Mais, alors que les votes sociologiques et géographiques se sont relativement partagés, le vote des minorités ethniques issues de l’immigration s’est massivement porté sur la gauche et l’extrême gauche.
Il a paru utile à Polémia de revenir sur ce phénomène largement occulté et pourtant majeur.
1/ Qu’entend-on par « vote ethnique » ?
Toutes les analyses électorales essaient de prendre en compte, comme facteur explicatif du vote, des données sociologiques ou économiques ou des traditions géographiques. Bien sûr, il ne s’agit pas de déterminisme individuel mais de probabilités statistiques. Un titulaire de haut revenu habitant Neuilly peut voter Royal et une infirmière ariégeoise opter pour Sarkozy. Seulement ce ne sont pas les cas les plus fréquents.
Il en va de même pour l’explication par le vote ethnique, analyse statistique mettant en relation les comportements électoraux avec les appartenances religieuses ou ethnoculturelles. Il y a, bien sûr, de pieux musulmans qui ont choisi Sarkozy ; et des étudiants d’origine africaine qui ont voté Le Pen. Simplement, il ne s’agit pas là des comportements électoraux les plus courants.
Or à l’occasion de l’élection présidentielle française d’avril 2007, l’appartenance communautaire semble avoir pesé plus lourd que d’autres critères habituels dans la différenciation et la structuration du vote.
Placer cette question sur la place publique est le but de cette analyse. Voir les vérités collectives en face ce n’est pas nier les responsabilités individuelles. C’est reconnaître le paradoxe du vote : un acte personnel, qui s’inscrit pourtant dans des démarches collectives, des cultures familiales et des traditions religieuses et/ou géographiques. Même quand le scrutin est libre, l’électeur vote rarement indépendamment des siens.
2/ Vote musulman au premier tour : Royal 64%, Sarkozy 1%, Le Pen 1%
Le journal « La Croix » a commandé un sondage CSA/CISCO effectué à la sortie des bureaux de vote, le 22 avril.
Ce sondage a porté sur 5.009 personnes. Sur ce total, 5% des sondés ne se sont pas prononcés, 25% se sont déclarés sans religion, 30% se sont déclarés catholiques pratiquants réguliers ou occasionnels, 34% catholiques non pratiquants, 2% protestants, 1% juifs et 3% musulmans.
Le vote des 150 électeurs s’étant déclarés « musulmans » est radicalement différent de celui de l’opinion moyenne : on trouve en effet 14% de vote d’extrême gauche (au lieu de 9,5%), 64% de vote Royal (au lieu de 25,9%), soit un total gauche/extrême gauche de 78%, à comparer à un score national de 35%. A contrario, Jean-Marie Le Pen ne recueille que 1% au lieu de 10,4% en moyenne nationale ; le même chiffre de 1% se retrouve pour Nicolas Sarkozy, soit trente fois moins que sa moyenne nationale !
Il est clair, dans ces conditions, que même si le sous-échantillon des électeurs musulmans est réduit (150), les écarts de vote déclarés sont tels qu’ils sont indubitablement significatifs.
Certes, ces chiffres ne recoupent pas complètement ceux du vote ethnique issu de l’immigration dans la mesure où certains immigrés ne sont pas musulmans (mais catholiques ou d’une autre religion) et que d’autres, même lorsqu’ils sont issus d’une immigration en provenance des pays musulmans, ont pu se déclarer « sans religion ».
Il n’en reste pas moins vrai que, dans le cas des électeurs se déclarant musulmans, il y a une corrélation étroite entre leur appartenance religieuse annoncée et leur vote contre les deux candidats ayant fait le plus référence, dans leur programme et dans leurs discours, aux thèmes de l’identité nationale et de la lutte contre l’insécurité ; thématiques qui ont été a contrario déterminantes dans le choix de leurs électeurs, selon le sondage TNS-SOFRES, réalisé lui aussi le jour du vote (voir l’article de Polémia : « Présidentielles : les deux France »
http://www.polemia.com/contenu.php?...
L’analyse géographique du vote confirme d’ailleurs ce point de vue.
3/ Vote des villes phares de l’immigration : Royal entre 60% et 70%
L’enquête d’opinion IPSOS/DELL réalisée le 6 mai 2007 auprès de 3.609 personnes sur leurs motivations de vote et sur leurs appartenances révèle la diversité sociologique des électorats.
Ainsi on peut opposer le vote des travailleurs indépendants, à 77% pour Nicolas Sarkozy, à celui des chômeurs, à 75% pour Ségolène Royal. Mais il ne s’agit là que du clivage politique issu du clivage économique le plus marqué. Au regard d’autres critères les divergences entre électorats sont nettement moins fortes. Ainsi chez les « sans diplôme », Nicolas Sarkozy obtient 51%, ce qui est proche de sa moyenne nationale, et, chez les foyers au niveau de revenu modeste, il n’obtient que 44% des voix, ce qui représente une décote certaine mais néanmoins limitée à 20% par rapport à sa moyenne nationale.
