Pour le grand public, la sociologie c’est ce truc que les glandeurs de gauche étudient faute de mieux dans des facs pourries qui sont autant de réservoirs de chômeurs et d’antichambres de Pôle emploi. On ne fait que retransmettre le cliché populaire. En réalité, la sociologie est l’étude des hommes et de leurs relations dans leur milieu naturel, c’est-à-dire le boulot, la société, la ville. On pourrait appeler ça de l’éthologie humaine, l’homme étant vu comme un animal social.
La sociologie a été remise au goût du jour un peu par accident, grâce au surgissement du mouvement des Gilets jaunes, cette tranche de France périphérique qui a su exister à sa manière et se faire entendre. Certes, l’écoute des autorités n’a pas été immédiate : au début, les oreilles ont été bouchées, puis elles ont été débouchées de force et à la fin, le gouvernement ne voulant pas entendre les revendications des révoltés, a décidé de taper dessus, c’est-à-dire de réduire la source de bruit. Parce que pour les banquiers qui nous gouvernent, les GJ, c’est du bruit, et du bruit qui gêne leur petite musique ultralibérale.
Pour comprendre les Actes des GJ, des journalistes ont été chercher des explications – ils étaient paumés – chez les sociologues. Règle numéro un : quand un journaliste ne comprend pas, il appelle les spécialistes de la question. On a vu alors arriver sous les lumières et devant le micro le sociologue Guilluy [1], exactement comme Kepel est apparu au bénéfice des attentats de 2015. On ne voyait, on n’entendait plus que lui. Guilluy a donc fourni aux journalistes les bases de la compréhension dynamique des GJ.
Pourquoi eux, pourquoi maintenant, et pourquoi de cette façon. Guilluy a décodé les GJ et les journalistes ont été contents car leur logiciel ne leur permettait pas de comprendre. Mais il y a encore des oreilles bouchées, chez eux, notamment dans les médias mainstream audiovisuels. Des Aphatie et des Lemoine n’ont toujours pas entravé la coupure. On dit que leur esprit est plus lent, ils mettent du temps à digérer l’information nouvelle, comme ces enfants un peu retardés qui finissent de manger tout seuls à la cantine parce qu’ils mettent du temps à mâcher.
Depuis, c’est devenu un marronnier d’interviewer Guilluy, qui est passé partout. La presse se lasse de ce qu’elle a aimé, alors elle cherche d’autres proies. Le dernier sociologue en date mis en avant par la presse, en l’occurrence Le Figaro du 29 avril 2019, c’est Pierre Vermeren, qui est en fait historien (agrégé et docteur), spécialiste du Maghreb et des mondes arabo-berbères. Il propose au journal de droite les vraies causes de la sécession de la France périphérique. Va-t-il plus loin que Guilluy ? Nous allons le voir. Morceaux choisis et commentés.
Vermeren part d’un exemple concret, la ville de Stenay – sa ville – dans la Meuse, qui a vu sa population et son activité décroître inéluctablement depuis 1970.
En quelques années, le canton, qui compte outre son chef-lieu dix-huit villages, perd la majorité de ses 6 000 emplois : 1 000 emplois militaires par le départ progressif de l’armée ; environ 1 500 emplois agricoles et sylvicoles estimés ; 800 emplois industriels des deux usines sur 1000 (non comptés 84 emplois en cours de destruction à l’hiver 2019 dans la dernière grande usine, une papeterie, passée en vingt-cinq ans de 500 à 120 emplois) ; 500 emplois dans la fermeture de l’abattoir et des grandes entreprises de BTP ; et, par voie de conséquence, rétraction des emplois publics, artisanaux et commerciaux (estimés à 200 emplois pour le seul commerce). Cela représente une destruction nette de 4 000 emplois en quarante d’années, que ne compense que marginalement la création d’emplois administratifs et de services à la personne, du fait de l’effondrement démographique induit. Dans cette région verte du Nord-Est, l’emploi touristique saisonnier reste modeste.
