Les Français n’aiment pas le monde dans lequel ils vivent. Tout se passe comme si le pays était ancré dans le déni, refusant le monde réel, le changement, les réformes.
La France est un drôle de pays. Devant les drames - attentats, guerres - elle fait front. Dans la vie ordinaire, elle se spécialise dans la déploration. Aucun régime politique ne la satisfait, c’est bien pourquoi elle a consommé 15 Constitutions depuis 1789, record d’Europe, et testé à peu près toutes les formules : monarchie absolue, monarchie parlementaire, consulat, Empire (autoritaire ou libéral), régimes d’exception (Terreur, Vichy), république parlementaire, et république présidentielle. Aujourd’hui encore, une partie de la gauche rêve, à voix haute, d’une VIe République et une nette majorité de Français considère que la démocratie fonctionne très mal. Insatisfaction chronique.
Même mécontentement perpétuel à l’égard de la société. Ici, le sentiment d’injustice est constant et puissant. Les Français pensent que les inégalités ne cessent de s’accroître, que ce soit vrai ou faux (selon les périodes), ils sont persuadés que leur pouvoir d’achat diminue (qu’il régresse ou progresse), ils estiment que les services publics fonctionnent de moins en moins bien (même lorsqu’ils s’améliorent), ils jugent que le système scolaire se dégrade, que l’accès aux soins de santé devient de plus en plus difficile et par-dessus tout que ceux qui les gouvernent ne tiennent aucun compte de leurs demandes et de leurs besoins, quelle que soit la couleur de la majorité. Si l’on en croit de multiples sondages, les Français sont amers, frustrés et ne trouvent de satisfaction que dans leur vie privée. Ils regardent la société comme décevante et hostile, voire comme anxiogène. Citoyens mélancoliques, pessimistes ou en colère.
On répliquera évidemment qu’après quarante ans de crises successives, 10 % de chômeurs et 15 % de pauvres en grande difficulté, le moral hexagonal peut difficilement briller au firmament. C’est vrai pour la période actuelle mais cela n’explique pas les rejets antérieurs. Par ailleurs, dans les pays qui nous sont le plus comparables, les mêmes épreuves ne suscitent pas les mêmes sentiments. La France se sent plus visée, touchée, blessée que les autres, sans que cela corresponde à la réalité. La France est malheureuse et le ressentiment domine. Une composante du tempérament national.
Ce n’est pas tout. Il y a pire : la France entre dans le XXIe siècle à reculons. Les Hexagonaux n’aiment pas la mondialisation, n’aiment pas le capitalisme, n’aiment plus l’Europe, ne croient plus en l’État et moins encore en la politique. Ils se distinguent ainsi des autres pays. Chez nous, le rejet du monde est global et majoritaire. Ailleurs, il est partiel et minoritaire. Les Français n’aiment pas le monde dans lequel ils vivent. Comme ils savent bien qu’ils ne pourront pas interdire la mondialisation ou dompter le marché, ils s’inquiètent, ils protestent, ils s’extrémisent. Ils se comportent en réfractaires du XXIe siècle.
Leurs débats, qu’il s’agisse de la loi Macron ou de la loi El Khomri, en témoignent. Les corps intermédiaires (syndicats, partis, Églises) le prouvent. Face aux changements, inévitables dans toute société, ils regimbent, ils se cabrent. Les uns militent ouvertement pour une régression, pour un retour en arrière : le Front national veut sortir de l’Euro, sortir de l’Europe, barricader la France, en revenir à la politique ultradirigiste des années 70, avec un programme économique archaïque et un programme social démagogique. Les autres freinent des quatre fers et font tout pour bloquer les évolutions : la CGT, FO, Solidaires, la FSU, le Front de gauche, les Écologistes, les Frondeurs s’arc-boutent afin de défendre les avantages acquis et l’immense maillage législatif, réglementaire, normatif qui asphyxie la société. Le FN rêve de restauration, eux de résistance.
Enfin, le gouvernement et la droite parlementaire cherchent à accompagner le changement. La gauche le fait à petits pas, les programmes des présidentiables de la droite prévoient de le faire à grands pas. Différence substantielle, comme le prouvent des politiques fiscales antagonistes, des politiques éducatives opposées, des politiques sociales incompatibles mais variations sur le thème commun de la réforme angoissée. En France, le changement reste une opération acrobatique qui, au-delà des grands discours, avance avec force précaution, tâtonne, teste les obstacles, redoute les mobilisations. La France est ce pays étrange, culturellement progressiste, économiquement conservateur, socialement corporatiste.
En fait, tout se passe comme s’il s’agissait d’une société imaginaire, ancrée dans le déni, refusant le monde réel.