrimine pas les Blancs. Footballeur surdoué nanti d’un 10’4 aux 100 mètres qui lui permet de déborder les défenses adverses et d’enchaîner les touch down (essais) et les yards parcourus, il entre à l’université de Californie du Sud au bénéfice de ses exploits sportifs, et ne décevra pas ses dirigeants : avec lui, l’équipe des Trojans s’envole, OJ devient une star locale, bientôt pistée par la ligue professionnelle (NFL).
Après cette première marche, OJ n’en finira plus de grimper : dans la hiérarchie sportive, mais aussi dans l’échelle sociale et surtout, dans le cœur des Américains. Car s’il est un Noir qui joue magnifiquement au football, il est aussi un Noir qui n’en veut pas aux Blancs (comme ces deux coureurs aux JO de Mexico qui lèveront le poing en signe de soutien à la lutte de leurs frères et qui seront pour cela déclassés) et qui veut en plus leur ressembler. Un Michael Jackson avant l’heure. Les flics (blancs) l’adorent, OJ les invite dans sa villa avec piscine sur les hauteurs de LA, ils lui mangent dans la main, ce qui servira plus tard l’athlète lorsqu’il aura des ennuis « domestiques ».
Car la carrière d’OJ ne s’arrête pas au football : à peine retraité des stades, il enchaîne avec des petits rôles au cinéma, et des pubs de plus en plus rémunératrices. The Juice (le jus au sens électrique) va représenter la société Hertz de location de voitures. Le spot le rendra populaire dans toute l’Amérique, et il sera le visage de cette grande entreprise. C’est inédit, un Noir sur toutes les affiches au milieu d’une Amérique encore raciste, ou du moins séparatiste. Car les Noirs et les Blancs ne sont pas mélangés. En France, par exemple, les couples mixtes sont nombreux ; aux États-Unis, on reste entre gens de même couleur.
La brutalité de l’esclavage, qui a rendu l’Amérique riche (deux siècles de travail forcé gratuit) s’est transformée en apartheid avec de très forts ressentiments des deux côtés. Car si les Noirs en veulent logiquement aux Blancs, les Blancs en veulent aux Noirs qui fournissent les gros bataillons de prisonniers qui sont, on le rappelle, deux millions aux USA, un record mondial. Pas la peine d’être sociologue pour comprendre la corrélation entre écrasement social et violence de libération.
OJ, lorsqu’il sera interrogé pour prendre position sur les luttes en cours, déclarera habilement : « Je ne suis pas noir, je suis OJ ». Une façon de se tenir à l’écart de la revendication résumée dans une chanson, Respect, écrite par Otis Redding en 1965 et reprise par Aretha Franklin en 1967 :
Considéré comme inoffensif d’un point de vue politique, la star du foot devient une star des médias et des plateaux télé. Il enchaîne toutes les émissions possibles, de la plus légère à la plus sérieuse, il entretient son standing et fascine le public blanc, qu’il déculpabilise, et le public noir, qui voit en lui une fierté « nationale » et une possibilité d’ascension sociale. Parallèlement, dans sa villa, OJ (Orenthal James) invite tout le gratin du cinéma, de la politique et des affaires. Son image parfaite le rend surpuissant et inattaquable.
On veut être vu avec OJ, on veut jouer au golf avec OJ, faire la fête avec OJ, coucher avec OJ. C’est le moment symbolique où OJ change de femme et de couleur de femme, signe d’accession à une nouvelle strate sociale : exit l’épouse noire et ses enfants (dont l’un s’est noyé dans la piscine familiale), et bonjour Nicole, superbe blonde de 18 ans. C’est le couple de l’année, voire du siècle.
OJ & Nicole ou la fusion amoureuse entre l’Amérique blanche et l’Amérique noire conquérante. Le rêve ne durera pas longtemps : dès le premier soir, Nicole (Brown) est violentée. Sa sœur la voit revenir dans un jean déchiqueté. Mais les violences conjugales resteront secrètes, et quand elles sortiront du cadre familial, alors les amis policiers d’OJ interviendront, et édulcoreront témoignages et dépositions.
Pourtant, tout était écrit depuis le début, dès 1985. Moins de 10 ans plus tard, Nicole et son nouvel ami sont découverts dans une mare de sang, en 1994. La scène de crime montre une violence sauvage et un acharnement pathologique : coups de batte de base-ball et coups de couteau partout sur les deux corps. OJ rentre chez lui couvert de sang. Cinq jours plus tard, recherché (gentiment) par la police, il monte dans sa voiture et prend la fuite. La course-poursuite est filmée, près de 100 millions d’Américains la suivent en direct.
Un an plus tard a lieu le procès du siècle, et malgré les preuves énormes incriminant OJ, il sera acquitté. Rapidement, car tout figure sur Wikipédia et dans la presse, OJ, au prix d’une défense à 50 000 dollars la journée pour quatre grands ténors du barreau, et surtout un spécialiste de la procédure antiflics, réussira à déplacer le centre de gravité du procès sur les témoins à charge. En particulier sur le policier Fuhrman, dont la déposition sera pulvérisée par d’anciens enregistrements où il prononce le mot « nègre » (nigger) en permanence.
Un contre-témoignage apporté gentiment (probablement négocié) par une scénariste d’Hollywood qui dévoilera 10 heures de bandes où le flic racontait le quotidien du LAPD. Une pièce habilement tordue par la défense, puisque le flic en question utilisait, pour les besoins de la série TV et sa crédibilité, les vrais mots de ses collègues qui n’étaient pas forcément les siens. Mais le mal était fait, le procès de rupture réussi.
La carrière de Fuhrman s’achèvera là, et les jurés, pourtant rationnellement convaincus de la culpabilité d’OJ, lui donneront l’absolution. Entre-temps, des jurés auront été changés par la défense qui arguera qu’un jury blanc ne pouvait que condamner un Noir...
Soutenu par toute la communauté noire – qu’il avait pourtant reniée – et par le lobby médiatico-culturel, OJ s’en sortira blanchi. Pourtant, le procès au civil qui suivra et qui sera bien moins médiatisé le déclarera coupable à 100% du double meurtre... avec une amende de 33 millions de dollars qu’il ne payera jamais. C’est à l’occasion d’un braquage foireux en 2007 – OJ avait été ruiné par ses avocats et cherchait à se refaire – qu’il plongera vraiment et prendra 33 ans de prison.
Il ne purgera finalement que 9 ans, et sera libéré le 1er octobre 2017 pour bonne conduite, ayant raflé le plus grand nombre de points possible en prison. Du jamais vu au pays de l’Oncle Sam, où tout le monde purge sa peine jusqu’au dernier jour.
De toute cette affaire à la fois sportive, médiatique, politique et criminelle, il ressortira une chose : le pouvoir et le public blancs n’ont pas digéré leur passé esclavagiste, l’ascension puis la défense d’OJ Simpson ressemblant à une opération de déculpabilisation générale. Une énorme erreur judiciaire volontaire qui devrait – théoriquement – compenser ces dizaines, centaines, milliers d’affaires où de pauvres Noirs innocents (pauvres au sens matériel) ont été lynchés, torturés, pendus ou brûlés sur la chaise par pure haine raciale.
Oui, l’Amérique a cru qu’en portant OJ au pinacle et en empêchant sa statue de tomber elle avait suffisamment payé pour ses crimes passés, mais la justice divine ne fonctionne pas comme Hollywood.
Pour aller plus loin dans cette affaire au carrefour de toutes les tensions – raciales, politiques, médiatiques, judiciaires –, Arte diffuse toute l’histoire d’OJ Simpson en 5 volets très complets, et c’est ici.