Le Figaro (payant) a interrogé le grand historien Pierre Nora qui a lui-même fait partie du « Haut comité des commémorations nationales ». Il s’agit, comme il dit, de « rappeler à la mémoire » des Français les grands hommes qu’elle a connus et qui l’ont faite.
En France, on aime bien les hauts comités, le hauts conseils, les hauts trucs, on est un pays très élitiste qui veut donner des leçons de démocratie au monde entier. Comprenne qui pourra. Nora explique qu’à travers les commémorations nationales se dessine un ordre moral nouveau qui avec les yeux d’aujourd’hui enterre de des écrivains d’hier. Peu importe si à leur époque ils étaient célèbres : c’est la bien-pensance qui les juge a posteriori. Un tribunal complètement anachronique.
Le grand historien, qui a lui même siégé pendant douze ans au Haut comité, revient sur la polémique déclenchée par l’inscription de Charles Maurras dans le Livre des commémorations nationales. L’académicien s’inquiète de la tendance actuelle à instrumentaliser le passé en fonction des critères du présent de façon anachronique et moralisatrice.
On va commencer par Maurras, première victime des censeurs contemporains.
« C’est un personnage qui, de toute évidence, fait partie de l’histoire de France, à travers “l’Action française”, le journal que Proust lisait tous les jours. Il a cristallisé le pôle antirépublicain qui, paradoxalement, fait partie de l’histoire de la République. Il a eu durant toute la IIIe République une influence énorme. Il incarnait une opposition cohérente et constituée. C’est d’ailleurs à ce titre que je lui ai consacré moi-même une des premières longues études, qu’on peut trouver dans Recherches de la France. Il a aussi été l’un des artisans de la renaissance de la mémoire occitane et félibréenne à travers Frédéric Mistral. C’est incontestablement un personnage qui permet de comprendre son époque. C’est aussi un vrai écrivain. Son “Enquête sur la monarchie” parue en 1902 révèle quelque chose sur l’ancien esprit de la France. Si on se met à émettre des jugements et peser la balance, qui va-t-on admettre et ne pas admettre ? Ou bien on veut que ce “Livre des commémorations” soit exclusivement une glorification des grands personnages et il faut en exclure Maurras et bien d’autres. Ou bien on veut que ce soit un outil pour se repérer dans le passé et alors il faut rassembler tous les grands témoins historiques de la nation. »
Nora rappelle justement qu’une « commémorationnite » aiguë s’est emparée de la France et que chacun ou chaque groupe (de pression) voulait sa commémoration, au détriment de la majorité. On commémorait tout et n’importe quoi et ça a fini en compétition de lobbies plus ou moins représentatifs, plus ou moins républicains.
« Lorsque je siégeais au Haut comité, je me souviens de la pression des groupes et des lobbys ou de la société des “amis de Untel” qui s’arrangeaient pour essayer de nous faire commémorer la naissance, la mort, l’œuvre, le livre le plus important, l’entrée à l’Académie française, etc. Dans ce contexte, se sont multipliées les commémorations dont on peut se dire qu’elles n’intéressaient que le groupe concerné. Cela s’est accompagné d’une dictature de la mémoire. Il fallait désormais disposer du passé en fonction des critères du présent de façon anachronique, moralisatrice et même, disons-le, discriminatoire. La mémoire de la Shoah ou des crimes nazis est beaucoup plus présente par exemple que celle des crimes du communisme. »
Là Nora a mille fois raison,on en bouffe de la Shoah du matin au soir ! Attention d’ailleurs à ce que la nation française ne fasse pas vovo sa Shoah parce que là, c’est overdose à tous les étages. Un croche-dalle à Sarcelles et boum, nous voilà replongés 80 ans en arrière, en pleine Allemagne nazie ! Imaginez un joueur qui porte la kippa dans une équipe de rugby, personne ne va oser le plaquer à cause des conséquences, des dommages collatéraux. Bon, revenons au sujet.
Nora balance un petit pain en passant à Hollande :
« On peut notamment rappeler la polémique absurde au début du quinquennat Hollande sur Jules Ferry. Le président de la République s’était lui-même fourvoyé en distinguant le “bon” Ferry, père de l’école primaire obligatoire et laïque et le “mauvais” Ferry, qui était colonisateur. Le livre de Mona Ozouf a fait litière de cette légende et montré qu’il s’agissait du même homme ! »
C’est là où ça devient intéressant : en chacun il y a du bon et du mauvais. Maurras était un bon Français mais il a dit des méchancetés sur les juifs et les franc-maçons. Il a été vilain. Céline écrivait magnifiquement mais il a un peu craché sur les juifs, OK. Proust écrivait des romans fleuves mais il était pédé, personne n’est parfaite. Hollande était socialiste mais il était lâche comme un troupeau de poules. Vous voyez, le bien et le mal se trouvent en chacun de nous, et le pire, c’est que les proportions évoluent avec le temps. Si ça se trouve, un jour, on trouvera Hollande courageux.