En revanche, les clivages géographiques sont beaucoup plus marqués. Ainsi les villes dont les noms ont été associés aux émeutes des quartiers à forte présence de l’immigration, en 2005 ou lors d’épisodes de violence antérieurs, ont toutes voté à 60% ou plus pour Ségolène Royal :
dans les Yvelines : Mantes-la-Jolie (59,56%), Les Muraux (60,96%), Trappes (70,33%) ;
en Essonne : Grigny (64,60%), Les Ulis (65,97%) ;
dans les Hauts-de-Seine : Nanterre (61,98%), Bagneux (64,05%), Gennevilliers (68,97%) ;
en Seine-Saint-Denis : Clichy-sous-Bois (61,70%), Epinay-sur-Seine (60,58%), Saint-Denis (67,94%), La Courneuve (64,19%), Montreuil (67,66%) ;
dans le Val-de-Marne : Ivry (66,31%) ;
dans le Val-d’Oise : Garges-lès-Gonesse (61,55%) ;
dans le Calvados : Hérouville-Saint-Clair (67,43%) ;
dans l’Isère : Saint-Martin-d’Hères (61,33%) ;
dans le Rhône : Vaulx-en-Velin (64,03%), Vénissieux (60,67%).
4/ Vote des quartiers ethniques : Royal à 80%
Or ces chiffres ne donnent qu’une idée imparfaite de la réalité du vote ethnique : chaque ville est, en effet, composite et souvent les votes y sont différenciés selon les quartiers.
Une analyse fine par bureau de vote révèle que, dans les cités ou les quartiers à très forte présence de l’immigration, la cote de Ségolène Royal atteint souvent près de 80%.
Ainsi la commune UMP de Mantes-la-Jolie a donné en moyenne 59,58% pour Ségolène Royal ; mais celle-ci ne réalise que 39,97% des suffrages en centre ville alors qu’elle atteint 82,06% au Val-Fourré, selon les données communiquées sur le site Internet de la ville :
http://www.manteslajolie.fr/electio...
Des phénomènes comparables s’observent ailleurs : à La Courneuve, la moyenne de 64,19% pour Ségolène Royal cache des pointes à 80,17% et 79,54% dans les bureaux de vote Robespierre et Paul-Langevin ; de même, à Gennevilliers, le score de 79,26% est atteint aux Grésillons, quartier de très forte et très ancienne implantation de population musulmane.
Toujours dans le département des Hauts-de-Seine, jusqu’ici présidé par Nicolas Sarkozy, les résultats de la commune de Villeneuve-la-Garenne, à direction UDF/Sarkozyste, sont intéressants : Ségolène Royal y obtient 56,95% des suffrages ; moyenne cachant des scores nettement inférieurs à 50% dans les bureaux de vote du centre et surtout de la cité Jean-Moulin : ces grandes barres d’immeubles peuplées en majorité par des catholiques et des israélites n’accordent que 39% à 42% des suffrages à Ségolène Royal. Chiffres compensés par les scores obtenus au Fond de la Noue (72%) et surtout au bureau de vote Coubertin (78%) : ce dernier cas est particulièrement intéressant, car ce bureau de vote dessert le grand ensemble « La Caravelle » qui a fait l’objet de considérables travaux de rénovation, financés par l’Etat, le Conseil régional d’Ile-de-France et le Conseil général des Hauts-de-Seine dans le cadre du très ambitieux programme « Banlieue 92 ». L’abondance des crédits consacrés à cette zone n’a donc pas eu d’effet notable sur le vote, qui reste manifestement un vote ethnique de gauche, de protestation et de rejet du candidat de droite.
Le fait qu’il reste encore dans ces quartiers des électeurs d’origine européenne (portugaise ou franco-française) n’invalide pas l’analyse mais la renforce : d’abord, parce que certains d’entre eux sont en voie de désocialisation et sont donc assez portés à l’abstention ; tandis que d’autres, subissant l’emprise des éléments majoritaires les plus turbulents, s’intègrent au modèle dominant, y compris dans leur vote. Reste qu’une partie de ces électeurs d’origine européenne persiste à s’opposer à l’opinion majoritaire du quartier en apportant ses voix aux candidats qui leur paraissent les moins favorables à l’excès d’immigration : votant ainsi avec leurs mains en attendant, souvent, de voter avec leurs pieds (en déménageant). Une analyse encore plus fine de la géographie des votes pourrait sans doute permettre de vérifier l’hypothèse que c’est cette catégorie d’électeurs qui fournit le gros du vote résiduel des quartiers de l’immigration en faveur de Le Pen ou Sarkozy.