Après cet état de fait statistique, Vermeren analyse les conséquences de la désindustrialisation sur la démographie locale :
Les conséquences sont nombreuses et hautement prévisibles. Une transformation progressive du jeu électoral, qui, en fin de période dans cette région centriste, tend à se radicaliser politiquement – évolution conforme en tout point au vote national ; un effondrement démographique, la population du chef-lieu de canton passant de 4 000 habitants au début des années 1970 à 2 600 aujourd’hui, et le canton chutant de 8 500 habitants à 6100. Cela ramène la commune, comme un très grand nombre de communes rurales et de petites villes françaises, au niveau du début du XIXe siècle.
On comprend que Vermeren extrapole la situation de son canton à la France périphérique toute entière. On passe maintenant au niveau politique, au niveau de la décision. L’historien voit « deux choix funestes » à l’origine de cette dégradation économico-démographique :
La première, c’est la maximisation du profit à court terme et la reconversion des capitaux dans des activités plus spéculatives ou plus rentables. La recherche d’une forte rentabilité associée au coût élevé du travail en France, l’un des plus élevés du monde, entraîne la destruction massive d’emplois productifs (agricoles, miniers et industriels) et de services jugés inutiles ou substituables.
[...]
La deuxième logique, c’est l’abandon conscient, programmé et assumé du secteur productif par les investisseurs et par les pouvoirs publics.
[...]
La France est devenue le champion du tertiaire européen avec 76 % des emplois dans ce secteur (88 % pour les femmes), soit 5 % de plus que la moyenne européenne. En retour, elle est une des économies les moins industrielles et les moins agricoles tant en emplois qu’en production (en termes relatifs s’entend). Or le travail ainsi libéré est difficilement transférable.
Justement, les hommes ne s’interchangent pas aussi facilement, Pôle emploi et ses multiples plans de reconversion en savent quelque chose... Vermeren ajoute à sa démonstration la baisse du niveau scientifique de nos écoles :
On ne transforme pas un manœuvre ou un ouvrier spécialisé en cadre commercial. Mais c’est le fruit d’une véritable idéologie, illustrée par la baisse rapide du niveau scientifique des élèves français, la réduction de l’appétence pour les sciences et la technologie, et la promotion des études tertiaires (sciences politiques, commerciales, managériales), qui entraîne des pénuries de professeurs de sciences, de techniciens ou d’emplois industriels (1,5 million d’emplois qualifiés devraient manquer à la France en 2030).
L’Éducation nationale, mais il ne faut pas oublier le poids des parents, en prend pour son grade dans cette... dégradation :
Il n’y a plus de place réservée à l’usine ou à la ferme, comme ce fut le cas jusqu’aux années 1970. (…) La France continue en outre de privilégier les formations intellectuelles au détriment des filières manuelles et techniques. Bien des enseignants, parents ou universitaires constatent que les formations « intellectuelles » sont peuplées d’insatisfaits. (…) Presque tous les parents désirent le baccalauréat pour leurs enfants, et le système LMD (licence-master-doctorat) s’est imposé aux formations académiques et techniques. Or, combien d’artisans et de patrons se désolent de recevoir des apprentis et des stagiaires inaptes, car sélectionnés sur la base de leurs faibles ou très faibles capacités ? Ce gâchis humain humiliant les persuade souvent de renoncer à préparer la reprise de leur activité.
Après l’éducation, l’immigration et le choc entre les petits Blancs et les nouveaux arrivants crée un changement politique majeur (mais ça, on le savait), c’est le chapitre intitulé « Ces jeunes du périurbain fragilisés » :
Pour les représentants des classes moyennes et populaires, parfois qualifiés de « petits Blancs », qui sont exclus des bonnes filières scolaires, et par la suite des emplois rémunérateurs des métropoles, l’immigration internationale et la société ouverte sont perçues comme des menaces : dans ces catégories déclassées, le vote aux extrêmes se cumule avec un rejet massif de l’immigration. Ce qui favorise le vote populiste à droite.