Non, on déconne. Par la suite, Nora revient sur les polémiques autour de la mémoire coloniale et anticoloniale, puis la commémoration débile de Mai 68. Car enfin, on commémore quoi ? Cohn-Bendit qui va pincer les fesses des filles à la fac de Nanterre ou la manif du million de gaullistes sur les Champs-Élysées en réponse à « la chienlit » ? Mais c’est en fin d’interview que les choses deviennent intéressantes... Alors qu’on pensait Nora contre la dictature de la mémoire – c’est le titre de l’article – voilà qu’il...
Le Sénat polonais a voté une loi sur la Shoah, destinée à défendre l’image du pays. Le texte a déclenché une polémique mondiale…
Un sentiment d’horreur et d’effroi. Au prétexte que les camps nazis localisés en Pologne pendant la guerre n’étaient pas des camps polonais mais allemands, le gouvernement polonais cherche à faire oublier la politique antisémite de la Pologne et sa participation à l’extermination des Juifs soit sous forme directe, soit sous forme indirecte par inspiration des Allemands.
Il y a eu des pogroms et des liquidations exécutés par les Polonais eux-mêmes dès 1941. Des livres entiers ont été consacrés aux villages pogromisés comme celui de Jedwabne en juillet 1941. Après avoir été longtemps exclusivement attribué aux Einsatzgruppen (police politique du Troisième Reich), des historiens mettent en avant la responsabilité de civils polonais, peut-être à l’instigation des troupes allemandes. On ne peut pas nier la politique antisémite de la Pologne, qui s’est même déployée après la guerre où de nouveaux pogroms ont eu lieu sur les survivants juifs des camps. On peut citer notamment le massacre de Kielce en 1946, imputé dans un premier temps au service soviétique alors que les coupables étaient les Polonais eux-mêmes. Il y a un historique de l’antisémitisme polonais incontestable. C’est donc la poussée d’un nationalisme polonais exacerbé qui impose cette loi. C’est le type même d’ingérence du politique sur l’historique au nom de quoi nous avions fondé, sous la présidence de René Rémond, cette association, dont j’ai hérité après lui, qui s’appelle Liberté pour l’histoire et qui a lutté contre les lois mémorielles auxquelles le décret de 2012 du Conseil constitutionnel a, semble-t-il, mis fin…
Vous êtes opposé aussi bien à la loi Gayssot qu’à la loi Taubira…
Non, pas du tout de la même manière. Le problème de la loi Gayssot est complexe car elle a servi de modèle aux autres lois mémorielles, sans en être une à proprement parler. Robert Badinter a bien montré qu’il s’agissait d’une loi anti-négationniste et non mémorielle. Ce n’était pas une loi de qualification d’un passé lointain par un groupe de pression, mais une loi qui concernait la négation d’un fait historique évident. C’était donc une loi, non contre l’Histoire, mais en faveur de celle-ci. A titre personnel, je faisais tout de même partie du très petit nombre d’historiens, avec Pierre Vidal-Naquet (historien dreyfusard dont les parents eux-mêmes avaient été déportés) et Madeleine Rebérioux (alors présidente de la Ligue des droits de l’homme), qui y étaient hostiles. Nous avions bien des raisons au début du « faurissonisme » de souhaiter la sanction de la négation du génocide juif, mais nous craignions qu’en sanctuarisant un groupe, nous poussions les autres groupes victimisés à vouloir se sanctuariser eux-mêmes. C’est exactement ce qui est arrivé avec la loi Taubira.
On répète les mots de Nora : « Ce n’était pas une loi de qualification d’un passé lointain par un groupe de pression, mais une loi qui concernait la négation d’un fait historique évident. »
Ah bon. Alors que Nora fustige les groupes de pression qui ont cassé les pieds des membres du Haut comité commémo-machin pendant des années, voilà que le groupe de pression qui a fait pression sur ce pauvre Gayssot pour obtenir sa loi bloquant toute critique historique sur la Shoah n’est pas un groupe de pression.
Comme quoi chacun a ses propres limites. La loi Gayssot et la loi Taubira vont figer l’Histoire dans une version communautariste qui ne pourra être remise en cause. On espère, pour la vérité historique, que l’homme de paille Gayssot et la femme de paille Taubira ont raison...