5/ Français de l’étranger : fort vote Royal dans les pays d’Afrique et du Maghreb
Le vote des Français de l’étranger a fait l’objet de deux commentaires principaux : le doublement du nombre des votants par rapport à 2002 (340.093 exprimés en 2007 ; 166.612 en 2002) ; le rapprochement de leur vote avec le vote général des Français (53,99% pour Nicolas Sarkozy en 2007 ; 58,55% pour Jacques Chirac en 1995).
Reste que ces tendances générales cachent des différences majeures d’un pays à l’autre reflétant la diversité d’origine et d’activité des Français de l’étranger.
Schématiquement on trouve, en effet, trois grandes catégories d’électeurs français de l’étranger : des expatriés économiques présents notamment en Chine, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne (pays où les électeurs ont voté à plus de 60% pour Nicolas Sarkozy) ; des Français vivant dans le pays de leur conjoint, notamment en Europe ; des Français binationaux issus de l’immigration ou ayant des liens historiques avec le pays dans lequel ils résident.
On observe pour ce dernier cas des situations très contrastées : ainsi, les électeurs français d’Algérie ont voté à 80,5% pour la candidate socialiste, ceux de Tunisie à 70,5%, de Turquie à 66,4%. Des scores élevés pour Ségolène Royal ont aussi été enregistrés au Burkina-Faso (61,1%), au Mali (69,3%), aux Comores (67,7%). A contrario, les électeurs français du Portugal n’ont accordé que 50,3% de leurs suffrages à Ségolène Royal.
En revanche, les électeurs français vivant dans des pays placés au cœur de la tourmente moyen-orientale ont massivement apporté leurs suffrages à Nicolas Sarkozy : électeurs d’Arménie (79,8%), du Liban (71,5%), d’Israël (90,7%), de Jérusalem (87,0%).
6/ Vote des banlieues de l’immigration : l’échec de la tentative de séduction de la droite
Le vote de l’immigration a été courtisé par Nicolas Sarkozy qui s’était engagé pour la « discrimination positive », contre la « double peine » et qui, en son temps, avait fait part de ses réserves vis-à-vis de la loi sur le voile islamique ; le tout après avoir créé le Conseil français du culte musulman (CFCM). Ces démarches, pas plus que la promotion d’un « préfet musulman » (disparu d’ailleurs aussi rapidement qu’il était apparu) ou la nomination de sa conseillère Rachida Dati comme porte-parole de sa campagne, n’ont pas porté leurs fruits en termes électoraux ; bien au contraire, tous les indices étudiés montrent que les banlieues de l’immigration ont massivement voté contre Sarkozy.
Les tentatives de Jean-Marie Le Pen allant sur la dalle d’Argenteuil courtiser le vote beur ou celle de sa fille Marine à Aulnay-sous-Bois se sont, elles, terminées par un fiasco électoral, les propos tenus ayant contribué à semer le trouble dans l’électorat de base du Front national sans avoir apporté d’électeurs nouveaux.
7/ Vote des banlieues de l’immigration : la réussite de la structuration d’un vote d’hostilité
Le vote ethnique tel qu’il est ressorti des urnes n’a pas été « spontané », il a été structuré. D’abord, lors de l’intense campagne visant à l’inscription des « jeunes » sur les listes électorales, campagne « civique », dont le slogan était « Inscris-toi sur les listes électorales avant le 30 décembre. Je vote, tu votes, il vote, elle vote, nous votons, vous votez ; ils (Sarkozy + Le Pen) dégagent ! » Le jour même du vote certaines associations avaient même organisé des jeux, des fêtes ou des repas communautaires auxquels on ne pouvait participer qu’en montrant sa carte d’électeur dûment tamponnée : Serge Moati l’a montré dans un reportage sur Montpellier.
Le vote ethnique a d’abord été un vote contre, qui a d’ailleurs été un vote politique « utile », se portant massivement sur Royal dès le premier tour. Cette campagne anti-Le Pen/anti-Sarkozy a été intensément relayée par les associations et les médiateurs sociaux, d’autant plus que trois orfèvres de la lutte « antiraciste » ayant joué un rôle déterminant durant les années Mitterrand dans la diabolisation du Front national et la séparation de la droite et de « l’extrême droite » étaient aux manettes de la campagne de Ségolène Royal : Julien Dray, Jean-Louis Bianco, Jean-Christophe Cambadelis.