Et là, sous le chapitre « Une jeunesse des métropoles aux valeurs inverses », Vermeren met le doigt sur une coupure dans la jeunesse française qui retient toute notre attention, car on est à la fois dans l’analyse métapolitique fine et le bon sens du terrain :
À l’inverse, pour les enfants déclassés issus des classes moyennes et de la bourgeoisie des métropoles, le positionnement « révolutionnaire » traduit un autre mal-être social, et d’autres difficultés d’insertion. Là se recrutent les bloqueurs des universités ou les black blocs, et les plus déterminés fréquentent les ZAD ou les forums d’activistes d’extrême gauche. Vis-à-vis de l’immigration et de la société ouverte, chez eux s’observe le comportement inverse de celui des « petits Blancs » de la France périphérique. Cette fraction de la jeunesse française est en effet favorable à l’immigration, ce dont atteste leur positionnement politique, ici populiste de gauche. Les immigrés ou enfants d’immigrés sont les seuls prolétaires qu’ils sont amenés à fréquenter, ceux de la France périphérique leur étant inconnus. En outre, la situation sociale relativement privilégiée de leurs parents, par rapport aux milieux immigrés, tend à les culpabiliser socialement. Enfin, les postes offerts par la gestion de l’immigration sont un des rares secteurs d’emploi dynamique qui leur soit accessible (par le biais d’associations, d’ONG du secteur de l’aide sociale aux migrants, ou par la voie des études de sciences sociales dans ces domaines).
Que Le Figaro nous pardonne l’emprunt quelque peu massif du cœur de la démonstration de Vermeren, mais nous sommes accros à la lucidité et à l’explication solide. L’article se termine sur une « Tragique alternative », dernier chapitre des cinq pages :
Les classes populaires sont dès lors face à une drôle d’alternative. Ou bien elles acceptent de travailler pour de bas salaires, qui, selon toute évidence, ne permettent pas de vivre décemment ni d’élever une famille avec les standards du XXIe siècle français.
[...]
Ou bien ces classes populaires renoncent à l’emploi, surtout s’il est rare et précaire, et elles basculent dans le système économique socialisé. Celui-ci est parfaitement rodé et accepté puisque la France distribue les plus généreuses prestations sociales au monde (le quart de son PIB).
Vemeren met le feu avec sa conclusion sur « un système unique au monde », cette « économie sociale hors marché » qui fournit tout ou presque à la France socialisée :
Les 8 à 9 millions de pauvres sont ainsi économiquement intégrés au système, et ils contribuent indirectement à la croissance globale, non par l’emploi dont ils sont exclus (ou dont ils s’auto-excluent par manque de stimulation), mais par l’économie sociale pourvoyeuse de rentes ; les 85 % d’immigrants annuels qui ne sont pas des migrants de travail participent de cette étrange économie.
D’autres y verraient un réservoir de consommation et donc de soutien de la croissance, mais pour cela, il faut que les productifs travaillent beaucoup plus. On voit donc deux blocs émerger en France, ceux qui travailleront plus, et ceux qui ne travailleront plus du tout (ou alors au noir). Une France qui a du temps et une France qui n’en a pas, une France consommatrice et une France productrice. On peut aller plus loin : une France blanche, éduquée, instruite, pourvue de toute la gamme des biens de consommation modernes, nantie de conditions de vies plus que décentes, avec des loisirs en rapport et un bon niveau culturel, face à une France plus bigarrée, moins instruite, moins éduquée, avec des possibilités d’évolution limitées et un fort désir de revanche sociale. Et peut-être des appétits de révolution, sauf si ce ressort est définitivement cassé par la soumission, c’est-à-dire le divertissement, la désinformation et les drogues. Sinon la force.
Cela tiendra-t-il ?
En tout cas, c’en sera fini de l’égalité (il y aura une France 1 et une France 2), de la liberté (la France 2 sera étroitement surveillée par des moyens humains et électroniques) et de la fraternité (les France 1 et 2 seront séparées sociologiquement mais aussi physiquement). Les différences sociales seront acquises dès le berceau, la liberté sera fonction de son appartenance à la France 1 ou à la France 2, et la fraternité sera du passé.
Mais assez de politique fiction, demain n’est jamais comme on le croit, le redoute ou l’espère.