Mais ce vote a aussi été porté par les leaders des communautés ethniques : les rappeurs ou le footballeur Lilian Thuram à l’attention des Franco-Africains ; l’amuseur Djamel ou des responsables associatifs comme Fouad Alaoui en direction des Arabo-musulmans ; le secrétaire général de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) déclarant, le 14 avril 2007, lors de la rencontre annuelle des musulmans de France (RAMF) : « J’espère que Nicolas Sarkozy prend conscience du mal qu’il a causé à des millions de Français musulmans ; M. Sarkozy, vous nous avez fait mal ! » Ce qui était à tout le moins une consigne de vote qui fut d’ailleurs reçue cinq sur cinq.
8/ Vote ethnique, vote signifiant
Cette prise de position de l’UOIF est significative : elle fait clairement allusion aux déclarations de Nicolas Sarkozy sur « la racaille » ou « le Kärcher ». Elle en est la riposte. Par là même elle montre – et c’est un problème majeur – la solidarité de fait qui s’établit trop souvent entre les voyous qui troublent la paix civile dans les cités et une partie des communautés dont ils sont proches.
Ne nous y trompons pas : la mobilisation du vote ethnique, d’abord par l’inscription sur les listes électorales puis par l’orientation très majoritaire du choix exprimé, est moins la conséquence de la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de 2002 que des émeutes de l’automne 2005. Par la violence ou par le vote, il s’agit dans les deux cas de peser et de faire pression sur le reste de la société française, pour différentes raisons, et notamment dans le souci de protéger une économie de rentes – rente des trafics pour les uns, rente sociale pour les autres. Voir l’article de Polémia, « Banlieues : une économie de rente en révolte » :
http://www.polemia.com/contenu.php?...
On ne peut nier, en effet, la composante défense de l’assistance dans le vote ethnique contre Nicolas Sarkozy (promoteur de « La France qui se lève tôt ») et pour Royal (porte-parole d’une politique compassionnelle et redistributive) : l’élection de l’un ou de l’autre étant susceptible, à tout le moins dans l’esprit des électeurs, d’influer sur les politiques de répartition et sur la plus ou moins grande générosité de l’Etat-providence.
9/ Quel avenir pour le vote ethnique en France ?
Pour la première fois, en France, à l’occasion de l’élection présidentielle de 2007, le vote ethnique s’est manifesté de manière puissante. Il n’a pas changé le sens du scrutin mais a atténué l’écart entre Royal et Sarkozy ; sans le vote ethnique, la différence de 6 points qui les sépare aurait pu monter à 10. A cette occasion, le vote ethnique a montré son existence et son rôle potentiellement déterminant. Sauf si d’autres composantes de la population, y compris la composante majoritaire, agissaient de même pour le contrer.
Reste que si le phénomène a été peu commenté (Politiquement Correct oblige) il a été observé par les acteurs politiques, d’autant qu’il a été suivi par une série de nuits d’émeutes : 730 véhicules brûlant (« comme pour un 14 juillet ou une Saint-Sylvestre ») dans la nuit de l’élection de Nicolas Sarkozy ; 855 étant incendiés les trois nuits suivantes, selon les statistiques de la Direction générale de la police nationale (DGPN). Là aussi, il y a eu consensus pour ne pas trop commenter les faits et même carrément les minorer : dans les médias, pour éviter de contribuer à la contagion des faits par la diffusion des images ; à droite, pour éviter d’inquiéter la partie la plus frileuse de l’électorat ; à gauche, pour tenter de s’épargner un désastre électoral aux élections législatives en montrant la violence sauvage de certains de ses partisans. Reste que c’est la première fois depuis les périodes révolutionnaires que des émeutes en chaîne contestent le résultat d’une élection démocratique en France.
Toutefois, tout porte à craindre que le phénomène du vote (ou d’émeutes) ethnique ne conduise à chercher à donner toujours plus de gages et d’avantages aux groupes communautaires dont sont issus les acteurs.
A terme, on peut penser qu’aux élections municipales de 2008, ou plutôt de 2014, des listes ethniques se constitueront et que des municipalités islamiques pourront être élues, en Seine-Saint-Denis notamment.
Mais ce cas de figure n’est pas forcément le seul à envisager : des élections au scrutin majoritaire se jouent souvent à la marge, ce qui peut conférer un formidable pouvoir de pression à des minorités décidées à s’en servir ; celles-ci, sans chercher à remporter directement des élus, peuvent user du bulletin de vote pour obtenir des avantages de l’un ou l’autre camp, y compris de celui qui n’est pas forcément le bénéficiaire du plus grand nombre de leurs voix. Paradoxalement, à la dernière élection présidentielle, en se portant massivement en faveur de Ségolène Royal, qui a subi une défaite, le vote ethnique s’est aussi érigé en interlocuteur revendicatif vis-à-vis du vainqueur Nicolas Sarkozy.
Il y a là, en tout cas, un risque de surenchères en faveur de revendications sociales et sociétales communautaires dont les Français devraient prendre sans tarder la mesure.
Par Jean-Yves Ménébrez
Source : http://www.polemia.com